A la rencontre des tétras-lyres
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A la rencontre des tétras-lyres

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René Pierre Bille, Sierre

L' hiver a été rude à la lisière des derniers aroles, et pour mieux braver les tempêtes, le froid et les attaques des renards, les coqs de bruyère rassemblés par petits groupes ont dû passer la majeure partie de leur temps dissimulés sous la neige! Maints skieurs parcourant ces hautes régions les ont vus alors jaillir brusquement de leurs « iglous » avec des claquements d' ailes affolés, au moment même on ils allaient les effleurer de leurs lattes.

Cependant le printemps monte de la plaine, le soleil finit par réchauffer les pentes et lentement la neige se retire... Ici et là, quelques touffes apparaissent, ailleurs des airelles ou des genévriers garnis de baies bleues. Dans les endroits bien abrités, des bandes de terre grise se défripent, envahissant les pâturages et, sur les berges des torrents, près des premières pousses vertes, courent d' agiles araignées. Les tétras qui, durant tout l' hiver, avaient dû se contenter de tiges de mélèzes ou d' aiguilles de conifères ont repris possession de leur royaume: à nouveau ils piètent sans bruit dans le sous-bois parmi les raisins d' ours et les genièvres, à nouveau ils passent la nuit dans l' épais des hautes futaies... Et la nourriture plus abondante, la douceur de fair vont modifier peu à peu leurs attitudes, gonfler leurs caroncules et faire chatoyer leur plumage. Alors commence pour eux la Grande Fête!

Une heure du matin: le gros réveil vient de me tirer d' un profond sommeil. Vite une boisson chaude, le sac à l' épaule, et la porte du chalet claque avec un bruit de bois sec. Me voici dehors en train de dégringoler l' escalier, puis dans la nuit de mai, attaquant avec précaution le sentier qui mène à la forêt d' aroles et de mélèzes. Tout est silence, fraîcheur, parfums nocturnes sous le ciel noir piqué d' étoiles. J' avance sans me presser, 47 Versant Nant Blanc de l' Aiguille Verte. Au premier plan à gauche: arête des Grands Montets. De gauche à droite: Pointe Farrar, la masse imposante de l' Aiguille Carrée, Pointe de Ségogne, col du Nant Blanc et calotte glaciaire de la Verte. A l' arrière: la Grande Rocheuse Photo: Maurice Damli-liil. Cm- barbe au vent, savourant comme un gosse l' ha pure et froide de la montagne. Et tout va très vite: voici déjà, à travers les troncs sombres, l' étrange lueur de neige du couloir où chaque printemps les coqs de bruyère se rassemblent pour leur parade nuptiale; voici le névé qui mène directement à la hutte de branches de sapin, voici la neige croûtée, les traces de mes pas de la veille, les crottes hivernales des tétras, petits paquets de cigares agglomérés au fond de légères cuvettes, derniers vestiges des loges creusées sous l' épaisse poudreuse...

La hutte m' accueille avec sa bonne odeur d' épi. Je pousse le sac dans l' ouverture, rampe tant bien que mal et, sitôt à l' intérieur, referme l' entrée avec l' épaisse branche prévue à cet effet. Ah! chère petite hutte, monde clos, véritable tanière où je me sens bien au sec et bien au chaud, grâce au gros pull de laine que je viens de revêtir... Je reste immobile, le dos appuyé contre le tronc d' arole qui soutient la construction de fortune, au milieu du grand silence de la montagne, escamoté aux yeux des bêtes et des hommes, mais concentré sur mes observations et goûtant avec délice cet instant merveilleux: voici la nuit d' avant l' aube... l' heure chargée d' immenses désirs... le commencement du monde... Soudain dans l' air parfaitement calme, montent de la forêt toute proche des sons très doux répétés en série et à intervalles réguliers. Aussitôt la montagne reprend vie, touchée par la grâce de cette voix claire et pure qui semble en exprimer tout le sauvage mystère. Quel est donc l' oiseau de nuit qui lance ainsi en pleine obscurité encore, à la lisière alpine, ce chant à la monotonie poignante? Quelle est cette voix des ténèbres à la fois si mélodieuse, si étrange qu' elle semble venir d' un autre âge, d' un autre monde? C' est la voix de la Tengmalm, petite chouette aux yeux d' or, à la plume duveteuse couleur de vieille écorce, aux mœurs très cachées, ne se manifestant que rarement de jour et vivant retirée dans les Alpes comme une relique de l' époque glaciaire. Longtemps, dans la fraîcheur de l' air et l' odeur des résines, j' écoute les sons de flûte, la plainte nocturne de la chouette de Tengmalm. Plainte non pas lugubre pour qui sait la comprendre, l' ac en soi, mais appel à la vie, plainte grave et douloureuse, célébrant l' âpre décor montagnard sous le ciel d' étoiles, voix de la passion et de l' amour pliant les êtres et les choses vers leurdestin et les transfigurant sous la poussée vitale...Volup-tueuse voix des ténèbres, n' es pas en définitive le symbole même des forces sauvages et toutes-puissantes de la montagne? L' oiseau de nuit s' est tu maintenant, et tout est de nouveau silence, solitude, recueillement.

Je consulte ma montre: il est bientôt trois heures, le grand bal des coqs ne saurait tarder! Avec d' infinies précautions, je commence à sortir les caméras du sac, monte les téléobjectifs sur les trépieds déjà installés la veille, puis scrute la nuit par les petites ouvertures pratiquées à cette intention. A l' orient, une imperceptible lueur annonce la fin de la nuit, en même temps qu' un faible souffle dévale le névé grisâtre troué par endroits de larges bandes de terre plongées encore dans l' ombre. Je frissonne un peu, et c' est l' instant précis où le premier merle à plastron sonne le réveil en lançant deux notes bien timbrées suivies de cris discordants. On dirait l' oiseau soûlé par la nuit et luttant contre son ivresse! Un deuxième merle lui répond aussitôt, une prive draine sort de son mutisme et très vite, des centaines de gosiers entonnent le gloria montagnard...

Soudain un bruit étrange, sans doute unique au monde, une sorte de chuintement sonore lance avec force du haut du couloir couvre le concert des merles: « Tschuo-uysch I tschu-èèèsch! » J' entends plusieurs bruits d' ailes et, cette fois, plus de doute, un coq vient de se poser d' un vol lourd sur la pente neigeuse très près de mon abri. Je risque un œil à travers les branchages et distingue une ombre en mouvement. Le tétras avance avec grâce sur le givre, le ciel tourne au mauve, l' arole parfume, et sous la neige le printemps couve... Brusquement le coq bat des ailes, pousse son cri d' orgueil et salue l' aube: « Tschuo-uysch! » Le tétras-lyre avec des mouvements nerveux et convulsifs tourne en

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49 48 Un tétras-lyre saisi par le téléobjectif au moment de l' envol 51 Rixe et parade nuptiale des tétras-lyres, en mai et à l' aube et du chuintement2200 m ) 49 Poule tétras-lyre dans le sous-bois, à la limite supérieure de 52 Coq et poule pendant la parade nuptiale lajorêt alpine 53 Le tétras-lyre chante au sommet d' un mélèze, au petit jour 50 Parade des tétras-Ivres rond, chuinte plus fort, les ailes noires barrées de blanc frappent Fair... et cette fois un autre coq lui répond. Les deux oiseaux très excités multiplient leurs appels sonores. Soudain, dans la grisaille de l' aube, les coqs se précipitent l' un contre l' autre avec rage, les ailes basses, la lyre largement ouverte en éventail, les sous-caudales éclatantes de blancheur; ils poussent des cris aigres1 et guer-roient face à face, à coups de bec, à coups de pattes, fouettant l' air de leurs rémiges tranchantes comme des lames! Pêle-mêle, les deux oiseaux dévalent la pente, s' assaillent en furie, frappant toujours du bec ou de l' aile, faisant voler des plumes qui laissent presque aussitôt leurs traînées sombres sur la neige. Et monte de la forêt ou des derniers mélèzes le caquètement des poules qui, à demi dissimulées dans les branchages, soutiennent ainsi l' ardeur des mâles et manifestent leur intérêt pour le royal spectacle! Quel sera le vainqueur, quel sera le plus fort, l' élu, le favori, celui qui perpé-tuera l' espèce?

Enfin l' un des adversaires se retire, poursuivi par son rival qui regagne un instant plus tard sa « place de danse » et semble rester maître des lieux! Le voici qui lance à nouveau l' appel d' or, le chuintement sonore... La tête haute, le cou tendu, le coq ouvre alors largement le bec, et ses ailes s' écartent du corps comme sous l' effet d' un spasme. Nerveuse, fébrile, sa noire silhouette va et vient au travers de la pente, clans la lumière de l' aube, tache sombre de plus en plus visible sur la blancheur du névé.

Pourtant l' attitude de l' oiseau change encore: le roi des bruyères et des rhododendrons enfle maintenant sa gorge, baisse sa tête couronnée d' énormes sourcils rouges, déploie son éventail de neige sous les longues boucles noires de la queue et laisse pendre ses ailes: le coq de bruyère chante...

1 Ces cris aigles procèdent en général les aflrontcmcnts dont la violence est assez variable selon l' avance de la saison et qui prennent souvent la forme d' un combat rituel. Les mêmes cris aigres sont poussés par le coq en présence d' un danger, notamment lorsqu' il est dissimulé au pi lis profond dun coniière et que l' homme le guette à l' alfûl.

I' holm: l' i.. Si.nc Et sa roulade sonore vibre dans l' air matinal au-dessus de la forêt entière. Bientôt d' autres roucoulades font écho de partout à ces premières modulations, entrecoupées parfois d' appels chuintes. Ils sont bien une quinzaine de coqs maintenant qui chuintent et chantent avec ardeur sur le névé, chacun fixé à la place qu' il s' est choisie, chacun en mouvement dans un petit espace qui le fait aller et venir sans cesse dans un tremblement, une vibration intense de la gorge et de tout son être...

Etrange spectacle! Les tétras-lyres semblent possédés par une force aveugle. Livrés tout entier à leur extase, les oiseaux glougloutent en chœur à faible distance les uns des autres, dessinent les figures les plus fantaisistes et parfois claquent bruyamment des ailes en s' élevant de quelques mètres au-dessus de la pente. Etrange ballet que celui de ces guerriers noirs couronnés d' écarlate et tout gonflés d' amour, se ruant parfois l' un vers l' autre en poussant d' aigres clameurs. Et leurs glouglous sonores font une musique belle et douce dans l' air parfumé de résine. Au comble de l' exci, les coqs ont des mouvements bizarres, les plumes du croupion hérissées, ils renversent sur le dos leur lyre, piétinent la neige, tracent avec leurs ailes pendantes des sillons de vengeance. Et leurs gorges mouvantes sont traversées de beaux reflets bleu sombre. Face à l' abîme, lace aux vallées, les coqs sauvages dansent: ils expriment la force printanière, les étendues neigeuses, la solitude, ils disent la rumeur des torrents libérés de leur glace, le rayonnement d' orde la montagne. Et leurs caroncules sous les premiers feux solaires rougeoient comme des braises ardentes.

Depuis un moment la cinecamera ronronne allègrement, cependant que, entre deux séquences, je remonte fébrilement le Leica. Une poule vient de monter du sous-bois montagnard, elle traverse le névé en caquetant, passe d' un coq à l' autre, les ailes basses, l' attitude soumise, le corps plaqué contre la neige, montrant avec évidence ses intentions. Les coqs lui font une cour assidue, tournent et retournent auprès de la belle et montrent les uns et les autres tant de jalousie et d' empressement qu' aucun d' eux ne parvient au but ultime... J' ai de la chance, la poule se dirige tout droit vers ma cachette ( à moins de quinze mètres ), et j' assiste, médusé, à l' accouplement qui dure quelques secondes, et je fixe la scène sur la pellicule. Belle aubaine attendue patiemment chaque printemps pendant plus de dix années, en lumière favorable! Peu après, les rondes et les pirouettes reprennent de plus belle, cependant qu' une deuxième poule choisit son favori, passe d' un coq à l' autre, se montre souvent difficile et réticente, ce qui déchaîne de furieux combats.

C' est alors que le ballet culmine, que le spectacle devient extraordinaire, réglé comme toujours par un implacable Eros. Soudain, dans un grand bruit d' ailes, tous les tétras quittent précipitamment le névé et fuient vers la forêt! Que se passe-t-il? Je déplace lentement la branche qui ferme l' entrée de la hutte. Oh! surprise! un aigle plane à faible hauteur au-dessus du couloir, sans doute attiré de loin par les coqs.

J' empoigne rapidement le téléobjectif, le braque sur le grand oiseau, mais en vain. L' aigle a repéré mon mouvement, il prend rapidement de la hauteur et bientôt n' est plus qu' une infime silhouette sur l' autre versant de la vallée. Qu' im! me voilà au comble de la félicité, me traînant tant bien que mal hors de la hutte vers le soleil, les membres complètement engourdis.

Une suave odeur monte du terrain; l' anémone ouvre timidement ses pétales mauves; le chant d' un rouge-queue grésille quelque part dans le ciel, tandis qu' un coucou répète inlassablement les deux notes qui l' ont rendu célèbre. Puis tout retombe dans le silence. Dans le couloir si animé tout à l' heure, il ne reste sur la neige, témoins des noces célébrées, que quelques plumes couleur d' encre.

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