Ascension du Mont Gelé, du Grand Paradis, de la Grivola et du Grand Combin
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Ascension du Mont Gelé, du Grand Paradis, de la Grivola et du Grand Combin

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Par. Armand Gerber

Parti de Bâle le vendredi 18 juillet ", j' arrivai le lendemain soir à l' hôtel du Giétroz au fond du Val de Bagnes, en compagnie des deux guides Séraphin et Justin Bessart de Chables.

Nous prenons nos dispositions pour monter le jour suivant, dimanche, au Mont Gelé ( 3517 m ).

A deux heures et demie du matin nous nous mettons en route, munis d' une lanterne, car la nuit est encore complète.Vers quatre heures les premiers rayons du soleil dorent la cime de ma vieille connaissance le Mont Pleureur. Nous atteignons le Col de Fenêtre huit heures et demie, et y prenons un frugal repas en vue du Mont Gelé qui se présente d' ici sous un aspect excessivement sauvage. La superbe vue du Col de Fenêtre est connue de la plupart de nos collègues; le ciel est aujourd'hui sans nuages, et l' air vif et pur nous promet une magnifique journée.

Lors de leurs précédentes ascensions, les frères Bessart avaient contourné la montagne pour monter en entier par le glacier de la Bahne; ce chemin est fort long, nous allons tâcher d' en trouver un autre. Un peu au-delà du Col de Fenêtre, nous avisons un rapide couloir de neige se terminant dans des rochers, derrière lesquels doit nécessairement se trouver le glacier. Nous examinons le chemin à l' aide de la lunette, pendant qu' un chamois gambade là haut, et fait rouler des pierres dont quelques-unes arrivent jusque dans nos environs. Le -passage nous semble praticable, et Séraphin propose de tenter l' ascension par ici. Sitôt dit, sitôt fait, ou pour mieux dire sitôt entrepris. Nous montons en nous tenant le plus près possible de la muraille rocheuse, pour éviter les pierres qui descendent de temps en temps au milieu du couloir. Justin, envoyé en reconnaissance, nous crie de loin d' avancer.

Arrivés à mi-hauteur, je me blottis derrière une roche, pendant que Séraphin taille rapidement des marches dans la neige gelée; je passe ensuite aussi vite que possible, et nous nous trouvons dans les rochers, qui ont un tout autre caractère que nous ne l' avions suppose; ce ne sont que blocs désagrégés, sans consistance, se détachant sous les pieds et les mains. Ils sont formés de gneiss à grains plus ou moins fins, talqueux ou micacé, et dont les feuillets sont excessivement tordus et contournés en tous sens.

Justin revient en hochant la tête, et disant que le passage est bien plus mauvais qu' il ne le supposait.

Nous perdons quatre heures d' un rude et pénible travail à grimper au milieu de ces débris. Enfin nous atteignons un deuxième couloir de neige beaucoup plus large et plus rapide que le premier, et derrière lequel nous apercevons enfin le glacier tant désire. Ce couloir est tout sillonné de stries produites par les chutes de pierres, il peut avoir environ 120 mètres de large, une inclinaison considérable, et va en se rétrécissant vers le bas; nous ne pouvons en distinguer le fond, cache par un épaulement de neige derrière lequel il n' y a que le vide. Il s' agit de passer vivement et sans glisser; Séraphin essaie la neige — elle est excellente. Sans prendre le temps de nous attacher à la corde, nous traversons au pas de course; la neige se tasse bien sous nos pieds, et nous arrivons heureusement à l' extrémité opposée. Après avoir escalade quelques petits rochers, nous nous trouvons enfin sur le glacier à deux heures de l' après; ces maudits rochers, au lieu de raccourcir notre chemin, nous ont fait perdre un temps considérable.

Ici toutes les difficultés cessent, nous nous attachons à la corde et atteignons le sommet ( 3517 mètres ) à trois heures.

Un immense panorama se déroule à nos yeux. Le ciel est absolument sans nuages, et l' air d' une transparence extraordinaire.

Devant nous s' élève le magnifique groupe de la Pointe de Tersiva, du Grand St. Pierre, du Grand Paradis et de la Grivola. Cette dernière surtout est admirablement belle — la courbe neigeuse qui la par- 6-4Gerber.

court dans toute sa hauteur et lui donne un caractère si original, est d' une finesse et d' une pureté de contours vraiment merveilleuses.

A leur suite s' étend toute la chaîne des Alpes Graies jusqu' au Ruitor et aux cimes de Yal Grisanche, plus loin le Mont Pourri, la Pointe des Ecrins, le Pelvoux. Du côté d' Ivréa, on voit une large trouée vers la plaine italienne et nous apercevons au loin la ligne bleuâtre des Alpes Maritimes. Notre plus proche voisin au Nord est le Grand Combin, dont nous sommes séparés par le Col de Fenêtre et le Col de Sonadon, c' est une sauvage muraille rocheuse coupée à pic et presque dépourvue de neige. Le Mont Ptôse, le Cervin, la Dent Blanche, toutes les montagnes de Bagnes, le Mont Blanc et les Aiguilles sont là dans leur impo-. santé majesté, éclairées par un radieux soleil.

Je passe ici une heure des plus délicieuses, Fair est absolument calme et la température très-douce.

La cime du Mont Gelé est formée de quelques roches de gneiss schisteux à grains fins, et de blocs de quartzite jaunâtre dont se trouve surtout une notable quantité dans l' homme de pierre élevé par les premiers visiteurs.

Il faut pourtant songer au départ, l' heure est déjà bien avancée; nous allons descendre par le versant opposé de la montagne, du côté du glacier Crête Sèche. A quatre heures je m' arrache avec regret à ce magnifique tableau; nous descendons rapidement le névé en glissant et arrivons à la grande crevasse. Du côté où nous nous trouvons elle présente une muraille à pic de 4 à 5 mètres de hauteur, qui coupe la montagne dans toute sa longueur;

quand la crevasse est dépourvue de neige, elle est absolument infranchissable, et il faut faire un long détour par des rochers qui se trouvent à notre gauche. Séraphin s' avance jusqu' au bord de la muraille pendant que nous tenons la corde tendue — il nous -annonce que la crevasse est comblée et que nous pouvons passer; puis il enfonce son piolet aussi profondément que possible, s' y suspend des deux mains et creuse des trous avec les pieds. Quand il est solidement établi, il retire le piolet et l' enfonce plus bas, puis arrivé à -deux pieds du fond, il nous crie de lâcher la corde et se laisse glisser rapidement sur la pente inclinée, par dessus la crevasse. Je passe à mon tour en répétant les mêmes manœuvres, et Séraphin me reçoit dans ses bras; puis vient le tour de Justin, et nous recommençons nos glissades jusque sur le glacier de Crête Sèche, où nous avons le plaisir de voir un chamois tout près de nous. A six heures nous quittons le glacier pour prendre l' interminable sentier qui mène par dessus les hauteurs de Chanrion. Il est onze heures du soir lorsque nous rentrons à l' hôtel du Giétroz. La lanterne que nous avons retrouvée en route nous a rendu de bien bons services pendant ce dernier trajet, car le chemin est tout détrempé, et transformé en certains endroits en véritable torrent, par la fonte des neiges.

L' ascension du Mont Gelé est assurément une des plus belles et des plus recommandables de la vallée de Bagnes. Je conseille à tous ceux qui voudront la tenter 4e prendre l' ancien chemin, et surtout de ne pas partir le matin de l' hôtel Giétroz mais d' aller passer la nuit, au risque même de la passer mauvaise, le plus près;

possible du Col de Fenêtre.

Il est vraiment regrettable que la Vallée de Bagnesr si riche en sites grandioses, soit si peu visitée par les touristes, surtout depuis que le Dr Caron a fait construire l' hôtel du Giétroz au pied du Mont Pleureur,, dans la situation la plus pittoresque qui se puisse imaginer.

Le surlendemain 22 juillet, je traverse le Côl de Fenêtre, qui est encore tout encombré de neige. Le-passage du col est incomparablement plus beau et plus intéressant que celui du St. Bernard. A mesure que nous descendons dans le Val d' Ollomont, la chaleur devient plus accablante; à certains endroits resserrés entre les rochers, le thermomètre marque 34 °. Le chemin rocailleux est horriblement mal entretenu, ou pour mieux dire ne l' est pas du tout. La seule chose-qui vienne ici rompre la monotonie de la marche est la vue de la Grivola, qui se présente sous son plus imposant et son plus magnifique aspect.

Arrivés à Valpelline tout abattus par la chaleur,, nous ne trouvons ni un char, ni même un mulet pour les bagages. Il y a aujourd'hui grand marché à Aoster et hommes et bêtes sont là bas. Nous sommes condamnés à faire encore trois grandes lieues à pied. Il est dix heures et demie lorsque nous arrivons à Aoste à l' hôtel du Mont Blanc, où je suis reçu par la famille Tairraz comme un vieil ami.

Le lendemain je fais l' agréable connaissance de deux membres du Club alpin italien M. Gai, président de la section d' Aoste, et M. Frassy intrépide alpiniste,,

le premier qui ait réussi à faire l' ascension du Grand Paradis du côté de Cogne. Il me donne de précieux renseignements sur cette montagne que je me propose d' escalader par le versant de Val Savaranche, et de descendre par celui de Cogne. M. Frassy me fait cadeau de l' intéressante brochure qu' il a publiée sur ses diverses tentatives au Grand Paradis, et m' engage fortement renoncer à mon projet de descente du côté de Cogne — croyant, dit-il, qu' en raison de l' état actuel des neiges, et surtout sans pouvoir disposer de bonnes entailles faites en montant, je rencontrerais des difficultés et des dangers presqu' insurmontables.

Le 24, un orage nous empêche de nous mettre en route de bon matin; il se dissipe vers huit heures et demie. Je prends congé de Séraphin Bessart qui retourne à Charles pendant que Justin va m' accompagner durant le reste du voyage. Nous arrivons à Villeneuve à l' entrée du Val Savaranche, on je visite une assez grande fonderie et forge dans laquelle on travaille le fer de Cogne.

Le Val Savaranche est assez peu intéressant dans sa première partie, et bien inférieur à la Vallée de Cogne comme paysage. Les rampes sont généralement déboisées, assez arides, et pour le moment la chaleur y est suffocante. A cinq heures du soir nous atteignons le village de Val Savaranche au pied de la sauvage et rocheuse Bioula, séjour favori des bouquetins. A mesure que nous avons remonté la vallée, le paysage est devenu beaucoup plus attrayant.

Val Savaranche est tout occupé par un détachement de militaires des compagnies alpines, nouvellement créées pour l' étude des passages de montagnes, en prévision me dit-on d' une guerre avec la France.

Nous entrons dans l' unique auberge de l' endroit, une gargote appartenant à un certain Marmotte, célèbre dans le pays par la malpropreté avec laquelle il tient son établissement. ' '

J' éprouve ici une grande déception; le guide Elisée Jeantet de Cogne, auquel j' ai donné rendez-vous pour me conduire au Grand Paradis, est venu un jour trop tôt, et est reparti ce matin. Que faire? A aucun prix je ne veux manquer cette course, et il n' y a d' autre guide dans la vallée que le garde-chasse Dayné, en tournée depuis plusieurs jours pour réunir les bouquetins qui doivent servir aux chasses royales.

Justin et moi décidons que nous ferons l' ascension à nous deux, quoique nous ne connaissions aucun chemin, et que personne dans le village ne puisse même nous dire laquelle de toutes les cimes qui forment le fond du Val Savaranche, est la véritable cime du Grand Paradis. Notre résolution est ainsi prise, lorsque vers sept heures du soir arrive un homme de taille moyenne, au visage mâle et énergique; il porte une carabine sur l' é. C' est précisément Dayné, qui me dit-on a déjà fait 24 fois l' ascension du Grand Paradis, et le premier qui ait atteint la cime de la Grivola du côté de Val Savaranche. Je lui propose immédiatement la vingt-cinqième ascension, et il accepte à condition que nous partions ce soir même pour les chalets du Mont Corvé, et que nous la fassions demain matin. H ne peut disposer que d' un jour, le roi son maître forcé de quitter ses chasses pour aller recevoir le schah de Perse, pouvant revenir d' un jour à l' autre.

L' idée de faire encore cinq lieues de chemin ne me sourit d' abord que médiocrement, toutefois j' accepte la proposition, et je donne ordre à Marmotte de préparer les provisions. Nous nous mettons en route vers neuf heures du soir.

C' est à cette heureuse visite du schah de Perse que je dois sans doute d' avoir pu monter au Grand Paradis, autrement il est fort probable que l'on m' eût fait rebrousser chemin, comme cela est arrivé il y a quelques jours à deux touristes anglais qui voulaient faire l' as par Cogne après avoir fait celle de la Grivola, et auxquels on a bel et bien barré le passage sous prétexte que cela dérangerait les bouquetins. La môme chose m' est d' ailleurs arrivée lorsque je voulus visiter l' an dernier le glacier de la Tribulation.

Abstraction faite de ces vexations, tout admirateur de la nature doit savoir le plus grand gré au gouvernement italien de prendre des mesures énergiques pour la conservation de la race des bouquetins, qui sont le plus bel ornement des Alpes Graies. Il serait bien à désirer que le gouvernement fédéral en prit également, pour rapatrier cette magnifique bête dans les Alpes suisses.

Mais revenons à notre route du Mont Corvé. Après les chaleurs de la journée, on aspire à pleine poitrine Fair frais et embaumé. La nuit est splendide, les étoiles brillent avec tant d' éclat au ciel italien, que l'on se croirait au crépuscule; les prés sont tout parsemés de vers-luisants, et d' innombrables lucioles voltigent dans les airs comme de vivantes étincelles. Par intervalles on voit à l' horizon des lueurs électriques qui pour un moment illuminent tout le pays. A minuit nous arrivons à Pont, dernier hameau du Val Savaranche, nous y prenons une tasse de lait et nous remettons immédiatement en route.

Cependant vers une heure du matin le sommeil commence à alourdir nos paupières. Après avoir marché tout le jour au soleil ardent, marcher toute la nuit et se remettre en route de bon matin pour faire l' ascension — ce sera bien un peu dur.

Dayné me propose de faire un petit somme — nous nous couchons sous un rocher et dormons une demi-heure, ce qui me remet passablement. Il est trois heures du matin lorsque nous atteignons les chalets du Mont Corvé, où nous nous jetons immédiatement sur le foin.

Je me réveille à six heures, les guides me demandent, si je suis disposé au départ. De fait, Dayné qui court les bouquetins depuis pas mal de jours, ne parait guère y tenir plus que moi, et ne fait nulle difficulté lorsque je propose de remettre l' ascension à demain. Après avoir dormi quelques heures, je profite de la journée pour visiter les environs.

Le fond du Val Savaranche est fermé par une imposante chaîne de hautes montagnes, reliées entre elles par de très-beaux cols 1 ). N' ayant malheureusement pas de carte, je donne leurs noms d' après les indications de Dayné. A gauche on voit la pointe du Petit Paradis, puis la majestueuse Grande Tour ( probablement la Cocagna ) avec le col du même nom, la Pointe de Val-dostanBecca de Merlet suivant le dernier ouvrage de

. ' ) Vergl. Tuckett. Hochalpenstudien, pag. 45—79.

Anmerk. d. Red. M. Tuckett ) le Charforonavec sa crête rocheuse excessivement déchirée, le magnifique Col Pers ou Percy avec le Mont Pers.

La cime, le col et le glacier du Grand Tétret, le Col de la Croix de Nivolet, chemin le plus court pour se rendre dans le Val d' Orco. Toutes ces montagnes ont une altitude qui doit varier entre 3200 et 3500 mètres, et les cols mènent, les uns au pays de Locana, les autres à Cerésole dans le Val d' Orco, par des chemins de glaciers difficiles à parcourir. Le Grand Paradis n' est pas visible d' ici.

On trouve aux environs des chalets du Mont Corvé beaucoup de roches moutonnées d' un caractère tout particulier; elles sont toutes parsemées de gros cristaux de feldspath généralement de la grosseur d' un œuf, et dépassant la roche gneissique de 2 à 3 centimètres. Le lendemain en montant au Grand Paradis j' ai vu beaucoup d' énormes plaques ( gneissiques également ) si mes souvenirs ne me trompent pas ) présentant la même particularité que je n' ai pas observée ailleurs. Dayné est allé pousser une reconnaissance du côté des bouquetins; il revient, disant en avoir vu beaucoup, et me conduit sur une moraine à trois quarts de lieues de là, d' ou nous en apercevons plusieurs, mais à une très-grande distance. Les bergers du Mont Corvé sont les plus braves gens du monde, tout ce qu' ils possèdent est mis à notre disposition. C' est peu de chose, mais offert de si bon cœur. Du pain, du lait, du beurre et tous les produits de la fabrication du fromage. Le pain ressemble assez à de gros cailloux mules, et en a à peu près la con- sistance; il nous faut le râper ou le piler, mais mêlé à du lait et bien détrempé, il forme une coupe très- nourrissante et d' un goût agréable.

Ces gens m"ont affirmé qu' à Pont et à Val Savaranche, pour l' usage des habitants, on ne cuit de pain qu' une fois par an, et la provision de toute l' année. Si incroyable que me paraisse ce fait, je suis assez disposé à y ajouter foi d' après les échantillons que j' ai sous les yeux.

Je remarque ici plusieurs vaches et quelques chèvres-atteintes de l' onglée ( Klauenseuche ), depuis quelques-temps cette maladie fait de sérieux ravages dans ces contrées.

Samedi le 26, nous partons à quatre heures et demie-du matin, emportant les provisions de Marmotte, que nous n' avons pas encore touchées. A peine avons-nous franchi les dernières redoutes élevées pour les chasses royales, que nous apercevons deux chamois, puis un bouquetin, un second, et un troisième. Nous traversons un glacier qui descend du Col du Grand Paradis, et nous nous engageons dans d' abrupts rochers fatigante à escalader, où nous voyons encore plusieurs bouquetins. La roche dominante ici est un beau gneiss onduleux, et des micaschistes talqueux.

A sept heures et demie, nous atteignons une première coupole de neige, puis une seconde d' où nous apercevons enfin la cime. La neige est bonne, nous avançons sans difficulté. A mesure que nous montons, nous dépassons les cimes environnantes, et la vue devient de plus en plus étendue et magnifique; nous sommes actuellement à peu près à la hauteur de la Grande Tour.

Après avoir pris un verre de vin et nous être

Ascension du Mont Gelé, etc.7ä

attachés à la corde, nous nous engageons sur le glacier du Mont Corvé. Dayné a oublié avant-hier soir son piolet à Pont, et n' est armé que d' un bâton non ferré. La marche demande quelque précaution, car il y a beaucoup de crevasses cachées. Nous traversons la ri- maye entièrement couverte de neige. La montée dévient plus raide, on commence à tailler des marches; au début nous ne rencontrons que de la neige, mais bientôt la glace vive apparaît à quelques pouces au-dessous. Les marches doivent être faites avec coin pour nous ménager le retour il n' y a d' ailleurs aucune difficulté, Dayné arme du piolet de Bessart entame énergiquement la glace.

A dix heures moins un quart nous atteignons le pied d' une sorte de tour étroite, haute dé quatre à cinq mètres et formée de plaques de gneiss schisteux très-micacé, superposées les unes aux autres. C' est la plus haute cime du Grand Paradis. Un peu à gauche se trouve une seconde tour, puis une arête rocheuse très déchirée. Le temps est superbe, le thermomètre marque 3 ° R. au-dessus de zéro à l' ombre, et l' air est absolument calme. Nous décidons de grimper immédiatement sur la tour pour y jouir de la vue complète, et y prendre notre repas; Dayné en est à sa vingt-cinqième ascension, et déclare que c' est la première fois que la température et surtout le calme de l' atmosphère permettent cela. Il s' arqueboute contre le rocher, Bessart monte sur ses épaules, s' accroche aux saillies pendant qu' on lui pose les pieds dans des anfractuosités; des deux mains il atteint le bord supérieur, et s' y hisse à la force des poignets. Je passe ensuite en tenant le

1.

piolet que ine tend Bessart, nous faisons arriver les bagages, et Dayné nous rejoint.

Nous nous trouvons à une hauteur de 4178 mètres. Il est dix heures. Un moment je reste fasciné par le merveilleux tableaux.

La chaîne entière des Alpes est devant mes yeux. Les cimes du ïyrol et des Grisons, l' éblouissant groupe du Mont Rose et des Mischabels, le Cervin, la Dent Blanche, le Weisshorn, les montagnes de Bagnes. Au loin les Alpes bernoises, puis le Grand Combin, le Yélan, l' Aiguille d' Argentière et ses voisines, le Mont Blanc, le Ruitor, les hautes cimes de Rhèmes et de Val Grisanche, les Alpes du Dauphiné, le gigantesque Mont Pourri, la Pointe des Ecrins et le Pelvoux; les énormes masses de neige de la Galèse.

Près de nous la Tour du Grand S* Pierre flanquée des glaciers de Money et de Telleccio; la pointe et le .Col du Grand Tétret. Partout un monde de neige, de glaciers et de rochers sauvages. La plaine italienne est couverte d' un vaste océan de nuages argentés, qui se trouvent bien au-dessous de nous, et ressemblent aux flots d' une mer subitement congelés. Seul, le Mont Viso, imposant au-delà de toute expression, s' élance fièrement au-dessus de son lit de nuages. C' est une puissante pyramide rocheuse, présentant ça et là quelques larges pentes de neige.

La Grivola se présente sous un aspect sombre et peu favorable, qui ne rappelle en rien les formes gracieuses et élégantes de son versant opposé.

A nos pieds, à une profondeur de plus de 2600 mètres, nous apercevons le village de Cogne dont nous sommes séparés par un goufre tout étincelant de neige et de glace.

Je me couche de tout mon long sur la plate-forme, qui peut avoir deux mètres à peine à l' endroit le plus large, et plonge mes regards dans l' abîme, pendant que Dayné me retient par un pan de mon habit-La recommandation de M: Frassy, de ne pas tenter la descente de ce côté, est pleinement justifiée; je puis voir à peu près le chemin parcouru par lui et Jeantet lors de leur mémorable ascension, il est véritablement effrayant; Dayné qui s' y connaît conclut à la presqu' im possibilité de la descente, sans le secours de bonnes marches faites en montant. A ce compte là seulement il consentirait à l' entreprise. Pourtant Jeantet, qui passe pour un guide bon et prudent, m' a propose la partie. Sans doute il doit avoir découvert un autre chemin. A ce moment Bessart fait rouler une grosse pierre, qui, en se détachant, ébranle jusqu' à sa base notre frêle édifice; en quelques bonds elle atteint une profondeur d' au moins 5 à 600 mètres et disparaît dans une crevasse.

J' affirme sans crainte d' être démenti, que la vue du Grand Paradis est la plus grandiose et la plus magnifique des Alpes. Cela doit être d' ailleurs en raison de sa position et de sa hauteur. Situé en avant-poste au cœur du Piémont, aux confins des trois vallées de Cogne, de Val Savaranche et d' Orco, le Grand Paradis domine de quelques centaines de mètres toutes les montagnes voisines, et présente sur la chaîne entière des Alpes - étalée comme en éventail, la perspective la plus étendue et la plus complète que l' imagination puisse rêver. 70Gerber.

Du côté sud et sud-est, on voit, dit-on, par un temps parfaitement serein jusqu' à la Méditerrannée; puis toute la chaîne des Alpes Maritimes, les Apennins et la plaine italienne à une énorme distance. Aujourd'hui ce côté n' est pas visible, mais en vérité cet océan de nuages dominés par le Mont Viso est si splendide, que je ne sais si je dois regretter que la plaine italienne ne soit pas découverte.

Dayné qui a sans doute le nerf admiratif moins développé que moi, se rappelle que nous n' avons rien pris depuis ce matin, et se met en devoir de déballer les provisions de l' illustre Marmotte. A l' ouverture du sac une odeur infecte se répand autour de nous; elle se dégage d' un morceau de fromage pourri, dont le détestable perfiume, comme dirait la jeune Miss du Col d' Anterne de Töpfer, n' a d' analogie avec celui d' aucun fromage connu. On l' envoie par-dessus bord, rejoindre la pierre que Bessart a lancée du côté de Cogne. Puis vient le tour d' un salami long d' un pied, de la fabrication de Marmotte; Dayné le tourne et le retourne entre les doigts en hochant mélancoliquement la tête, et, après avoir essayé vainement de l' entamer, me le passe, disant que ce doit être une vieille corne de bouquetin. Je l' examine, l' intérieur est une chose enchevêtrée, sans nom, cela me fait l' effet d' un épais boyau, bourré avec les débris d' un vieux chapeau de feutre. Bref nous n' avons de mangeable que le pain, les œufs, le beurre du chalet, et un quart de poulet d' Aoste que j' ai oublié de consommer hier; et encore tout cela est empesté par l' affreux fromage. Par exemple, je dois dire que le vin, que nous a donné Marmotte est excellent; cela tient sans doute à cette circonstance, qu' il est impossible d' en trouver de mauvais dans le pays.

Pour mon compte, je suis si occupé des splendeurs qui m' entourent, que ces petites misères me touchent peu.

Nous passons deux grandes heures sur notre incomparable citadelle, deux des heures les plus ineffaçables de mon existence. Pourtant il faut songer au retour; le soleil brûlant ramollit de plus en plus la neige, et Val Savaranche que nous devons atteindre ce soir est bien éloigné.

A midi nous redescendons de la tour; elle est si mince à certains, endroits, que Pon voit à travers les interstices comme si Von y avait pratiqué des meurtrières. Nous mettons nos noms dans une bouteille où nous en trouvons une vingtaine d' autres — parmi lesquels celui de M. Tuckett, sur une feuille imprimée divisée en colonnes, avec prière aux visiteurs de consigner leurs observations sur la température ambiante, celle du thermomètre à minima placé ici par cet éminent observateur, la pression atmosphérique etc. Je cherche en vain avec Dayné le thermomètre à minima, il a été sans doute brisé par quelque chute de pierre.

Nous nous attachons à la corde et commençons notre descente, elle s' effectue sans difficulté grâce aux bonnes entailles. Il faut cependant de la prudence, la neige est très-molle et les crevasses nombreuses, un moment j' enfonce jusqu' au des hanches, et sens mes pieds balloter dans le vide; les guides tendent la corde et je me remets sur pieds, non sans avoir éprouvé un sentiment désagréable.

A deux heures et demie, nous nous retrouvons dans les rochers, tout éblouis et les yeux fatigués par la réverbération intense du soleil;

la descente devient pénible à cause de l' excessive chaleur.

A différents endroits je vois de belles lames de tourmalines dans les rochers; n' ayant malheureusement ni ciseau ni marteau, il m' est impossible de les détacher, mes essais avec le piolet ne réussissent qu' à les briser. Nous voyons à une petite distance un troupeau de dix-sept chamois; les gracieuses bêtes nous observent un moment, puis elles prennent leur course sur une pente de neige du côté du Col du Grand Paradis-.

Tout à coup Dayné s' arrête comme pétrifié, je le vois pâlir sous sa peau basanée; il nous montre du côté des redoutes royales un groupe de personnes trop éloignées pour que nous puissions distinguer leurs mouvements, et murmure entre ses dents: Je suis perdu, je suis perdu. Il est persuadé que le Roi vient d' ar avec sa suite. Que dira-t-il en apprenant que son premier garde-chasse se promène avec des étrangers dans le sanctuaire des bouquetins^ au lieu de se trouver à Val Savaranche pour le recevoir. Lô pauvre homme paraît si désespéré qu' il me fait vraiment de la peine. Nous continuons à descendre en tâchant de ne pas être vus. A ce moment un spectacle peut-être unique se présente à nos regards; sur une crête rocheuse au-dessus de nous, huit bouquetins sont en observation. Ces seize cornes énormes se dessinant dans l' azur du ciel, font un effet fantastique; bientôt les magnifiques bêtes se voyant découvertes, disparaissent derrière les rochers, un peu plus loin nous en voyons encore plusieurs, cela fait un total de vingt et un pour la journée, et dix-neuf chamois pareil bonheur, me dit Dayné, nest encore arrive à aucun touriste.Vive le schah de Perse, je ne manquerai pas de revenir ici à son prochain voyage en Italie.

Nous nous sommes rapprochés du groupe de per%sonnes, le garde-chasse les examine avec la lunette — un sourire de satisfaction passe sur son visage, et un soupir de soulagement s' échappe de sa robuste poitrine — ce sont des gens qui travaillent au chemin. Nous les rejoignons bientôt et ils nous apprennent que le roi ne viendra que lundi. Après avoir pris congé des braves gens du Mont Corvé, nous descendons à Val Savaranche que nous atteignons à neuf heures et demie.

Pour rien au monde je ne coucherais dans l' auberge de Marmotte, je .me rends donc chez le curé comme me l' avait recommandé M. Frassy, et je suis reçu de la façon la plus aimable; je fais largement honneur à l' ex vin que l'on m' offre, et apprécie surtout le lit, qui me semble on ne peut plus délicieux après les deux nuits passées l' une sur pied, l' autre sur quelques pouces de foin et une plaque de gneiss pour oreiller.

Le lendemain dimanche, je demande le compte Marmotte pour ses belles provisions — c' est dix-sept francs vingt-cinq centimes. Je lui fais observer que c' est bien un peu cher — au prix qu' est le beurre — et lui dis de me faire une note donnant le détail. Marmotte me répond que ne sachant pas écrire, il ne peut pas me mettre ça sur du papier, mais que la consommation de Bessart y est comprise. Je paie, et une heure après avoir quitté l' endroit, j' apprends que Bessart a de son côté payé son écot à la belle SOGerber.

fille de Marmotte. Je crois qu' il y a eu là négligence, « ar quoique Marmotte soit un gargotier de la plus désagréable espèce, je puis dire que dans le Val Savaranche de même que dans les Vallées de Cogne et d' Aoste, j' ai trouvé partout les plus braves et les plus honnêtes gens du monde. Marmotte n' a pas voulu laisser partir Bessart sans trinquer avec lui, il le force d' accepter une bouteille de vin, pour laquelle il lui réclame ensuite un franc.

Mon intention était de me rendre à Cogne par le

col Lauzon, mais un orage qui éclate vers dix heures

. du matin, m' empêche de donner suite à ce projet, et

nous retournons à Villeneuve, où je vois passer le Roi

le lendemain matin à quatre heures et demie.

Vers cinq heures nous prenons le chemin de la Vallée de Cogne, qui s' ouvre immédiatement derrière Villeneuve. Le premier village que nous rencontrons est Pont d' El avec son double pont d' une seule arche, jeté sur un goufre qui peut rivaliser avec ceux de la Via Mala.

Pendant ce trajet, nous jouissons d' une magnifique vue sur la Grivola éclairée en plein par le soleil, pendant que le reste du paysage se trouve encore entièrement dans l' ombre. Nous montons la romantique vallée, avec ses gorges profondes, ses rochers sauvages et ses nombreuses chutes d' eau. Tout le long du chemin on rencontre des monceaux de minerai de fer destiné à l' usine d' Aima villes, et des tas de dolomies taillées, qui servent sans doute de pierre à bâtir.

Après avoir traversé deux villages Viel et Crétaz, bous arrivons à midi à Cogne et entrons à l' hôtel au

inornent où une pluie d' orage commence à tomber. Je fais ici la connaissance de M. Piero Giacosa de Turin, membre du club alpin italien, étudiant en médecine, chargé par le Roi d' explorer botaniquement et zoologi.quement les vallées de Cogne et de Val Savaranche. Je lui fais cadeau d' une jeune vipère de 20 centimètres de long, que j' ai prise sur la route, et que je rapporte vivante dans ma boîte d' allumettes; on la fait passer dans une bouteille d' alcool.

Le guide Elisée Jeantet est parti ce matin pour la Pointe du Pousset avec deux dames et deux messieurs de Turin; ils reviennent vers six heures du soir dans un piteux état, car il a plu à verse toute l' après. Jeantet est tout dispose à me conduire sur la Grivola. Ainsi que je le pensais, il a découvert sur les indications du curé Chamonin, un nouveau chemin pour le Grand Paradis, et c' est par là qu' il se proposait d' es la descente avec moi.

Nous décidons que nous irons coucher demain aux chalets du Pousset, point de départ le plus favorable pour la Grivola.

Le 29 au matin, le temps est parfaitement serein. De l' hôtel même on jouit d' une vue magnifique, d' un côté sur le Mont Blanc, de l' autre sur les énormes glaciers du Val Nontay, qui brillent au soleil avec un éclat que l' œil a de la peine à supporter.

En entrant à la salle à manger pour déjeûner, je trouve M. Giacosa, un monsieur et une dame de Turin, faisant leurs préparatifs pour une excursion du côté de la Fenêtre de Champorcher. Je les accompagne quelques heures, et fais en leur société une promenade

( 5 8*2Gerber.

charmante. Nous dépassons le dernier hameau de la vallée, et visitons la magnifique chute que fait ici la Bardonney, un des cours d' eau les plus considérables du bassin de Cogne. Les rochers qui bordent la route sont formés en partie de talcschistes brillants, portant beaucoup de stries qui indiquent la présence d' un ancien glacier. Nous apercevons au-dessus de nous l' entrée galeries d' où l'on extrait le minerai de fer; à mon grand regret, le temps ne me permet pas de les visiter. Nous nous arrêtons sur la crête d' une élévation qui coupe la vallée en travers, et que l'on reconnaît aisément comme étant une ancienne et énorme moraine. Je suis obligé de prendre congé de mes aimables compagnons, et je visite en retournant l' entrée de la combe de Valeille, petite vallée solitaire excessivement sauvage, dominée par la Tour du Grand S* Pierre. On n' y voit que rochers abrupts et glaciers, entre autres ceux si mal famés de Sengies et de Telleccio. Quand j' arrive à l' hôtel, les provisions sont prêtes et nous partons pour les chalets duPousset, que nous atteignons en trois heures. M. Giacosa m' avait prévenu que nous

y serions tourmentés par des légionsde petits

insectes sauteurs, avides du sang des touristes; je me mets donc avec Bessart en quête d' un autre gîte que la hutte des bergers. Nous avisons une sorte de soupente ouverte à tous les vents, avec des vaches au rez-de-chaussée, et où nous espérons être à l' abri des piqûres. Malheureusement Bessart a l' idée d' emprunter une couverture de laine aux braves bergers, qui s' en privent pour nous; bien qu' il l' ait battue et secouée dans tous les sens, les bêtes ont tenu bon. A peine sommes-nous. couchés, qu' elles commencent leur festin;

impossible de fermer l' œil.

Peu réconfortés par cette nuit d' insomnie, nous partons aux premières lueurs de l' aube. Le temps est incertain, la température est chaude, et des nuages se montrent à l' horizon. Un moment j' hésite, ne sachant si je veux remettre la partie à demain, mais l' idée de passer une seconde nuit en si nombreuse et si terrible compagnie, me fait bien vite renoncer à ce projet.

Au lever du soleil, les nuages se dissipent en partie; nous franchissons une série de belles roches moutonnées, dépassons la Pointe du Pousset, et avançons sur une arête rocheuse parallèle au glacier de Trajo, et formée de roches schisteuses très-tranchantes, dont les lames sont dirigées verticalement.

La Grivola est devant nos yeux, séparée de nous par le glacier de Trajo. Elle se présente sous forme d' une sombre et sauvage pyramide rocheuse, parsemée ça et là de quelques petites flaques de neige, et paraissant inaccessible; à la considérer d' ici, on conçoit aisément que les premières tentatives aient été faites du côté opposé. Jeantet nous montre le chemin que nous allons parcourir; il ne paraît ma foi guère engageant. A sept heures nous sommes à proximité du glacier, et nous nous attachons à la corde; après être descendus par dessus quelques rapides rochers, nous nous trouvons sur la neige, qui recouvre le glacier d' une couche épaisse — elle est molle, il n' y a pas eu de gelée cette nuit; mauvais présage.

La traversée du glacier dure une heure environ;

elle est facile en raison de son inclinaison presqu' hori. Nous arrivons à une petite distance de la pyramide, en vue d' un couloir qui la parcourt dans toute sa hauteur et reçoit presque toutes les pierres qui descendent de ce côté de la montagne; elles sont nombreuses à en juger par la quantité de blocs et de débris qui couvrent le glacier.

Le couloir est comblé de neige et de glace à une assez grande distance; c' est par là qu' il nous faut monter, et franchir une crevasse qui se trouve environ à mi-hauteur. Nous entamons la besogne aussi rapidement que possible, car il ne s' agit pas de rester longtemps ici, où l'on est exposé en plein aux chutes de pierres — la crevasse est franchie sur un solide pont de neige. le couloir traversé à la course, et nous sommes bientôt à l' abri sous un rocher en surplomb, à l' enseigne: Au déjeûner de la Grivola. Nous nous débarrassons de la corde, qui est laissée là jusqu' au retour, et faisons honneur aux provisions de Mademoiselle Savarazza; elles ont bien meilleure façon que celles de Marmotte. Le thermomètre marque 10° R. Pendant que nous déjeûnons, nous entendons quelques pierres descendre dans le couloir; à en juger par le sifflement, elles doivent avoir une vitesse énorme.

A mesure que nous nous sommes approchés, la montagne a changé de caractère; son apparence inaccessible s' est complètement modifiée; elle présente une inclinaison raisonnable, et semble toute taillée en escaliers. Jeantet nous recommande d' avoir toujours les yeux en observation pour voir arriver les pierres, et les éviter en nous baissant derrière les rochers, ce qui est facile ici en raison de la conformation de la montagne.

Comme pour appuyer sa recommandation, quelques blocs descendent en ce moment dans le couloir, en sifflant comme -des boulets de canon.

Au commencement, la montée est facile grâce aux escaliers. Pendant ce trajet on rencontre beaucoup de roches formées de schistes chloriteux rubanés, d' un fort bel effet. En général, à la Grivola, les roches sont plus schisteuses et de couleur beaucoup plus foncée qu' au Grand Paradis.

Au bout d' une heure de montée, nous repassons le dangereux couloir, au-delà duquel nous sommes bien plus en sûreté contre les chutes de pierres.

Les rochers deviennent plus rapides, et les escaliers qui nous étaient si utiles cessent entièrement; la montée demande de la prudence et des précautions, surtout pour la traversée de quelques pentes inclinées recouvertes de neige fraîche. Certains rochers que nous escaladons, ou que nous contournons en nous accrochant aux anfractuosités, sont même passablement vertigineux. Pourtant il n' y a aucune difficulté sérieuse, la roche est solide, donne bonne prise, et nulle part il ne serait nécessaire d' avoir recours à la corde que nous avons du reste laissée en bas, et dont j' évite toujours autant que possible l' emploi dans les rochers, où elle est habituellement plus gênante qu' utile. Bessart est parfaitement d' accord avec moi, pour trouver ces rochers bien plus agréables que ceux que nous avons escaladés au Mont Gelé.

Nous arrivons au pied du dernier escarpement, le plus rapide de tous; une demi-heure de gymnastique nous mène au sommet à 4011 mètres.

Il est onze heures dix minutes. Le rêve que je caressais depuis plus de deux ans, se trouve donc réalisé.

Mais hélas, l' horizon est couvert en grande partie de nuages; ce n' est que par intervalles que Ton distingue quelques portions de l' immense panorama, qui, au dire de Jeantet, n' est surpassé dans les Alpes Graies que par celui du Grand Paradis.

L' isolement est complet, nous avons le vide tout autour de nous. Au nord du côté de la splendide courbe neigeuse de la Grivola, l' abîme est effrayant; solidement accroché à un rocher en surplomb, je considère longuement cette arête, fine et tranchante comme une lame de couteau: vue ainsi de haut en bas, elle est plus extraordinaire encore que de face. Bessart fait rouler quelques pierres; en un clin d' œil, et en décrivant des courbes insensées, elles descendent jusqu' au pied de la montagne à une profondeur d' au moins 800 mètres. Toutes celles que nous faisons rouler du côté opposé sont ramassées par le couloir, et nous pouvons distinctement les voir arriver sur le glacier de Trajo, à l' endroit où nous avons passé ce matin.

Pendant que Jeantet cherche la bouteille avec les noms, Bessart et moi détachons un gros bloc veiné de quartz.T.l descend d' abord en grondant, va frapper deux saillies, puis une troisième au-delà du couloir où la pente est à pic; il se brise, et nous voyons un de ses fragements s' élancer en un bond monstrueux sur le glacier, sans plus toucher la montagne. L' air est si transparent qu' on voit la neige voler de tous côtés sous le choc. Jeantet revient avec la bouteille;

de même qu' au Grand Paradis, nous y trouvons une vingtaine de noms, parmi lesquels ceux

La cime de la Grivola forme un cône étroit, véritable chaos de rochers, où dominent des schistes chloriteux, dans lesquels notre collègue M. le professeur Müller, ( qui a eu l' obligeance de contrôler tous les échantillons que j' ai rapportés ) a trouvé beaucoup « d' épidote.

J' ai aussi observé beaucoup de feldspath orthose. et albite, et de très beaux blocs et lits de quartz.

De temps en temps, nous apercevons le groupe du Mont Rose et la puissante pyramide du Cervin. Il y a aussi parfois des éclaircies du côté des Alpes de la Savoie et du Dauphiné, qui donnent une idée de l' immensité du panorama par un temps serein. Le groupe du Grand Paradis, qui est pourtant tout à côté de nous, reste obstinément voile. De longues traînées de nuages noirs s' avancent du côté sud, le thermomètre marque -f- 9 ° K.; le tonnerre gronde au loin, et des bouffées de vent chaud nous soufflent au visage. Il est évident que nous allons avoir un orage. Jeantet déclare que sous peine de courir de grands dangers en restant ici, il faut nous mettre en route. C' est bien dur — voici à peine trois quarts d' heure que nous sommes sur la cime, et je comptais bien y passer au moins deux bonnes heures. Il faut pourtant se résigner, car le temps devient de .88Gerber.

plus en plus menaçant, et un orage à douze-milles pieds d' élévation n' a jamais rien de bien récréatif.

Nous sommes à peine en route depuis vingt minutes, et venons d' atteindre le pied de l' escarpement, lorsque la tempête éclate. La grêle et la pluie tombent à verse, les rochers deviennent si glissants que l'on craint à chaque instant " de perdre pied.

Tout à coup, la Vallée du glacier de Trajo est sillonnée par un éclair, suivi instantanément du plus formidable coup de tonnerre que j' ai entendu de ma vie; un moment il m' a semblé que nous étions tout entourés de feu. La chose devient sérieuse. Jeantet propose de jeter les piolets garnis de fer, de crainte d' attirer la foudre, car on sent que l' air est tout chargé d' électricité. Je refuse, et propose à mon tour de nous blottir sous un rocher pour laisser passer l' orage; j' espérais en moi-même que, venu si rapidement, il se dissiperait de même, et que nous pourrions remonter sur la cime. Il m' en coûtait tant de-quitter la Grivola sans avoir jçu jouir de la vue. Les guides sont d' un avis différent, et nous continuons la, descente, nous attendant à chaque instant à voir tomber la foudre à nos côtés. C' est un feu d' artifice dans la plus grandiose acception du mot, rien de majestueux et d' imposant, comme ce roulement du tonnerre se répercutant dans les gorges et les rochers sauvages qui nous entourent.

Ce qu' il y a de plus critique dans notre position, c' est qu' au milieu de la grêle et du brouillard, nous ne pouvons voir arriver les pierres que le vent dé- tache continuellement de la montagne.

Heureusement nous sommes encore loin du couloir. Bientôt Forage se dissipe, et un radieux soleil vient sécher nos vêtements trempés.

Nous traversons rapidement le couloir, et nous retrouvons les escaliers; ici la descente n' est plus comparativement qu' un jeu; nous atteignons le rocher au déjeûner de la Grivola, et nous nous remettons à la corde. Pour la quatrième et dernière fois nous franchissons le couloir, et descendons, moitié en sautant, moitié en glissant, sur le glacier que nous trouvons tout jonché de débris fraîchement tombés. Nous reconnaissons le fragment du bloc quartzeux que nous avons détache du sommet, et qui peut bien peser une cinquantaine de kilogrammes: il est profondément enfoncé dans la neige, tout éparpillée autour.

Un moment après nous sommes hors de l' atteinte

. des projectiles, et traversons le glacier sans encombre.

Nous rentrons à l' hôtel vers sept heures du soir. On

y était assez inquiet de notre sort, l' orage ayant duré

beaucoup plus longtemps dans la vallée que sur la

montagne.

En somme, l' ascension de la Grivola ne peut pas être appelée difficile. M. Kennedy me disait Fan dernier qu' il la mettait à peu près au même rang que celle du Finsteraarhorn; son appréciation doit être juste. Il faut naturellement être exempt de vertige, et l' es est de toujours faire bien attention aux chutes de pierres, que l'on peut éviter facilement, excepté pendant les premiers soixante où soixante-dix mètres de montée, et les quatre traversées du couloir, où l'on ÏMGerber.

est exposé un moment sans défense au feu de toutes les batteries de la montagne.

On trouve sur les flancs de la Grivola une remarquable quantité de jolies fleurs; M. Giacosa en faisant l' ascension le 20 juillet, y a récolté douze espèces de plantes phanérogames, dont il a bien voulu me communiquer les noms, ainsi que ses obervations.

1. Ranunculus glacialis L.

2. Hutchinsia Alpina R. Brown.

3. Draba nivalis D. C.

4. Geum reptans L.

5. Campanula Cenisia L. ( pas encore fleurie ).

6. Saxifraga bifolia Ail.

7. Saxifraga oppositifolia L. ( déjà passée au pied de la pyramide, très-bien fleurie à mi-hauteur ).

8. Artemisia Mutellina Vill.

9. Androsace helvetica.

10. Oxyria digyna Camp.

11. Salix retusa? retieulata?

12. Trisetum subspicatum P. B.

Un certain nombre de ces espèces représentent à peu près la flore du Spitzberg et de la Laponie. Toutes ces plantes ont été trouvées sur les deux tiers à peu près de la hauteur de la pyramide, entre 3330 et 3760 mètres environ; plus haut M. Giacosa n' a rencontré que des lichens.

C' est bien là, même pour un simple novice en " botanique, comme moi, un des grands attraits des Alpes, et plus spécialement du versant méridional des Alpes Pennines et de la chaîne des Alpes Graies, de présenter sur une surface relativement si restreinte, la majeure partie de la flore répandue sur l' espace immense, compris entre la Méditerranée et l' Océan glacial.

Il en est de même de la faune des papillons, qui marche d' ailleurs toujours de pair avec la flore. Elle est représentée dans la Vallée d' Aoste par des espèces méridionales, telles que l' Argynnis Pandora, la Libytliea Celtis, la Lycsena Meléager, etc. etc.; on en pourrait citer des quantités: et une course d' une journée, peut tous faire passer par des zones étroites, où se retrouvent sinon toutes les espèces, au moins presque tous les genres, qui caractérisent les différentes zones entomologiques que l'on a établies depuis la Méditerranée jusqu' au Cap Nord.

Je n' ai jamais en l' occasion d' observer cette gradation aussi bien tranchée que l' année dernière, dans le Val Tournanche; depuis Châtillon, où se trouvent les types de l' Europe méridionale, jusqu' aux pentes neigeuses du Grand Tournalin, où l'on arrive graduellement aux formes, aux colorations, et le plus souvent à l' identité des espèces de la Norvège et de la Laponie. Cette année, en fait d' observations de ce genre, je n' en puis faire qu' une, l' excessive rareté des insectes. Comparativement à l' an dernier, la nature semble presque morte; à cela il y a une petite compensation, on n' est pas tourmenté par les mouches.

Je ne veux pas quitter Cogne sans visiter les glaciers de Val Nontay.

Nous partons le lendemain, Bessart et moi, vers neuf heures du matin. En trois heures nous atteignons les dernières redoutes élevées pour les chasses du Roi au pied du glacier de la Tribulation; puis nous grim- pons sur le dos de sa moraine latérale.

Bientôt deux chamois passent tout à côté de nous, et un moment après nous en voyons un troupeau de dix-neuf et un bouquetin, qui traversent un pan du glacier pour atteindre les rochers de la Grande Serre. Gela nous décide à pousser aussi loin que la moraine est praticable.

Un deuxième bouquetin se lève derrière un rocher, à cinquante pas à peine de nous; c' est celui que j' ai vu de plus près; ses cornes fièrement portées sont énormes. Quelle grâce, quelle force et quelle agilité cette superbe bête déploie, en sautant d' un rocher à l' autre! Longtemps nous le suivons des yeux, jusqu' à ce qu' il disparaisse enfin derrière la crête de la montagne qui se trouve vis-à-vis de nous. Plusieurs chamois passent encore à une petite distance; nous voyons aussi quelques marmottes.

Après deux heures de montée nous arrivons à l' ex de la moraine. On jouit ici d' une admirable vue sur les glaciers qui descendent dans lo Val Nontay; nous en comptons huit. Le plus grand et le plus remarquable est celui de la Tribulation, qui s' étend qu' au pied du Grand Paradis, dont nous apercevons la cime au loin.

Ce glacier immense, avec ses crevasses béantes, ses aiguilles, ses tours et ses formidables séracs, est assurément un des plus grandioses des Alpes.

En général, dans les Alpes Graies, du moins dans les parties que j' ai visitées, les glaciers ont un autre caractère qu' en Suisse. La plupart, à leur partie inférieure sont accrochés aux flancs des rochers, et tombent à pic dans les vallées. En Suisse, les lignes paraissent généralement plus douces, les contours plus arrondis, si je puis m' exprimer ainsi.

Ici tout est plus sauvage; les rochers sont plus déchirés, les montagnes plus abruptes, et les vallées plus reserrées.

Je puis recommander tout spécialement cette moraine aux botanistes, qui y feront une ample moisson de plantes rares.

Nous redescendons par un pan du glacier, puis par la moraine, et rentrons le soir à neuf heures à l' hôtel, après avoir visité le malheureux village de Valnontay, aux deux tiers détruit le printemps- dernier par un incendie.

Le jour suivant, ler août, je quitte Cogne après avoir pris congé de M. le curé Chamonin, premier vainqueur de la Grivola du côté de Cogne; un digne homme chez lequel les touristes sont toujours les bienvenus. J' emporte le meilleur souvenir de cette belle et intéressante vallée, et le regret de ne pouvoir m' y arrêter plus longtemps. Je suis très-satisfait de l' hôtel de la Grivola, dont les propriétaires font leur possible pour satisfaire les étrangers; ils y réussissent parfaitement, malgré les difficultés de l' approvisionne, tout devant être ammené d' Aoste à dos de mulet.

Elisée Jeantet est un brave et bon guide, que je puis recommander sous tous les rapports aux touristes qui voudront parcourir les montagnes de Cogne.

De retour à Aoste, je prends congé de M. Frassy et de l' aimable famille Tairraz à l' hôtel du Mont Blanc, et retourne à diables par le S* Bernard pour faire l' ascension du Grand Combin. $4Gerber.

L' hospice du S* Bernard où je passe la nuit est tout encombré de voyageurs; comme toujours on y est reçu avec la plus cordiale hospitalité.

A Chables, je m' arrête au modeste mais bon petit hôtel Perrodin. Séraphin Bessart que je comptais trouver pour l' ascension du Combin, est en tournée du côté de Zermatt avec des touristes anglais. Justin se met en quête d' un porteur, et revient avec FaMen Perrodin, un robuste montagnard, qui m' inspire de suite toute confiance.

Nous partons lundi,.4 août, à onze heures du matin; vers trois heures, nous arrivons aux chalets de Corbassière, d' où le groupe du Combin se présente dans son imposante majesté, avec ses incommensurables masses de neige et de glace.

L' immense glacier de Corbassière, dominé par le Petit Combin, comble une large vallée à quelques centaines de pieds au-dessous de nous. De ses flancs jaillit la Dranse de Corbassière qui forme une véritable cataracte.

A six heures du soir, nous atteignons notre bivouac, un rocher en surplomb formant une sorte de grotte dont le fond est rempli de neige. Nous avons apporté une bonne provision de bois, la nuit promettant d' être fraîche. Le soleil couchant illumine la cime du Combin des plus vives couleurs passant du rose an pourpre; puis la lune se lève radieuse, précisément derrière l' Ai du Croissant, et éclaire la montagne de ses teintes vagues et argentées. Longtemps je contemple avec admiration ce féerique tableau. Ascension du Mont Gelé, etc.95-

Après avoir pris un léger repas, je me route dans la couverture, et nie couche sous le rocher avec la corde et mes guêtres pour oreiller. Les guides qui ont négligé de se munir de vêtements plus chauds, passent la nuit autour du feu. Vers une heure du matin, je me lève tout transi de froid! un verre de vin chaud me réconforte, et nous faisons nos préparatifs de départ. On se met en route avant trois heures, d' abord par la moraine; bientôt nous arrivons au glacier recouvert de neige fortement gelée.

Les premiers rayons du soleil dorent la cime du Combin lorsque nous arrivons aux crevasses; on s' at tache à la corde, nous en avons 21 mètres qui sont déployés en entier. Le glacier de Corbassière descend du Grand Combin en formant plusieurs terrasses; à chacune d' elle on rencontre des crevasses énormes, que nous traversons la plupart sur des ponts de neige; il nous faut aussi en contourner quelques-unes, qui ont une largeur de 10 à 12 mètres. Bessart fait preuve d' une grande habileté pour nous tirer de ce labyrinthe.

Vers sept heures nous atteignons la partie supérieure du glacier, en vue du Col des Maisons Blanches; il faut changer de direction en contournant un pan de la montagne; c' est ici que commence véritablement la montée, la pente est assez douce et la neige encore gelée nous permet d' avancer rapidement.

A mon grand désappointement, je dirai presqu' à ma grande consternation, nous nous apercevons ici qu' on a. oublié d' emporter de l' eau, et nous n' en trouverons nulle part; depuis le point où nous avons pris le glacier, jusqu' au sommet, on ne rencontre ni une pierrer 1)6Gerher.

ni un rocher, ni la moindre petite source. Rien, absolument rien que de la neige et de la glace. Il nous reste pour toute boisson deux bouteilles et demie de vin et un peu de kirsch.

Nous arrivons sur une sorte de terrasse, où nous prenons un peu de repos et un verre de vin pour rassembler nos forces, car nous allons franchir le plus mauvais passage; le seul que je considère comme dangereux au Grand Oombin. Pendant plus d' une heure, il nous faudra passer sous d' énormes séracs suspendus à mille pieds au-dessus de nos têtes. Les débris d' a sur lesquels nous nous engageons et qui couvrent la plaine neigeuse à une distance considérable, prouvent suffisamment que les chutes sont nombreuses, et qu' il faut rester ici le moins de temps possible.

Nous avançons les yeux fixés sur les séracs; la marche est très-pénible au milieu de ces débris, quoique l' inclinaison soit peu sensible.

Il est huit heures et demie; nous nous trouvons à proximité d' une énorme et magnifique tour de glace, surmontée d' une aiguille qui ressemble assez à la flèche d' une cathédrale. Pendant que nous l' admirons, un craquement se fait entendre au-dessus de nous — un sérac vient de se détacher. Filons, filons, s' écrie Bessart en tirant énergiquement à la corde. Nous nous mettons à l' abri derrière la tour, au moment où les premiers blocs descendent; il sont bientôt suivis d' un épais nuage de poussière blanche, du milieu duquel sort un bruit sinistre comparable à celui que feraient des milliers de bouteilles en se brisant — puis tout rentre dans le calme, mais le chemin sur lequel nous nous trouvions trois minutes auparavant est complètement effacé.

Bessart déclare qu' il faut absolument réunir toutes nos forces pour avancer le plus rapidement possible, * car nous ne trouverons pas toujours une tour de glace pour nous réfugier au besoin; c' est en effet pendant tout ce trajet, un des seuls endroits où Ton trouverait un abri suffisant contre une avalanche de la puissance de celle qui venait de descendre.

Je me sens suffisamment stimulé pour n' avoir pas besoin d' admonestations; cependant, malgré tous nos efforts, nous n' avançons que bien lentement dans ces débris de neige et de glaçons enchevêtrés, qui commencent à se ramollir sous l' influence du soleil. A chaque pas nous enfonçons jusqu' au de la cheville et souvent jusqu' aux genoux; en outre, le sol est tout en ondulations, et ressemble assez à de petites vagues qui se seraient congelées, ce qui augmente encore la difficulté de la marché.

Je transpire à grosses gouttes, et suis oblige de manger de la neige pour calmer ma soif. Parfois il me semble que je suis à bout de forces. Nous marchons silencieusement; on n' entend que de temps en temps les mots de Bessart: Avançons, avançons — chaque fois que je fais mine de vouloir m' arrêter un instant. Enfin, au bout de trois quarts d' heure nous sommes hors de l' atteinte des avalanches, et, un moment, je me jette tout épuisé sur la neige. Mais on ne peut s' ar rêter longtemps, nous avons encore un bien long chemin à parcourir; la cime, toujours en vue. semble toujours rester à la même distance.

7 mGerber.

La pente devient plus raide, et la neige se ramollit de plus en plus; nous trouvons des traces de pas, qui paraissent récentes — nous ignorons si l' as a déjà été faite cette année par ici; nous savons qu' il y en a eu une par Bourg S1 Pierre, il y a de cela une dizaine de jours.

Nous arrivons devant une énorme crevasse en partie comblée de neige; le bord opposé est u' à pic à une hauteur de 8 à 10 mètres. Il faut passer par icir ou faire un détour d' au moins une heure, comme l' ont fait nos prédécesseurs, dont les traces se dirigent au loin. Devant la crevasse, la neige est piétinée en tous sens, il est probable qu' ils ont fait une tentative infructueuse pour la franchir. Tâchons d' être plus heureux.

Bessart avance avec précaution sur un pont de neige, et commence à tailler des marches dans la pente opposée, pendant que nous tenons la corde tendue et la lui lâchons peu à peu, à mesure qu' il avance.

Lorsqu' il est au sommet, solidement établi dans-une entaille large et profonde, je passe à mon tour, puis Perrodin avance à mesure que nous tirons la corde à nous. La pente diminue beaucoup de raideur, et nous atteignons bientôt une plate-forme, au pied de la dernière pyramide. Il est dix heures moins dix minutes.

La cime semble encore être à une distance désespérante. Lorsque j' en fais tristement l' observation aux guides, ils me répondent en soupirant: Ah monsieur, le Grand Combin, chaque fois que nous y allons, il nous semble que nous ne devons jamais y arriver!

Le fait est que je ne sais rien de plus démoralisant Ascension du Mont Gelé, etc..99

que d' avoir continuellemet, et pendant huit heures de suite, le but que Ton vent atteindre en plein devant les yeux.

C' est ici l' endroit le plus difficile; pourtant je le préfère de beaucoup au passage des séracs.

Nous avons à franchir une paroi de glace de quelques centaines de pieds de hauteur, et entièrement recouverte de neige, pour atteindre une arête au-delà de laquelle nous prendrons le versant nord de la montagne. Nous sommes actuellement sur la face tournée vers l' est.

A mi-hauteur environ, nous voyons une crevasse assez large, en partie recouverte de neige.

Perrodin prend la tête de la colonne, Bessart se réservant pour le passage difficile près de l' arête.

Au commencement, nous trouvons la glace vive à quelques pouces sous la neige; l' inclinaison n' est pas trop forte, je l' estime entre 40 et 45°, mais elle ne tarde pas à devenir beaucoup plus considérable. Nous traversons la crevasse sur un pont de neige d' une solidité assez problématique. Les marches doivent être faites avec soin pour nous ménager le retour, elles nous font perdre beaucoup de temps. Les traces de nos prédécesseurs disparaissent: auraient-ils reculés si près du but?

Bessart se met à la tête de la colonne. A mesure que nous nous rapprochons de Parke, la pente devient plus rapide, nous ne pouvons continuer à avancer directement, vers la cime, il faut obliquer vers la droite en prenant de grandes précautions. Enfin Bessart franchit -Parke et se trouve en surêté de l' autre côté; il tire la corde à lui à mesure que nous avançons, et bientôt nous nous trouvons réunis les trois sur le versant nord, où nous sommes salués d' une façon peu agréable par un vent glacial.

Cette montée nous a pris près d' une heure.

De ce côté, la neige est toute poudreuse, elle ressemble assez à du sucre pilé, et la marche y est à peu près aussi fatigante que dans la neige molle; toutefois la pente est assez douce, et nous avançons sans difficulté vers le sommet, que nous atteignons à onze heures.

La cime du Grand Combin est la plus inhospitalière que je connaisse; depuis huit grandes heures, nous lui faisons une cour acharnée pour l' atteindre, et elle ne nous offre ni une pierre, ni un rocher, pour reposer nos membres fatigués.

C' est une interminable crête de neige, se dirigeant vers une seconde cime qui semble avoir environ la même hauteur, puis vers une troisième moins élevée. La crête surplombe du côté sud, ce qui nous oblige à nous tenir quelques mètres plus bas; de l' autre côté, elle présente une inclinaison assez forte.

Nous n' avons d' autre ressource que de rester debout, ou de nous tailler un siège dans la neige glacée; je prends ce dernier parti.

Le thermomètre marque 4 ° R. au-dessous de zéro. La vue est d' une immense étendue; pourtant la hauteur-considérable à laquelle nous nous trouvons, 4317 mètres, fait un peu perdre les détails, et rend les contours vagues et indécis.

C' est surtout comme étendue et ensemble qu' elle est extraordinaire;

comme beauté je la trouve bien inférieure à celle du Grand Paradis; l' avouerai, je préfère presque la vue du Mont Gelé.

Mais n' est pas une sorte de profanation de chercher à établir des comparaisons, entre des choses si. belles et d' une majesté si complète, chacune avec son caractère particulier?

Mes mauvaises dispositions contre le Combin tiennent évidemment aux circonstances défavorables dans lesquelles je me trouve — d' abord plusieurs des sommités voisines sont couvertes de nuages — puis, assis dans la neige par 4° de froid, dévoré par une soif ardente, les pieds à moitié gelés — la situation est médiocrement agréable. Peut-être aussi, l' idée de repasser sous les séracs pendant l' heure la plus chaude de la journée, contribue-t-elle à refroidir un peu mon enthousiasme. Mais tâchons, si possible, de donner une faible idée de ce qui nous entoure.

A l' exception du Mont Blanc, nous dominons de beaucoup toutes les cimes environnantes; le Combin de Corbassière, si majestueux vu des chalets, ne semble d' ici qu' une infime montagne.

Au loin nous apercevons les quatre géants des Alpes, qui seuls, avec le Mont Blanc, dépassent le Grand Combin de quelques centaines de pieds; ce sont le Mont Rose, le Cervin, le Dôme et le Weisshorn.

La chaîne des Alpes suisses est toute entière devant nos yeux; c' est un véritable fouillis de pics de toutes formes et de toutes hauteurs. Dans un léger brouillard, nous apercevons près de la Dent du Midi la ligne bleuâtre du Léman. Autour de nous, s' étend un vaste désert de neige et de glace, d' une éblouissante blancheur, et tout encadré de sauvages rochers.

On se croirait transporté dans quelque région arctique.

Le grondement des avalanches, vient seul troubler le silence de mort qui règne dans ces régions désolées.

Tout cela est profondément imposant, et me fait tomber dans une sorte de rêverie indéfinissable. Un moment, j' oublie les séracs, le froid et la soif.

Je suis bientôt tiré de mes réflexions par les guides, qui ont tassé la neige sur un petit espace, et qui battent la semelle pour se réchauffer. Je m' avance jusque sur le sommet de la crête neigeuse, pendant qu' ils tiennent la corde serrée, pour me retenir si elle vient à s' effondrer söus moi.

Mon regard plonge à pic dans un abîme de plus de mille mètres, au fond duquel se trouve le Col de Sonadon, le glacier de Mont Durant et le Col de Fenêtre. La chaîne tout entière des Alpes Graies, de la Savoie et du Dauphiné s' étend au loin, les sommités en partie voilées de nuages. La Pointe de Tersiva, le Grand Paradis, la Grivola et le Mont Emilius sont les cimes les plus rapprochées. On les domine trop pour qu' elles aient l' aspect imposant qu' elles prér sentent du Mont Gelé.

Le froid est intense, nous ne pouvons rester longtemps ici, et de l' avis des guides l' heure est trop avancée pour nous rendre sur la seconde cime. Sans provisions et sans bois, nous ne pouvons songer à passer une seconde nuit sous le rocher; je ne tiens guère davantage à coucher dans les chalets de Cor- kassiere;

il faut donc rentrer ce soir à diables, ce qui, suivant l' état de la neige et des crevasses, peut représenter une marche de dix à douze heures.

A onze heures trente-cinq minutes, nous commençons la descente. A peine avons-nous franchi l' arête, que nous sommes à l' abri du vent du Nord, et éprouvons à peu près l' impression que Von ressent en hiver, en entrant par un froid rigoureux dans un appartement bien chauffé.

Les plus grandes précautions sont ici nécessaires; un seul de nous doit être en mouvement, pendant que les autres tiennent la corde tendue d' une main, et s' ac de l' autre au piolet enfoncé à chaque pas aussi profondément que possible. La neige, molle à la surface, est en grains fins au-dessous, et nous ne savons si elle est suffisament adhérente à la glace vive, pour ne pas partir sous nos pieds en forme d' avalanche.

Il est convenu que si nous venons à glisser, nous dirigerons notre chute du côté de la plate-forme; car, à droite et à gauche, sont des précipices dont nous ne pouvons voir le fond, caché par des épaulements de neige. Tout va bien, nous descendons du pied gauche dans l' entaille inférieure, pendant que le genou droit reste appuyé dans celle qui se trouve au-dessus. Cette position nous donne beaucoup de solidité, et nous arrivons sur la plate-forme sans encombre, à midi et quart.

Le thermomètre est à zéro à l' ombre néanmoins le soleil est brûlant. La neige est si ramollie, qu' il serait imprudent de chercher à repasser la grande crevasse par le chemin de ce matin; nous faisons un long détour pour la contourner, en suivant les traces de nos prédécesseurs.

Nous arrivons bientôt aux séracs, et avalons notre dernière gorgée de vin pour nous donner un peu de force. Le mauvais passage est heureusement franchi en quarante minutes, moitié en courant, moitié en glissant. Plus bas nous passons tout à côté des débris d' une avalanche colossale, qui doit être tombée il y a peu de jours, car les angles sont encore tranchants.

Elle couvre tout un pan de montagne, et s' étend sur le glacier sur une longueur de plus d' un quart de lieue, et une largeur d' au moins 150 mètres. Bessart et Perrodin déclarent n' en avoir jamais vu de pareille.

Nous arrivons dans la région des crevasses du glacier de Corbassière. Bessart avance avec une extrême prudence; à tout moment son piolet enfonce de toute la longueur, et il sent le vide au-dessous. On trouverait difficilement dans les Alpes un glacier aussi abominablement crevassé que celui-ci.

Nous suivons autant que possible nos traces de ce matin. Un instant Bessart s' arrête court, et m' appelle à lui: devant moi se trouve un trou de trois pieds carrés, qui vient de s' ouvrir sous son piolet, et au-dessus duquel passaient nos traces de ce matin. Je me couche à plat ventre pour mieux voir.

Qu' on se figure une crevasse énorme, largement ouverte d' un côté à 10 ou 12 mètres de l' endroit où je suis couché, et où le soleil darde en plein ses rayons. On n' y voit qu' aiguilles étincelantes, colonnades de glace aux formes bizarres, offrant les teintes les plus variées, depuis le vert tendre jusqu' au bleu foncé.

Au fond, on entend le sourd murmure de l' eau.

L' effet est saisissant; c' est ce que j' ai vu de plus extraordinaire en ce genre. Pourtant je ne puis m' em pêcher de sentir un frisson me courir dans le corps, en songeant que ce matin, sans nous en douter, nous avons, sur un frêle pont de neige, passé au-dessus de ce gouffre qui aurait pu nous engloutir les trois à la fois.

Nous ne pouvons continuer de ce côté, les crevasses deviennent toujours plus nombreuses et plus infranchissables; il faut nous rapprocher du flanc de la montagne, que nous avons évité jusqu' à présent, à cause des pierres et des blocs de glace qui descendent continuellement. G' est une canonnade incessante, d' un prodigieux effet. En vérité, au Grand Combin, tous les phénomènes se présentent sur une vaste échelle — rien de petit, rien de mesquin. Tout est en harmonie avec l' immensité de la montagne. Enfin nous trouvons un filet d' eau qui serpente sur la glace; on en remplit une bouteille, et, mêlé avec de l' alcool de menthe et du sucre, cela forme un breuvage délicieux qui nous remonte entièrement le moral.

Depuis ce matin, nous sommes exposés en plein la réverbération intense du soleil, et nous éprouvons tous les trois d' assez forts maux de tête. Quelques lavages l' eau sédative ( Raspail ) les dissipent comme par en ehantement. C' est un remède que je ne saurais trop recommander pour les courses de glaciers; on ne peut se faire une idée du soulagement immédiat que l'on éprouve après un semblable lavage. Pour préparer l' eau sédative, il suffit de verser un peu d' ammoniaque et une pincée de sel dans un demi verre d' eau, d' y tremper un mouchoir que l'on se passe à plusieurs reprises sur le visage, en laissant chaque fois la peau se sécher d' elle.

Les plus violents coups de soleil, pris au début, peuvent se guérir rapidement de cette façon.

Bessart et Perrodin, qui ne portent pas de voile, ont à peu près la couleur des pipes culottées qu' ils allument en ce moment. Yers cinq heures, nous arrivons au bivouac, et deux heures plus tard aux chalets de Corbassière, où nous avalons à la hâte quelques tasses de lait: on se remet immédiatement en route, pour atteindre le pied de la montagne avant la tombée de la nuit. Le premier village que nous rencontrons est Lourtier, que je connais avantageusement de vieille date par l' excellent petit vin blanc que l'on boit dans son unique auberge. Il est dix heures et demie du soir; nous réveillons le propriétaire, et avalons trois bouteilles de petit blanc.

A minuit un quart, nous rentrons à l' hôtel Perrodin à Chables.

Nous sommes donc restés vingt et une heures et demie en route, presque continuellement en marche, et pendant treize heures nous n' avons pas quitté la neige et la glace.

L' ascension du Grand Combin, sans présenter de très-grandes difficultés, est assurément une des plus longues, des plus pénibles et des plus fatigantes. Quant au danger, je n' en ai trouvé d' un peu sérieux qu' au passage des séracs, et peut-être à celui des grandes crevasses du glacier de Corbassière.

D' autres, suivant leurs relations, Font rencontré à la dernière pyramide; cela dépend naturellement tout à fait de l' état de la neige et de la glace, qui peut rendre ce dernier trajet ou beaucoup plus facile, ou plus périlleux que nous ne l' avons trouvé aujourd'hui.

Néanmoins je suis certain que, même en glissant, on pourrait avec un peu de sang froid et d' habileté, s' arranger de façon à arriver sur la plate-forme. Ce serait à la vérité une rude glissade de quelques centaines de pieds, qui pourrait produire des frottements désagréables; mais dont on se tirerait sain et sauf, à condition pourtant de ne pas être happé au passage par la cx*evasse.

Je prends congé de Justin Bessart, que je puis recommander comme un des meilleurs guides du Valais. Sans être tout à fait aussi fort que son frère Séraphin, qui passe pour l' homme le plus robuste de la Vallée de Bagnes, il a toutes les qualités qui font un bon guide et un agréable compagnon de voyage — force, prudence, bonne humeur, dévouement absolu, et de plus il est vraiment infatigable.

Je n' ai également qu' à me louer sous tous les rapports de Fabien Perrodin, excellent pour le Grand Combin.

Je résume mes impressions, en disant que, de toutes les courses que j' ai faites depuis quatorze ans dans les Alpes, la plus intéressante et la plus magnifique est incontestablement celle du Grand Paradis. Très-difficile et périlleuse du côté de Cogne, elle est assez facile et sans danger, avec un beau temps, par le versant de Val Savaranche.

A part les rochers un peu fatigants à escalader, et la dernière montée qui est assez rapide, je la comparerais volontiers comme labeur à celle du Breithorn de Zermatt.

Le 6 août, à neuf heures du matin, je quitte Chables pour descendre la belle et fertile Vallée de Bagnes; j' arrive à midi à Martigny pour prendre le train de Genève, et rentre le lendemain à Bâle, enchanté de mon excursion, plein d' une nouvelle santé, et ayant, selon la pittoresque expression du professeur Tyndall, brûlé dans une large mesure, la graisse et le virus des grandes villes à l' oxigène de la montagne.

: I i-nv,i,:-ïfti. l' fi ,'îJ- .i

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