Avec le Piper au Mont Blanc
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Avec le Piper au Mont Blanc

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Par Arthur Visoni

Avec 2 illustrations ( 52, 53 ) ( A mes camarades ) /. Tentative La parution — dans l' Express du 29 août 1951 — d' un article de René Delange sur l' exploit de Durafour qui réussit, il y a 30 ans, à se poser sur le Mont Blanc, déclencha le coup de téléphone fixant le premier entretien que j' eus avec Georges Zehr.

L' aviateur me fit part de son intention — mûrie puisque antérieure à l' article précité — d' atterrir au Col du Dôme avec un avion « Piper » de 65 ch ., et me demanda si je voulais accepter de former une équipe d' alpinistes qui serait chargée de préparer son atterrissage. Je fus vite d' accord car, en plus du grand intérêt que présenterait une telle collaboration au point de vue alpin, je songeai à la contribution qu' apporterait cette audacieuse entreprise dans le domaine pratique du vol en haute montagne. Nous échangeâmes aussi quelques idées sur le profit qu' on pourrait en retirer en faveur du sauvetage par avion. Ce dernier élément conférait une réelle valeur à une tentative qui semblait ne devoir être, au premier abord, qu' une performance sportive.

La date fut fixée à fin septembre dans l' espoir que l' instabilité du temps qui caractérisa cette année ferait place à la période de jours ensoleillés propre à l' automne. Le secret le plus absolu devait être garde sur l' essentiel du projet. Les préparatifs commencèrent immédiatement.

Il me fallait trois compagnons entraînés, skieurs et surtout bons montagnards. Mes jeunes amis du CAS, Walter Riesen, Lucien Schwab et Jean- Maurice Maillard, acceptèrent avec l' enthousiasme de leur âge. La question professionnelle réglée en vue d' un départ subit, je n' eus plus qu' à calmer, jour après jour, leur impatience de connaître le but de la mystérieuse expédition.

La feuille topographique Mont Blanc de la carte Vallot au 20 000 que je soumis au pilote nous permit, grâce à la précision de ses courbes de niveau, de situer exactement le point d' atterrissage, à quelques dizaines de mètres de celui de Durafour, au pied de la pente rapide qui monte vers le refuge Vallot. Le temps devait être le principal atout, mais il subsistait une inconnue assez délicate: la qualité de la neige. Il était impossible d' estimer à l' avance l' action de la température et du vent à un endroit aussi exposé. L' aviateur se proposait d' atterrir sur roues et de décoller sur des skis amovibles. Nous devions préparer une piste de 80 à 100 mètres de longueur sur 6 à 8 mètres de largeur. L' heure de l' atterrissage, 13 heures, fut jugée la plus favorable aux courants ascendants nécessaires à l' avion « Piper » dont le plafond de vol n' atteint que 3500 mètres.

Dès le 17 septembre nous étions tous quatre prêts au départ. Au cours de la semaine Georges Zehr renouvela un vol d' essai sur le massif du Mont Blanc. Enfin une haute pression située sur la Norvège détermina notre décision de partir le samedi 22 septembre. G. Zehr, qui devait prouver par la suite ses excellentes qualités de pilote, se montra aussi habile chauffeur en nous conduisant en deux heures et demie de La Chaux-de-Fonds à Genève. Au studio de la radio nous fîmes la connaissance du passager, Jean-Paul Darmsteter, reporter aéronautique. En quelques minutes il nous mit au courant de l' emploi de l' appareil d' enregistrement radiophonique que nous emporterons.

Nous n' étions pas de trop pour remplir la tâche qui nous attendait: elle consistait à enregistrer notre montée au Col du Dôme, à préparer la piste, à photographier et à décrire l' arrivée du Piper. Le reporter nous succéderait ensuite au micro.

Cependant que nous nous installons pour un dîner rapide au buffet de la gare des Eaux-Vives, nous sommes surpris de voir sur l' une des cloisons des photos de Durafour avec son Caudron au Col du Dôme; cela nous paraît un heureux présage.

Rendue plus pittoresque par l' automne qui, timidement, pose ses premières touches colorées, la vallée de F Arve défile sous nos yeux. Le soleil l' abandonne déjà, mais ses rayons font étinceler, dans une apparition soudaine, les sommets neigeux du Dôme du Miage et de l' Aiguille de Bionassay. Un touriste genevois, avec qui nous échangeons quelques mots, nous apprend que le téléférique des Pèlerins ne fonctionne pas; un cable usé n' offre plus, paraît-il, un coefficient de sécurité suffisant. Cet imprévu nous cause un réel souci; mais l' optimisme reprend vite le dessus. L' événement étant prévu pour lundi, nous disposons du dimanche pour atteindre les Grands Mulets.

A Chamonix, le Bureau des guides nous confirme la mauvaise nouvelle. Nous fixons alors notre départ au lendemain avant l' aube, tandis que deux porteurs, qui se chargeront de trois de nos sacs, décident de monter immédiatement jusqu' à la station des Glaciers1.

Un silence intégral de fin de saison plane sur la petite ville savoyarde à 2 h. y2 du matin. Nos pas assourdis ne réveillent nul écho lorsque nous passons devant le monument immortalisant de Saussure. Dans l' obscurité, les multiples sentiers aboutissant à la cascade du Dard forment un écheveau que nous n' arrivons pas à débrouiller, ce qui donne l' occasion à Walti de fredonner un refrain où Arthur rime avec aventures. Enfin, vers 7 heures, un déjeuner aussi imprévu que bienvenu au... Plan de l' Aiguille, nous fait oublier la rude grimpée.

Tandis que nous cheminons dans le jour grandissant, de vilains nuages, sur la signification desquels on ne peut se tromper, ont envahi peu à peu le ciel. Cependant l' espérance nous emmène; nous atteignons rapidement la gare des Glaciers où nous prenons nos charges, puis le petit sentier conduisant au Glacier des Bossons.

Après la fastidieuse marche d' approche, la glace, élément cher à l' alpi, nous stimule en éveillant notre attention. Nos crampons mordent de toutes leurs pointes, et bientôt nous nous faufilons entre les séracs de la Jonction. L' enchevêtrement des crevasses devient indescriptible. Le passage-clé permettant de sortir de ce labyrinthe — un mur entre deux gouffres — nécessita la taille de prises pour les mains. Au-dessous des Grands Mulets nous croisons une caravane d' une douzaine de guides et d' alpinistes, venant du refuge du Goûter. Au Col du Dôme, le vent violent les a contraints à abandonner, tandis que les nuées prenaient possession du sommet du Mont Blanc. Peu après notre arrivée au refuge, la pluie se mit à tomber.

Bien que l' expédition semble sérieusement compromise, nous nous installons dans la petite salle des guides après un rapide et indispensable nettoyage des lieux. Nous cuisinons sur notre réchaud, car ce jour-là l' hôtellerie des Grands Mulets était dépourvue de bois. Faut-il attribuer le manque de combustible, surprenant, à une coutume établie chez nos voisins ou à la saison avancée? Ce fut en vain, d' ailleurs, que nous cherchâmes un balai ou ce qui pouvait en tenir lieu. Sans doute avait-il été brûlé!

Dans la chambre éclairée d' une bougie, malgré la triste chanson de la pluie qui pénétrait par le carreau cassé d' une des fenêtres, régnait une atmosphère d' intimité. A peine fûmes-nous attablés dans le cercle de lumière dessiné par la petite flamme que les ombres, autour de nous, se mirent à vivre. Gaiement la soirée passa à converser, à chanter, cependant qu' un premier enregistrement nous apprenait à manipuler la boîte infernale.

Plus tard, sur le point de m' endormir, j' entendis le vrombissement — impressionnant dans la nuit — d' un avion de ligne qui passait au-dessus du Mont Blanc. Et je voyais en imagination un grand oiseau rouge s' envoler 1 En réalité, ils les transportèrent jusqu' à la gare des Pèlerins, à une demi-heure de Chamonix, pour les faire monter par le téléfériquel Nous apprîmes plus tard que celui-ci fonctionnait officieusement, sans horaire.

dans le ciel bleu. En capricieuses spirales, éludant l' invite des précipices, il s' élève très haut. Longtemps il plane autour de la montagne austère; la confiance le guide. Un bourdonnement insolite le suit dans l' air raréfié, tandis qu' une ombre effleure la neige à son passage. Dans une orbe il s' approche; il s' abandonne et vient se poser sur l' épaule blanche du fier sommet.

Lorsque nous nous levons, lundi à 4 heures, reposés mais anxieux, nous ne sommes pas surpris de constater qu' il a neigé et que le brouillard nous entoure. Les dispositions sont prises pour le cas où il surviendrait une amélioration subite. Mais, hélas! le vent persiste et la hausse de l' altimètre s' accentue. Peu après 8 heures nous décidons, bien à regret, le retour dans la vallée.

II. L' atterrissage La période de beau temps qui s' annonça au début d' octobre et dura près de trois semaines, devait se montrer favorable au déroulement des événements qui suivirent. Mes chers « poulains » n' ayant pu repartir à cause de leurs obligations professionnelles, ce sont mes camarades de course Jean Riesen, Jean Mathys et William Cosandier qui participent à la nouvelle expédition dont la date avait été fixée au jeudi 4 octobre. Après une dernière entrevue avec Georges Zehr qui me confirma l' excellence des prévisions météorologiques et m' apprit qu' un cinéaste accompagné de deux guides Chamoniards se joindront à nous, nous quittons la métropole horlogère dans la matinée. Conduite par Jean Riesen qui, malgré l' horaire limité, se montre plein d' égards pour les imprudents à deux et à quatre pattes, notre voiture est prise, à midi, par le flot des véhicules coulant dans les rues de Genève et roule maintenant en direction de Chamonix.

Le décor automnal, dans la vallée savoyarde admirée du train la semaine précédente, s' est enrichi de colorations plus hardies. Un ciel sans nuages et sa promesse d' un temps magnifique — conditions idéales préludant à l' action prochaine — contribuent à l' éclosion de ce sentiment si fugitif qu' est le bonheur.

L' expérience m' ayant instruit, nous stoppâmes devant la gare des Pèlerins d' où, au surplus, un transport spécial était prévu à notre intention. Nous y retrouvâmes les autres membres de l' expédition: le cinéaste Bartel et les guides Burnet et Fontaine. J' allais oublier la boîte infernale apportée par le passager du Piper et qui reprit sa place dans un de nos sacs. J' aurais aimé, avec mes camarades, flâner quelques instants, humer l' air du pays, admirer les aiguilles fantasques; mais à peine le transbordement de notre attirail fut-il effectué que la cabine nous enleva. L' appréhension puis le soulagement marquèrent le passage du onzième pylône où se situait l' avarie du câble.

Cependant que nous suivions le sentier prenant en écharpe les couloirs de l' Aiguille du Midi, une inquiétude me pénétrait à la vue de la neige tombée quelques jours auparavant. Trouverons-nous, là-haut, un terrain soufflé et dur, ou — ce que je craignais — la neige poudreuse et profonde? Ces questions harcelèrent mon esprit jusqu' au glacier. Avant de se cacher derrière le socle massif de l' Aiguille du Goûter, le soleil fit étinceler, une dernière fois, la parure préhivernale dont s' était revêtue toute la montagne. Pénible devint la progression, sur le long parcours des séracs, avec la neige qui les recouvrait.

A l' approche du crépuscule, qui s' étendait doucement sur les vastes champs neigeux et drapait artistement les bas-reliefs, nous déposâmes skis, piolets et crampons au pied du rocher des Grands Mulets. Malgré son inconfort, le vieux refuge était apprécié et ce fut avec un peu d' émotion, provenant des souvenirs aussitôt évoqués, que je conduisis mes amis dans la petite chambre restée encore proprette. Les Chamoniards s' étaient installés dans la grande salle où vinrent encore s' attabler, une demi-heure plus tard, M. Thiard, envoyé par le journal lyonnais Le Progrès, et son guide Leroux: reportage et cinéma venaient rompre le charme, fait d' un peu de mystère, qui enveloppait l' expédition. Si la première tentative restait plaisante par la caractéristique que lui imprima le sceau de la discrétion, la seconde, malheureusement, semblait perdre une partie de son attrait dans la publicité. Enregistrer la première étape, préparer soigneusement nos sacs et fumer une bonne pipe occupèrent la veillée. L' équipement — le même qu' il y a dix jours — comportait tout l' indispensable, y compris le traîneau Gaillard-Dufour.

La sonnerie de la montre-réveil nous fit sortir, à 3 h. %, des maigres couvertures sous lesquelles le froid avait petit à petit supplanté la chaleur. Tandis que l' aurore effaçait les étoiles, alors que la vallée, remplie d' un fleuve de nuages, était encore sombre, quatre silhouettes, bientôt suivies de cinq autres, déroulaient, sur l' immense étendue glacée, un ruban aux capricieux méandres. Un rude effort, soutenu par une joyeuse impatience, s' inscrivait dans la trace. Pour éprouver les énergies, la croûte de glace, dénudée par la tempête et qui faisait glisser les skis en arrière, apparaissait aux endroits les plus escarpés et les plus exposés.

Le soleil éclairait déjà le Grand Plateau quand les skieurs, passant sous les séracs du Dôme, attaquèrent de flanc la côte rapide. Il y avait près de quatre heures que la caravane — non encordée — était en route lorsque, les skis ayant été enlevés au milieu de la pente, les premiers équipiers débouchèrent à 4000 mètres. Le Mont Blanc, cette fois, nous accueillait favorablement; entouré de ses brillants satellites qui le faisaient paraître encore plus élevé, sa majesté nous émerveillait et semblait inviolable. La montée reprit au fur et à mesure des arrivées. Suivant le rythme réglé par l' entraînement et la réaction individuelle à l' altitude, la colonne s' échelonna sur les 250 mètres de dénivelée du Col du Dôme, où s' alignèrent, vers 10 h. 15, les premiers sacs.

Le temps restait idéal. Un léger vent du sud tempérait le rayonnement et la réverbération. Par contre, la neige, poudreuse sur fond peu consistant, se montrait défavorable. Pouvions-nous en améliorer les conditions? Oui, s' il était possible de la damer suffisamment. Je saisis soudain toute l' importance du temps qui nous était imparti jusqu' à l' heure fixée pour l' atterrissage. Sans perdre une minute, après examen de l' emplacement choisi, je me mis en devoir de tracer le rectangle de la piste cependant qu' arrivaient mes camarades:

« Ah! Quelle montée! J' ai perdu le souffle 1 » annonçait Jean, le coureur de fond, en faisant basculer son sac.

« Ça va très bien! » souriait William qui s' était sagement ménagé.

Quant à Jean Riesen, il concluait, tout en bourrant sa pipe:

« Je tiens le coup à la montée, mais, on verra à... la descente! » Toute l' équipe, y compris Burnet, s' était mise au travail. C' était une danse curieuse — mais dont la cadence, à 4300 mètres, essoufflait vite — que nous exécutions en tassant la surface neigeuse! La couche sous-jacente, par malheur, cédait et, sauf à certains endroits où il y avait un fond plus solide, pulvérulente restait la neige. J' essayai de racler avec un ski: la masse farineuse coulait par dessus! Il valait mieux égaliser le plus possible puis apposer, le moment venu, soit 15 minutes avant 13 heures, les signaux convenus avec l' aviateur. Une pièce d' étoffe jaune indiquerait une neige tendre et un triangle formé de skis signalerait le danger d' atterrir.

A 11 h. 15 tous les équipiers étaient arrivés au col. L' altitude et le froid avaient quelque peu malmené le cinéaste et le reporter. Aussi le tableau que formait notre groupe devait-il être assez étrange. Alors que nous parcourions la piste pour déceler le meilleur point d' atterrissage avant de la baliser, M. Bartel, étendu sur son sac et terrassé par la fatigue qui s' était déjà fait sentir la veille, reprenait peu à peu ses forces; quant au journaliste, assis et souriant, il frictionnait un de ses pieds mordu par le gel.

Un ronflement répercuté par les blanches falaises annonça, soudain, l' approche du Piper. L' avion rouge apparut dans la direction du Col du Midi; il s' élevait en larges spirales, sur les chemins du ciel, porté par les précieuses ascendances. Quelques minutes plus tard, il nous survolait. Une sorte de fièvre s' empara de nous. Il était 11 h. y2. L' aviateur ayant précisé qu' il survolerait « le terrain » assez longtemps, nous disposions donc encore d' une heure jusqu' à ce que tout fut prêt. Un quart d' heure s' écoula. J' étais occupé à déplacer les sacs quand je vis l' avion, à droite du Dôme et à une distance d' en 200 mètres, balancer ses ailes. L' instant d' après, il arrivait sur nous.

En une seconde, la pensée a saisi tout le tragique qui va suivre cet atterrissage prématuré. Le pilote veut éviter les skieurs disséminés sur la piste et atterrit impeccablement... à côté de celle-ci. L' avion touche la neige, la quitte, se pose définitivement et roule quelques mètres en creusant deux sillons. Ainsi qu' un coursier qui se ramasse avant de s' élancer pour franchir l' obstacle, le Piper hésite une fraction de seconde devant le rempart neigeux dans lequel s' enfoncent les roues; entraîné par sa propulsion, il se dresse sur l' hélice avec un sourd râlement de moteur étranglé. Dans le silence subit et angoissant qui plane tout à coup, il se renverse et s' abat au milieu d' une gerbe de cristaux.

L' action d' enlever nos skis devait, enfin, nous délivrer du profond saisissement qui nous immobilisait. Nous bondîmes pour secourir nos amis. En les voyant sortir indemnes de la carlingue, grand fut le soulagement ressenti qui remplaça, instantanément, l' affreux sentiment du pire dont notre premier bouleversement avait été suivi. Mais combien plus profonde dut être l' angoisse éprouvée par les acteurs principaux du drame jusqu' à son dénouement inopiné. La chance heureuse venait de récompenser un acte audacieux.

( A suivre )

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