Argentière face sud du Plateau... six ans après
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Argentière face sud du Plateau... six ans après

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Roland Ravanel, guide, Argentière

C' est juillet, il fait chaud, je reviens de l' Ai d' Argentière par le Glacier du Milieu.

A gauche se dresse le magnifique gendarme rouge en forme de flamme. Une fissure le parcourt, rectiligne, pure, de bas en haut. Belle escalade artificielle en perspective, mais... c' est la face sud du Plateau inférieur qui m' intéresse. De grandes dalles lisses, polies autrefois par le Glacier du Milieu, sont sillonnées d' immenses dièdres qui m' attirent. Quelle ambiance! Photos de Bernard qui préfère rentrer. « C' est certainement compact! » me dira un peu plus tard Jean-Paul Charlet, mais... c' est une très belle face!

Août 1966. Les dés sont jetés. Pleins d' en, Paul et moi montons vers le refuge, les sacs bourrés de matériel. Nous allons même équiper une première longueur avant de regagner la cabane « à vide ». Daniel Burnier se joindra à nous le lendemain. Il apportera des pitons supplémentaires et des coins de bois de fortune fabriqués en toute hâte: des morceaux de planches et des pieds de table sciés!

8 août, huit heures du matin. Temps douteux. Lentement nous rejoignons la base de notre face. Les sacs sont énormes. Nous déballons le matériel et nous équipons sur une vire herbeuse horizontale surmontant la moraine latérale gauche du Glacier du Milieu. Ce sera la Vire des Pâquerettes. A gauche le glacier, à droite un couloir neigeux et plus loin les Oreilles de Lapin. Derrière nous, le chaud refuge et ses sympathiques gardiens. Au-dessus, la face avec son grand dièdre central s' élevant en demi-lune, à gauche d' un immense toit.

Nous l' attaquons. La première longueur est une large fissure sillonnant un granit très pur dont la couleur ocre me fait penser à ces billes QH deutsch de mélèze débitées en larges planches à la scierie des Tines.

Mais le moment n' est plus à la rêverie.

La paroi se redresse et je dois planter deux pitons pour forcer le passage suivant. Photos-souvenirs de Paul. Un à un, mes compagnons me rejoignent. La fissure s' élargit, et c' est le jeu des coins de bois accompagné du ballet des étriers qui me permet d' accéder à un petit relais, trente mètres plus haut à gauche. Nous sommes trois, aussi la cordée progresse-t-elle lentement; il faut, de plus, récupérer le plus possible de matériel pour la suite que nous ne connaissons pas. C' est Paul qui se charge de cette besogne fastidieuse. La paroi se redresse et le vide se creuse. Des nuages passent. Le ciel redevient bleu. Des gens nous encouragent d' en bas. Nous poursuivons dans le grand dièdre: des coins, des pitons, des étriers encore! Deux casques blancs entre mes jambes au relais, la corde dans les mousquetons, les manœuvres sont pénibles. Après une dizaine de mètres en libre, voici une terrasse!

Tandis que Paul décloute ou plutôt « déboise » la longueur d' escalade artificielle, Daniel l' assure. J' attends, n' ayant pas de sac, parce que je porte beaucoup de matériel; je n' ai d' ailleurs pas de nourriture non plus. Nous sommes à cent mètres du bas, et j' attends deux heures sur cette vire. Je ne veux pas manger lorsque Daniel arrive et, désireux d' éviter le bivouac, je repars. Erreur de jeunesse? Daniel fait monter Paul et m' assure en même temps pour la longueur d' escalade libre qui suit. Son organisation fait merveille. J' arrive au relais suivant avant que Paul ne parvienne auprès de Daniel. Je m' impatiente et leur demande de se dépêcher. Daniel manoeuvre au mieux ses cent quarante mètres de corde, et Paul fournit un gros effort pour retirer les pitons. Ah! les cordées de trois, c' est lent!

Le ciel s' obscurcit et la fatigue se fait sentir chez chacun de nous. Je n' ai qu' une chose en tête: sortir de cette face, et par le haut, avant la nuit! Deux heures plus tard, nous sommes près du sommet du grand dièdre. Nous parlemen-tons sur une vire inclinée qui n' a pas trente centimètres de largeur. A sa droite, un énorme feuillet se détache. Quinze à vingt mètres plus haut, un toit surmonte le dièdre, à gauche une dalle lisse plonge dans la brume. Il est six heures du soir. Tandis que Daniel et Paul m' assu, je gravis les vingt mètres suivants en escalade artificielle. Mes mains saignent et me font mal. Il n' est plus question de filer tout droit. C' est très raide, vertical, puis surplombant. J' entends encore à ce moment cette phrase de Rébuffat qui, dans d' autres circonstances, m' avait annoncé: - Roland, c' est clair, ça ne passe pas! ...et pourtant nous avions passé!

Revenant à mon problème je réussis à introduire dans trois fissures parallèles trois Universels et traverse de six à huit mètres à gauche jusqu' à une fausse arête et une petite vire sur laquelle je me rétablis « à la désespérée ». Les cordes coulissent mal. La nuit est là. Quel sinistre endroit: dalles, surplombs, dièdres, fissures, vide... Pas de chemin, pas de vire, pas de terrasse, mais le domaine du vertical absolu et, dans l' obscurité, l' impossible. Je reste lucide et plante rapidement trois clous douteux, les relie par une cordelette et redescends en rappel pendulaire sur un brin. Je laisse l' autre brin mousquetonné aux clous en place, au-dessus du relais, ce qui facilitera notre départ le lendemain. On me donne du mou, je ne vois plus rien, il fait nuit noire, je tâtonne et j' arrive enfin auprès de mes compagnons, sur la vire inclinée.

Nous équipons l' endroit où nous passerons la nuit, attachés à la paroi. Je n' en peux plus. Les autres organisent le bivouac. Il pleut maintenant. Des éclairs sillonnent le ciel, le tonnerre gronde et nous sommes en pull! Paul, le plus ancien, sort une toile de nylon de son sac; la grêle se met à tomber. Nous claquons des dents, et gémissons à tour de rôle. Je suis le plus jeune, le plus fatigué aussi. Je n' ai pas envie de manger. La neige nous pénètre, Daniel ne parle plus, Paul semble mieux résister à ces intempéries. Nous pensons à la tragédie du Frêney. Le refuge n' est qu' à un kilomètre à vol d' oiseau. Deux cents mètres au-dessus s' étend la moraine où court le chemin. Nous grelottons. Pour tous, c' est le premier bivouac. Je me sens très faible et m' évanouis de fatigue. Paul prend des initiatives et s' impose comme un chef. Nous sommes deux guides et pourtant nous le laissons faire.

Les étoiles brillent dans le ciel, les nuages s' éloignent, « ça caille ». Il faut bouger, il faut manger. Nous chantons. Le ciel est maintenant constellé d' étoiles; nous sommes toujours accrochés à la paroi. La nuit est plus longue que le dièdre que nous avons escaladé. Cependant le jour finit par poindre, mais, dans cette face sud, le soleil ne viendra que très tard. Ce n' est plus une paroi rocheuse, mais une carapace de verglas.

- Je vais décrocher la corde! déclare Paul tout à coup.

- Nous l' assurons tandis qu' il s' élance sur les étriers jusqu' au toit. Arrivé au sommet du toit, il récupère les mousquetons et revient en « artif ».

- Chapeau au client! c' est tout verglas!

La corde est givrée et les doigts collent aux mousquetons. Il pleut de nouveau. On organise la descente. Je me laisse assurer pour les premiers rappels, puis, l' action aidant, les forces reviennent et je réagis.

Paul se fatigue, lui aussi, et pourtant, c' est bien grâce à notre ami que nous sommes sortis de là. Daniel et moi équipons les relais. Paul descend au milieu. C' est encore plus raide et plus impressionnant qu' à la montée. Je ne reviendrai certainement plus dans cette paroi! Nos vêtements sont trempés, raidis par le gel, néanmoins nous nous réchauffons un peu. Nous arrivons enfin au pied de la face, replions la corde, dévalons le sentier et, devant un bol de thé bouillant, racontons notre mésaventure au gardien. C' était quand même une belle escalade!

Depuis cette aventure, je suis souvent redescendu par le Glacier du Milieu et, de sa langue terminale, j' ai longuement regardé le haut du grand dièdre.

Daniel est tombé au couloir en Y, l' année suivante; ses pitons sont restés dans le grand dièdre.

Six ans plus tard.

Je monte au refuge avec Jean-Marie « un voyage de coins de bois » y est dépose; il fait mauvais temps, nous redescendons...

Grand beau, Paul revient, s' entraîne avec moi dans les Aiguilles Rouges. Nous ouvrons à trois une voie nouvelle à la Charlanoz. La Tour est gravie, une pierre se détache et blesse Paul qui voit sa saison se terminer plus tôt que prévu!

Les pitons restent au sommet du grand dièdre...

29 août, quatre heures et demie du matin: il bruine. François et moi, nous nous recouchons au refuge d' Argentière...

7 heures: les nuages semblent moins abondants. C' est décidé, nous partons.

Les sacs sont lourds. Sur la Vire des Pâquerettes, nous nous encordons rapidement. Le sac de François regorge de bouteilles de Coca-cola et de pommes écrasées par la quincaillerie. Aujourd'hui, je mangerai! De plus, nous avons secrètement garde une cagoule de bivouac au fond du sac. Les deux premières longueurs sont rondement menées, mais la troisième est lisse, et Paul a enlevé tous les coins, il y a six ans! Aussitôt le ballet des coins et des pédales ( étriers ) recommence!

- François! laisse les coins en place!

- Celui-ci ne se le fait pas dire deux fois et me rejoint au relais où un feuillet s' est décollé. Je retrouve quelques pitons tordus et rouilles sur lesquels je redonne quelques coups de marteau et je parviens à la vire après un magnifique passage de libre très exposé. Des cordelettes blanchies me rappellent qu' il y a six ans nous étions redescendus sous la pluie!

Le temps est bouché; il a pourtant l' air de tenir. Bivouaquerons-nous? J' espère que non. François démarre, décloute en partie; la corde coulisse dans les mousquetons du relais quand j' entends:

- Attention! suivi d' un grand fracas de pierres. Un feuillet s' est détaché sur son passage et s' écrase sur la moraine, au pied de la face. Les gardiens du refuge nous suivent à la jumelle et nous encouragent. François, qui a évité le feuillet en écartant les jambes, continue sa progression. Sur la vire, nous nous accordons un peu de repos en absorbant quelque nourriture, puis je repars en faisant moins d' escalade artificielle que la première fois, cela grâce aux pitons laissés en place, il y a six ans. Après deux longueurs je parviens au bivouac, à gauche du feuillet.

Aujourd'hui j' ai plus d' expérience, je sais qu' il faut manger et rester calme. Mon compagnon, qui est très jeune, fait pour la première fois une escalade difficile. Tiendra-t-il? Et moi, pourrai-je passer après la traversée? Au-dessus du relais, une fissure hérissée de pitons rouilles me rappelle une retraite, mais aussi l' envie de vaincre qui nous animait alors...

Ainsi équipée, la longueur passe bien et j' en la traversée en me tenant à de mauvais pitons; j' ai même du mal à me rétablir sur la minuscule vire, point extrême atteint en 1966. Le marteau, qui se balance au bout de sa cordelette, se coince sous mes pieds!

- C' est dur! dis-je à François, qui me regarde très attentivement du relais. Les trois mauvais clous, reliés par la cordelette de la retraite sont là, vestige d' un retour difficile. Deux mousquetons passés en toute hâte ont rouillé. Je repère un feuillet quatre mètres plus haut, et y établis un relais confortable.

François me rejoint après cette traversée difficile.

Au-dessus, la paroi se redresse, et une fissure surplombante passe entre deux toits. C' est la suite logique, mais aussi l' inconnu. François retire deux clous qui, ajoutés aux autres, me 1 Aiguille d' Argentière: Face sud du Plateau: Voie du dièdre central, réalisée le 2g août igj2 2 Aiguille d' Argentière. Face sud du Plateau. Les deux grimpeurs peu avant le bivouac ig66. A droite: lefeuillet Photos: François Comuet, Paris permettront de franchir les quinze mètres très impressionnants qui me dominent. C' est fantastique! A côté du toit, on est rejeté dans le vide par la paroi qui se renverse encore. Debout sur mes étriers, j' adresse un joyeux salut, d' un grand geste, à Michel et Quinet qui nous suivent de la moraine, deux cent cinquante mètres plus bas. Le rocher est jaune et plaisant, la fissure devient dièdre et se renverse un peu. Des grattons apparaissent à gauche et je « tire » une grande fin de longueur, en escalade libre, qu' à un petit mur et une énorme terrasse à gauche. Ouf! Quel confort!

Plus haut, un gendarme très caractéristique: la Statue. François monte, admire, se fait photographier et arrive à la terrasse. C' est une longueur magnifique! Nous avons surmonté le passage-clé de l' itinéraire.

La paroi se renverse et devient grise audessus. Nous décidons de manger quelque peu. Il est, en effet, plus de i6 heures, et il y a bientôt 8 heures que nous sommes dans la face. Nous avançons plus vite, très vite même jusqu' au plateau. Nous progressons dans un couloir arrondi, puis cannelé, en ne mettant qu' un piton par longueur. Cette fois, nous espérons nous tirer d' affaire sans bivouac.

Nous montons toujours. Qu' il est beau ce plateau inférieur! Nous filons, les anneaux en main, dans un dédale de terrasses, de faux fours et de rochers arrondis, comme polis par le vent. On se croirait au Hoggar! A gauche, le Champignon surplombant le Glacier du Milieu; à droite, derrière et devant, la brume s' effiloche.

François s' essouffle, et moi je trouve le sac lourd. Quelle voie! Une échappée! Droit devant nous, les Gardes, la Reine, le Roi, l' Echi, le Casque, quelle architecture! Quel beau granit! En contrebas, un cairn. Allons voir! Une cheminée, des dalles rouges inclinées à droite, puis à gauche, de grandes plaques blanches, la brèche, le couloir de pierrailles, la moraine, le refuge, la nuit qui tombe rapidement.

Nous sommes fiers d' avoir gravi directement la face sud du Plateau et je félicite François qui n' a que i8 ans.

Mais c' est aussi grâce à vous, chers compagnons d' il y a six ans, que ces beaux dièdres ont été surmontés! Ils garderont la trace de notre passage à tous.

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