Au Val Calneggia
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Au Val Calneggia

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OU les plaisirs de la découvertePar André jaquemard

Lorsque je remontais le Val Bavona, elle m' avait tenté, cette vallée perdue, dont le gradin domine le hameau de Foroglio. Qu' y avait-il derrière ce seuil que franchit d' un bond la « froda », la belle cascade qui chante, dans ce coin écarté du Haut-Tessin, une chanson si mystérieuse? Il y a, dans ces vallons discrets que dédaigne le touriste pressé, les trésors des sites cachés, le charme presque inquiétant des pays vierges. Oui, sans doute, les gens de Cavergno y montent à leurs mayens, à leurs alpages; les guides signalent que, tout en haut de l' étroite vallée, dorment les lacs de la Crusa. Il s' agit d' un paysage sans glaciers, d' altitude très modeste. Rien qui puisse attirer l' ama d' escalades; point de sommet « classé »; des sentiers faciles, des rochers sans intérêt. Alors, on passe... On n' entend pas l' appel du silence, l' appel de l' inconnu, qui murmure, du fond des vallées perdues. Et je passai...

J' y songeais bien souvent depuis, à cette porte du Val Calneggia. J' ima le monde endormi sur lequel elle pouvait s' ouvrir. Pour celui qu' attire la solitude, il n' est point de chemins déjà parcourus. Et la course que l'on fait 1 Ce passage est marqué en pointillé sur la carte 1:25 000.

pour la première fois sera toujours une « première »! Le mystère, l' inconnu, l' inexploré, il n' est point tant dans les lieux qu' en toi-même. Les joies de l' ex, c' est ton désir qui te les ménage. Et le site se prêtera, avec tes rêves, avec tes illusions, à d' étroites complicités. Le Pays inconnu est peut-être là, tout près, puisqu' il s' est d' abord lentement élaboré en toi-même... Si d' étranges correspondances s' établissent, entre ton désir et cette réalité qu' il transfigure, tu pourras entrer dans le Pays mystérieux; il sera à l' image de ton rêve.

Un séjour d' une semaine à Foroglio devait me permettre, un an après mon premier passage, cette émouvante confrontation. Mais encore fallait-il créer, autour du Val Calneggia, obscur repli des Alpes tessinoises, l' ambiance favorable. Alors, je n' emporterai ni carte, ni boussole. Je n' ouvrirai pas ce guide qui me leurre des espoirs d' un itinéraire facile. Le premier qui mit le pied dans une contrée vierge n' avait autre chose que son but, qu' un nom, une direction. Il me suffit de savoir que, tout là-haut, je trouverai les « Laghi della Crusa ». C' est vers eux que je partirai.

Le sentier rocailleux s' élève derrière la minuscule chapelle de Foroglio, en lacets rapides. A gauche, la cascade déroule son écharpe, toujours recommencée. Le gradin franchi, sur des balcons qui dominent les châtaigniers, on arrive à l' entrée du vallon. Des prairies offrent leur douceur, dans le cadre rigide de parois rougeâtres. Des mayens s' éparpillent et un curieux petit pont franchit le torrent de son dos voûté. Où suis-je? Ce pont a-t-il été copié dans quelque estampe japonaise ou chinoise? Pourquoi ces visions fugitives d' Extrême, dans ce paysage tessinois? Il n' importe: le Val Calneggia possède le « pontito » le plus charmant que je connaisse; je ne veux pas d' autre certitude.

Le sentier remonte le fond de la vallée, à travers les blocs épars, parmi les éboulis. A gauche, à droite, d' autres cascades descendent, lés de satin, bandes de gaze, mousselines qu' emporte le vent...

Pays de contrastes: la grâce de ce ciel, les combes bleuâtres des montagnes, là-bas, de l' autre côté du Val Bavona, dont on ne voit plus le fond; et puis la rudesse de ces rocs entassés, l' aspect élémentaire, primitif, de ces empilements. Un monde fragile, que construisent les eaux courantes, les arbres, les fleurs; un monde minéral qui s' effrite, dans la lente usure des roches, loin des présences humaines.

A mi-chemin entre le portail d' entrée et le cirque qui ferme le vallon, quelques « cascine » adossées aux pierres, sont envahies par une végétation d' herbes folles. Curieuses maisons: on les distingue mal des blocs qui les dominent. Où commence la pierre, où finit le travail de l' homme? Ici, la caverne prolonge les murs; là, un appentis complète l' auvent d' une saillie surplombante. Etranges impressions: tout à l' heure, un pont japonais vous faisait signe; maintenant, voilà un village néolithique.

Je m' arrête devant l' hémicycle de murailles qui ferme le vallon. Deux passages s' ouvrent dans ces gradins où des bandes de gazon, de maigres forêts buissonnantes alternent avec des bancs de rochers à pic, où se poursuit le jeu bondissant des cascades. A gauche, une longue pente d' herbe et d' éboulis; à droite, on devine les lacets d' un sentier qui escalade les murs dénudés. Joies de l' exploration: faut-il prendre à gauche, marcher vers ce col qui s' échancre, tout là-haut sous la fuite éperdue des nuages? Mais l' éclaboussement d' une cascade, au tournant du sentier, est comme une invite: je prendrai à droite.

Nouvelle surprise; les milliers de marches d' un interminable escalier s' accrochent au flanc d' un ravin abrupt. Un escalier de granit, soigneusement construit, avec de belles dalles, minutieusement consolidées. Pourquoi tout ce travail? Pour les bêtes du troupeau, dont on entend les cloches, sur le gradin supérieur? Une heure de montée sur ces degrés qu' on dirait préparés pour la descente sautillante de quelque danseuse. Sur le rebord, les dernières « cascine », le dernier troupeau. Le sentier se perd dans les orties, devant le dernier chalet.

C' est alors que commence vraiment l' exploration. Un premier essai se termine dans une impasse: des plaques lisses, trop redressées, m' obligent à une fuite sur la gauche. Une fuite qui me mènera, après trois heures de vagabondage à travers un paysage bouleversé, dans un labyrinthe de plates-bandes gazonnées et de murs de rochers, puis sur une crête d' où je ne découvrirai que la houle des montagnes bleuâtres, à perte de vue. Il faut rede-cendre au dernier alpage. Ce torrent, qui dégringole dans l' étroit canal d' un ravin, ce doit être l' émissaire des lacs. J' y avais pensé, mais il fallait suivre les règles du jeu, et il est bon d' errer, de se perdre...

Cette fois, je gravis la côte raide qui flanque le bord droit de la faille. Une escalade amusante, sans aucun danger; partout les troncs des mélèzes, puis les souches rabougries des buissons offrent des prises faciles. Il semble pourtant qu' au delà de la coupure on aperçoive, dans les pentes herbeuses, les traces d' un sentier. Je me refuse à y voir les bonds de quelques chèvres curieuses.

Passée la limite des arbres, j' arrive dans la lune. Une lune où il y aurait encore de l' herbe, pourtant. Mais c' est bien à la lune que je prête cet aspect de monde foudroyé, victime d' une mystérieuse colère.

Une dernière pente raide, le vide se creuse devant moi. Tout au fond, enchâssé dans toute cette grisaille, il est là, étrangement vert, le Lac de la Crusa. Un silence pèse sur ces eaux que n' agite pas la moindre brise. Oui, tu es bien le premier à rompre de ton appel cette épaisseur de silence; tu es bien le premier à tremper tes mains dans cette transparence. Et ce geste d' offrande, c' est le premier sacrifice aux dieux inconnus qui dorment dans la profondeur...

Au cours de la descente, j' ai bientôt retrouvé le troupeau des chèvres; mes pas m' ont conduit sur des traces de sentier. J' ai passé vers cet abri de pierres sèches, qu' on n' avait pas vu — ou pas voulu voir — tout à l' heure. Et le berger rencontré s' est étonné de l' obstination de cet étranger qui s' en allait, malgré les appels, vers des chemins absurdes...

On veut bien, maintenant, essayer de comprendre le dialecte chantant des pâtres; on veut bien accepter leur offrande de lait. On veut bien retrouver, dans la nuit faite, les traces presque familières du sentier suivi le matin, à l' aube. On veut bien prêter l' oreille à la chanson de la « froda », retrouvée, mais toujours énigmatique.

Val Calneggia! Qu' est que je venais chercher dans tes replis? A mon désir, tu as donné la plus belle des récompenses: tu m' as rendu mon enfance.

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