Balfrin à ski
Avec 2 illustrations ( 17, 18Par André Mützenberg
( Section Genevoise ) Comme le dit Marcel Kurz dans son Guide des Alpes valaisannes, c' est de la gare de Viège qu' il faut voir le versant nord du Balfrin. Lors d' un séjour à Viège pendant la mobilisation, j' eus tout loisir d' admirer ses glaciers qui cascadent entre de fines arêtes rocheuses, au-dessus de sombres forêts, et qui devaient permettre une magnifique descente à skis. Lorsqu' un alpiniste regarde une montagne, il la convoite; lorsqu' il l' a convoitée, il n' a de cesse de l' avoir conquise.
Belvédère grandiose, le Balfrin reçoit, en été, par son arête sud, la visite de nombreux touristes venant de la cabane Bordier. Par contre, son versant nord, où manquent des bases de départ commodes, est peu fréquenté; à skis, il faut donc y camper aussi haut que possible, à la limite de la neige, dans la région du Ferrich de Balfrin; les glaciers étant habituellement très crevassés, il convient en outre de choisir une année où la neige est abondante.
Au printemps 1951, René Basset me rappela notre vieux projet. L' enneigement de nos montagnes était exceptionnel; il ne fallait pas hésiter. Restait à trouver un week-end convenable, ce qui n' était guère facile cette année-là, les écluses célestes s' ouvrant régulièrement du vendredi au lundi! Après bien des hésitations ( la météo annonce l' invasion de masses d' air froid avec de violents orages ) et maints palabres, nous sommes prêts à partir le samedi 16 juin à 11 heures.
Alors que la petite « 4 CV », habilement pilotée par René, nous emmène rapidement vers le Valais, le soleil daigne nous donner quelque espoir et dégage presque entièrement le ciel des nuages d' orage qui, deux heures plus tôt, déversaient encore une pluie rageuse et déconcertante. A Viège, notre montagne apparaît. Les nuages nous en masquent la vue complète; la neige n' a en tout cas pas l' air de manquer. A la sortie de Stalden, nous rattrapons le car postal qui dessert la Vallée de Saas. Un bon point au chauffeur: aimable, il se range à la première occasion pour nous laisser passer. A Hütteggen, nous abandonnons route et voiture. C' est alors l' heure exquise: mettre les sacs au dos! Aujourd'hui, avec tente, matelas pneumatiques, sacs de couchage, corde, piolet, skis et le reste, ils sont d' un poids respectable et décourageant. Nous jugeons alors sévèrement les « fanatiques-inconscients », qui, autour d' une table couverte de flacons aux liquides variés, sur une terrasse ombragée, font de pareils projets!
Cependant, nous avons l' avantage de monter à l' ombre de la forêt et des nuages. Le chemin de Schweiben s' élève rapidement, et nous mesurons notre progression au torrent mousseux qui, de l' autre côté de la vallée, descend en grondant de la Mattwaldalp. La forêt s' éclaircit et, sans que la pente ne faiblisse, fait place aux prairies fleuries entourant les chalets du petit hameau de Schweiben, à 1679 m. Les rares habitants nous jettent un regard surpris, et quelques vaches cessant de brouter, lèvent la tête et tournent vers nous leur mufle résigné. Le sentier tourne à droite et entre dans le petit vallon au fond duquel le Schweibbach, tout gonflé des eaux de fonte des glaciers du Balfrin, écume et tonne dans son lit rocheux aux berges abruptes. Plus haut, le val s' élargit, les mélèzes s' éclaircissent: nous avons devant nous la cuvette allongée du Ferrich de Balfrin, partiellement emplie de neige. Nos sacs tombent à terre. Avec quel soulagement! Immédiatement, nous nous mettons en quête d' un emplacement pour monter notre tente. Dans ce royaume de la pierre, il n' est pas chose facile de trouver une plate-forme herbeuse de quelques mètres carrés. Une forte nébulosité déferlant de l' ouest, annonce de l' orage et nous incite à choisir un emplacement surélevé, nous mettant à l' abri de l' inondation en cas d' averse. Le quart d' heure de va-et-vient, s' il ne nous fait pas découvrir l' endroit idéal, nous apprend, tout au moins, à connaître chaque bloc, chaque place d' herbe de notre domaine. Pour finir, le meilleur coin se trouve être l' enclos de pierres destiné au parcage des moutons en été. La tente est dressée, les matelas sont gonflés, le « Primus » entre en action et une excellente soupe « boutonne » bientôt dans la gamelle.
Lorsque nous nous glissons dans nos sacs de couchage, les prévisions que nous formulons pour le temps du lendemain sont peu optimistes. Longtemps encore, les éclairs d' un orage lointain illumineront notre petite tente blanche, avant que nous ne trouvions le sommeil.
Lorsque nous mettons le nez hors de la tente, les dernières étoiles pâlissent à l' ouest: nous sommes restés endormis. Le temps est beau. Quarante minutes plus tard, nous quittons le camp. Le torrent traversé, les skis sont chaussés. La nuit claire a durci la neige; les peaux mordent bien et nous avançons rapidement. Au fond de la cuvette, il faut tourner à gauche et s' engager dans le vallon glaciaire par des pentes plus raides. Le meilleur cheminement nous oblige à traverser plusieurs fois l' impétueux torrent qui tantôt jaillit de la neige, tantôt s' y engouffre avec violence; plus haut il disparaît définitivement sous la couche plus épaisse, tandis que nous appuyons encore à gauche et prenons en écharpe la moraine de la rive droite du glacier.
Le soleil s' est maintenant levé, et déjà des bancs de nuages traversent le ciel. Au nord, le Bietschhorn, cône sombre, tel un volcan qui laisserait échapper un panache de fumée grise, poussée par le vent d' ouest. D' autres brumes s' accrochent aux versants est des sommets des Alpes bernoises.
A une rude grimpée succède un petit plateau. De là commence à se dessiner, en un raccourci impressionnant, la voie qui, à travers le glacier tourmenté, mène au plateau supérieur. Nous sommes au pied d' une pyramide rocheuse caractéristique, îlot émergeant des glaces, cotée 3041 m. ( nouvelle carte nationale ). Il est possible de contourner cet obstacle à droite ou à gauche. Nous optons pour la droite ( ouest ), les pentes « semblant » moins raides. Le nez sur les spatules, appuyant ferme sur les bâtons, nous longeons un instant la paroi rocheuse puis, par quelques lacets, nous arrivons sur une selle entre le point 3041 m. et le chaos de séracs qui le domine. Nous soufflons un peu. Le site est sévère: à gauche, des pentes lisses, vertigineuses, tombent du Schilthorn et du point 3641; en face, de l' autre côté du glacier, l' arête nord du Gross Bigerhorn, déchiquetée et sauvage, ferme l' horizon; plus bas, l' encoche étroite de la Ferrichlücke partage la chaîne en deux et laisse apparaître de vilains nuages gris; dessous, les nombreuses moraines de ce qui fut le glacier de Ferrich. Nous ne nous attardons pas, car le ciel nous cause quelque inquiétude. Prudents, nous nous encordons. La barrière de séracs est devant nous. Ils sont bien couverts, mais nous leur préférons les pentes lisses de la gauche, que nous attaquons immédiatement. Commence alors une série interminable de « zigzags » dont chacun nous élève de 20 bons mètres. Heureusement, la neige casse légèrement et permet, en tapant du pied, de garder le ski à plat. Avantage certain, car chacun sait les désagréments qu' il y a et la fatigue qu' il en résulte à cheminer de flanc sur des pentes raides en équilibre sur les carres. Plusieurs fois, nous croyons en être à nos derniers lacets, mais la pente au-dessus de nos têtes est trompeuse: elle monte toujours. Trois ou quatre grandes crevasses transversales sont franchies sans difficultés, et après une heure et demie d' efforts, nous débouchons sur le plateau supérieur. Le sommet principal ( sud ) du Balfrin est en vue. Etonnants contrastes de la nature: après la sauvagerie du glacier tourmenté, les molles ondulations des hauts névés. Ces derniers nous amènent lentement au pied de la dernière pente. Le ciel est maintenant presque complètement couvert; des rafales nous assaillent. L' orage nous surprendra-t-il si près du but? Devons-nous renoncer? A un quart d' heure du sommet? Nous hésitons. Tous les alpinistes ont connu ces instants de doute, d' inquiétude. Les décisions finalement prises ont souvent une importance vitale. Combien d' accidents auraient été évités si l' alternative avait été tranchée dans le sens contraire? Combien de courses manquées auraient été réussies? Et combien de fois aussi les décisions prises se révélèrent-elles providentielles?
Nous abandonnons nos sacs, nous décordons et, d' un commun accord, prenons le mamelon d' assaut. Sur la crête, qui jusqu' alors nous abritait, le vent redouble. Sous le grésil, nous nous serrons la main près du cairn sommital et ôtons les peaux. D' énormes nuées noires courent sur les grands sommets à l' ouest; plus près, de l' autre côté du Riedgletscher, les festons du Nadelgrat s' estompent déjà dans une brume de suie; au sud, les dernières eclaircies tachent encore de blanc les neiges livides du Strahlhorn et du Glacier de l' Allalin. Entre deux rafales, un silence nous enveloppe parfois, plus lourd de menaces que le ciel et le vent. Le plaisir d' une halte prolongée, avec casse-croûte, cigarette, contemplation du paysage nous étant refusé, nous remettons nos skis et glissons jusqu' à nos sacs que nous prenons sans nous arrêter. Neige comme du velours, mais visibilité mauvaise: aussi descendons-nous prudemment.
Coup de théâtre: les nuages se dissipent et le soleil réapparaît! Une fois de plus nous pouvons méditer sur la soudaineté des changements de temps en montagne. Cette fois, la chance nous sourit: nous sommes en haut de la « grande pente » et il est préférable d' y voir clair. La neige change de consistance: la croûte qui, à la montée, cédait juste ce qu' il fallait pour faciliter la progression, casse maintenant franchement et les skis enfoncent un peu trop. Il faut virer en force. Au point 3041, la neige s' améliore, devient même excellente et nous permet de nous livrer à toutes les fantaisies possibles dans ce terrain magnifiquement varié: succession de larges virages dans les pentes moyennes, « schuss » grisants dans les cuvettes, descentes en tire-bouchon dans les couloirs étroits. Ces glissades enivrantes sont entrecoupées d' arrêts pendant lesquels nous admirons les aspects variés du glacier brillant de nouveau sous l' éclaircie. Nous retrouvons le torrent, plus impétueux encore que le matin, puis la cuvette et, à son extrémité aval, notre camp. Deux petits agneaux blancs, qui se blottissent dans un coin de rocher à notre approche, nous donnent l' explication des tintements de clochettes qui nous intriguèrent un peu la veille lorsque nous cherchions le sommeil.
Paresseusement étendus près de notre tente, nous goûtons maintenant tout le plaisir que nous a procuré cette course. Plaisir d' avoir imprimé notre trace éphémère au flanc abrupt de cette montagne délaissée. Le charme des courses à ski en mai et juin est fait de ces heures passées à flâner dans les prairies qui reverdissent, à cueillir les premières fleurs, à jouir du contraste des sommets encore blancs et des mélèzes déjà vert tendre, de la neige qui fond et de la sève qui monte.
A ceux qui aiment le camping, je recommande de planter leur tente vers 1850 m ., à une demi-heure de Schweiben, sur un terre-plein magnifiquement situé. Cet emplacement nous avait, à la montée, semblé trop bas, mais lorsque la cuvette du Ferrich de Balfrin est encore sous la neige, il offre la meilleure possibilité de camper. Dans un bisse, une eau claire coule à proximité. La vue sur la vallée de Saas et le Fletschhorn est très belle.
De Viège, nous contemplons notre montagne dont les neiges et les glaces, hier encore mystérieuses, nous sont devenues familières. Songeurs, nous parcourons du regard notre itinéraire, pour mieux marquer notre mémoire de ses particularités.
Lorsque, à Martigny, nous entrons enfin dans l' orage, nos pensées retournent là-haut, au Balfrin qui, pour nous, évoquera toujours: menace d' orage et solitude. Horaire: Camp ( env. 2000 m. ) 4 h. 30 Point 3041 m.7 h. à 7 h. 30 Sommet ( 3795 m.10 h. 30 Retour au camp12 h. 30