Auguste Baud-Bovy, peintre de montagne
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Auguste Baud-Bovy, peintre de montagne

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Peintre de montagne.

Par le Dr Léon Weber-Bauler.

Au mois de février de cette année s' est ouverte à Zurich une exposition des œuvres du peintre suisse Aug. Baud-Bovy, celui que Puvis de Chavannes a appelé « le Chantre de la Montagne ».

Nous saisissons cette occasion pour parler aux fervents de l' Alpe de l' artiste qui a inauguré une manière nouvelle de voir et de représenter la montagne.

Maurice Jeanneret, dans une étude excellente, parue ici même ( Les Alpes, mai 1928 ), faisait un historique très documenté de cette question et plaçait Baud-Bovy en première ligne de ceux qui, abandonnant le romantisme pittoresque ou dramatique dont les principaux représentants furent Diday et Calarne, s' attachèrent à faire vivre la montagne de sa vie propre si riche en formes, en couleurs, en expression.

Auguste Baud-Bovy naquit à Genève en 1848, à cette époque qui nous recule de près d' un siècle, où des gravures charmantes nous montrent la petite cité entourée de campagnes pittoresques, bornées de sommités décoratives et anodines. L' attrait puissant vers la source des pures jouissances que procure la contemplation et l' étude de la montagne pour elle-même n' avait pas encore pénétré les ateliers de peinture. L' alpinisme n' était qu' à ses débuts; la vraie montagne était lointaine et inaccessible à la génération des artistes qui vécurent le second milieu du siècle dernier. Aussi Baud-Bovy fit-il comme les autres: il devint un scrupuleux dessinateur, un peintre de modèles et de beaux portraits, un excellent professeur. Il conforma son talent à celui des grands maîtres de l' époque, à Courbet, à Corot, réalisa les enseignements théoriques de Barthélemy Menn et devint un peintre d' atelier éminent. A l' âge de 34 ans, il quitte Genève pour Paris et va vivre à la source même de la grande culture intellectuelle et artistique du monde. Il réussit à s' y faire de merveilleuses amitiés et à se créer une place de renom. Mais, de corps athlétique, de cœur droit, aristocratique, un peu ingénu, il se sentit petit à petit comme noyé dans ce milieu de tous les raffinements de l' esprit, et aussi de toutes les compromissions, de tout l' artificiel de la vie d' une grande ville. Au bout de quelques années de luttes et de travail intenses, il fut envahi d' une vague nostalgie. Il rêva du pays natal.

Le pays natal! Il entrevit l' atmosphère limpide de nos Alpes, les nuées qui montent des abîmes et caressent les sommets, les eaux cascadantes, les pâturages qui ondulent doucement jusqu' à la roture des précipices, les glaciers lointains qui palpitent à la ligne des cieux et s' allument de reflets imma-tériels; il rêva du soleil, vainqueur de l' opacité de la matière, qui triomphe et répand la vie dans la vallée frissonnante de la rosée du matin; il imagina, en des perspectives hardies, nos grands lacs qui étalent le miroitement de leurs eaux sous le jeu des vapeurs et des rayons, encerclés de leurs rivages mollement ondulés; il vécut d' intuition le frisson de la solitude alpestre et comprit l' échelle minuscule de l' homme qui lève lentement les yeux pour mesurer la masse des géants de pierre.

Alors, adieu Paris! Adieu, cénacles littéraires et artistiques; adieu, pavé boueux, crottin, bruit, pipes, oripeaux d' ateliers; adieu, théâtres et déclamations, intrigues d' expositions, luttes d' influence et de primauté; adieu aussi douce lumière d' Ile de France et vous, artistes français, purs cerveaux créateurs, peintres subtils, qui allez de votre côté vous libérer des entraves urbaines et aspirer le plein air de Barbizon. Baud-Bovy est comme vous: il abandonne Paris, il revient aux sources vives de la nature. Et où va-t-il? A Aeschi.

Aeschi, l' idylle de la Suisse agreste! Qui ne connaît cette douce croupe préalpine qui s' arrondit entre un lac de saphir et une immense vallée bernoise. Qui ne s' est senti caressé, au cœur de l' été, par sa brise rafraîchissante courbant en rythmes ondulés une herbe que seuls les Bernois savent faire pousser; qui n' a contemplé ses chalets centenaires et historiés; qui n' a entendu avec recueillement tinter la cloche de son église; qui, le soir, n' a vu arriver avec un certain serrement de cœur l' ombre du proche géant Niesen.

Tout ceci, au débarqué de Paris, Baud-Bovy le vit, le sentit, l' incorpora: un air nouveau entra dans ses poumons, un enthousiasme nouveau fit battre son cœur, une énergie nouvelle envahit son cerveau. Il était poète, il était peintre, donc il sentit, il vit mieux que nous, communs mortels. On comprend la révélation, on comprend l' emprise: il voulut réaliser le rêve des ans passés, être le chantre de la montagne par le pinceau.

Mais tout de suite surgirent des difficultés sans nombre. Personne n' avait peint les hautes Alpes d' après nature et à un moment où la technique du plein air n' était pas encore complètement fixée. Peindre d' après nature un sujet aussi formidable que la haute montagne avec les automatismes professionnels d' atelier était impossible: il fallut tout apprendre à nouveau. Baud-Bovy y apporta l' acharnement de son généreux tempérament. D' abord être fidèle à la réalité. Il fit monter à dos d' hommes d' immenses toiles sur l' Almend, à Bundalp, à Hochkien; il eut la déception de voir venir la pluie et les brumes qui rompent l' éclairage préconçu; il vécut durant des mois la vie fruste des bergers, ses compagnons, attendant l' éclaircie; aussi quelle joie, après les longs jours de mauvais temps, quand un matin, l' air fraîchit et que, par delà le pâturage encore chargé d' eau, entre les dernières brumes qui se dissipent, brillent les cimes lointaines éclatantes de neige fraîche. Qu' importent maintenant les déboires passés, les longues nuits dans une étable humide, qu' importent le vent qui secoue l' immense toile, et l' échelle branlante sur laquelle il faut monter pour peindre: l' ardeur créatrice étreint l' artiste et fait battre son cœur d' un rythme précipité. Mais il est d' autres attentes, d' autres désirs: ce n' est plus l' éclat de l' été qu' il faut, mais les tons mélancoliques de l' arrière. Les bergers ont quitté les chalets, le peintre reste dans la solitude et le silence précurseurs de la mort hivernale. Et voilà enfin que le temps se gâte, que les brouillards s' assemblent, que tout devient grisaille et tristesse; c' est de nouveau l' appel au travail pour saisir l' effet d' un moment, car la tempête de neige n' est pas loin.

Voilà deux phases, deux images du travail du peintre d' altitude; elles montrent la dose de patience et d' énergie nécessaires pour accomplir une œuvre sincère et vraie.

Baud-Bovy exécuta de la sorte de vastes compositions où l' homme joue la première place et qui sont connues de tous. Il peignit le « Schlitteur », les « Lutteurs », le « Lioba », la « Distribution du sel »; tous ces tableaux qui se trouvent maintenant dans les musées suisses et qu' il nomma les « Gestes héroïques du berger ». Certes, pour l' œil moderne, libéré de toute contrainte classique, ces grandes œuvres, bien balancées, longtemps mûries, peuvent sembler conventionnelles; il faut les voir conçues et produites il y a quarante ans et comprendre tout ce qu' elles avaient de nouveau et de vivant à cette époque encore pénétrée d' intellectualité, de raisonnements, de théories, d' abs et dont le grand professeur d' art Barthélemy Menn, le maître de Baud-Bovy, fut un des plus éminents représentants. Déjà dans ces œuvres joue la lumière des altitudes, et un remarquable équilibre dans la facture des plans: facture solidement anatomique des sujets humains, facture aérienne du décor.

Or, à peindre des hommes en pleine nature de la même manière qu' à l' atelier, Baud-Bovy comprit que l' essentiel n' était pas l' homme, mais l' homme. Et cet homme-esprit eut la vision que, justement, ce qui semblait décor et accessoire devait être sujet et essentiel; que le berger qui lance son appel dans le vide ouvert à ses pieds ne prend sa valeur que parce qu' en face se dresse, entre les nues, un sommet et, par-dessus ce sommet, l' immensité du ciel. Alors pourquoi ne pas s' attacher à peindre cet essentiel, pourquoi ne pas abandonner l' image de l' homme pour l' image de la pure montagne, animée elle aussi d' une vie propre non encore figurée par aucun peintre? Ce fut la découverte de Baud-Bovy et la nouvelle tâche à laquelle il voua son talent.

Désormais, ce que fait l' homme, chalet, barrière, sentier, ou l' homme lui-même, ne sont plus là que pour montrer l' échelle de l' immensité de la montagne, cette nouvelle entité personnelle et spécifique. Baud-Bovy comprend l' intérêt passionnant de l' analyse de cette entité: analyse scrupuleuse de la forme géologique, des érosions, des éboulements, de la structure des roches et de leur délitement, du revêtement des méplats par les gazons et aussi de la parcelle de vie dans cette stabilité architecturale: cette eau courante qui, petit à petit, parce qu' elle se meut, aura raison de l' immobile.

Baud-Bovy devint ainsi le pionnier des peintres d' une montagne nouvelle, vestige des forces immenses qui, au cours des âges du miocène, soulevèrent l' écorce de la terre.

Mais, de même que les Alpes d' arrière servirent d' atmosphère à ses figures de bergers, de même Baud-Bovy vivifia ses montagnes en les animant d' une ambiance d' air, de nuages, de cieux et de rayons: il tenta, comme dit Huysmans, de « résumer le drame qui se joue entre la lumière et le roc ». Sans cette lumière, elles ne seraient qu' une sèche anatomie, grâce à elle, elles s' éveillent, prennent forme animée et, comme telles, pour l' artiste qui les voit, les reproduit, les habille au gré de son rêve, elles deviennent des entités symboliques: elles s' appelleront désormais non plus Wilde Frau, Spieggen-grund, ou Lac Léman, mais « La Cime », « Solitude » ou « Sérénité ».

Dans ces dernières toiles, qui furent l' essence même de l' âme de Baud-Bovy, tout se simplifie et se subordonne à l' idée, sans perdre ce caractère d' exactitude réaliste qui a été le credo des œuvres de son époque et que le modernisme décoratif a modifié de nos jours. Pour le comprendre, il faut comprendre cette époque. Notre vision et nos exigences en peinture ont changé, notre œil moderne appelle le resserrement des formes et la recherche précieuse, souvent conventionnelle, des tons et nous, alpinistes, nous subissons aussi les exigences du temps. Et puis, nous avons pénétré au cœur même de cette reine-montagne: sa masse imposante, Baud-Bovy l' avait vue sur un trône, nous la voyons à nos pieds. Nous avons parcouru ses méandres secrets, nous avons forcé ses cheminées, mordu de nos crampons ses contreforts de glace, nous avons planté nos piolets sur les corniches terminales de ses sommets. Pour bien des alpinistes, la montagne-reine est ainsi descendue de son trône de rêve: nous avons vaincu, nous avons dompté la fière Brunehilde; elle est entrée dans l' ordre démocratique, elle a été asservie par les foules: objet d' âpres combats sportifs, elle a perdu cet aspect mystique dont l' avait auréolée, en ses toiles symboliques, l' artiste, le contemplateur. Mais les goûts des hommes changent, les œuvres restent et jalonnent les étapes du progrès. La vision alpestre de Baud-Bovy est un de ces jalons.

Son œuvre se résume en deux phases.

Baud-Bovy, peintre de portraits, est d' abord impressionné par les travailleurs de la montagne, comme Millet et Bastien Lepage le furent par les travailleurs de la glèbe française: il les vit dans leur dynamisme, créateur de prospérité, au sein d' une nature rebelle: de là ses grandes compositions de bergers. Mais la difficulté même de la technique, de la pose, de l' échelle envisagée immobilisèrent ces grandes toiles et en firent des compositions statiques. Puis, mûrissant sa conception première, Baud-Bovy rendit dynamique ce qui semblait essentiellement statique: la montagne elle-même. Il y arriva par étapes, perfectionnant sa vision et aboutit tout près de la réalisation, quand une maladie fatale le surprit en pleine force créatrice.

Mais la valeur expressive de cette montagne, ossature de la patrie, en relation avec l' homme qui projette son sentiment sur le monde animé et inanimé, était trouvée. Sur les traces de Baud-Bovy, la peinture alpestre devait se développer avec d' autres moyens d' expression, mais il restera comme le premier qui ait conçu l' Alpe avec une pénétration, une droiture, une prévision poétique indéniables et lui voua un culte qui alla jusqu' à lui donner sa vie.

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