Deux visites au Sanetsch
C%. Monastier-Gonin, pasteur ( section des Diablerets ).
Par
I-
J' avais vivement désiré, pendant l' hiver de 1880 à 1881, de parcourir le champ officiel d' excursion qui embrasse le massif du Wildhorn et les Hautes-Alpes calcaires du canton de Vaud. J' espérais pouvoir enfin m' associer une fois aux travaux du Club alpin, car jusqu' à cette année-ci, mes nombreuses occupations ne m' avaient guère permis que de fugitives escapades dans les Alpes.
Mes vacances ne durant qu' une dizaine de jours, je ne pouvais arrêter mon plan de campagne que lorsque je serais arrivé dans le champ d' excursion, à la condition, bien entendu, que le beau temps fût de la partie. Cependant je nourrissais l' espoir de gravir l' Oldenhorn et de visiter les Ormonts, Gryon et les Plans-de-Frenière.
Mon départ fut fixé au 20 juillet, mon premier jour de liberté. Depuis quelques semaines, le temps était magnifique et me faisait espérer sa continuation. Il va sans dire que je me faisais d' avance une fête de me retrouver au sein de nos chères Alpes suisses et de me retremper à leur air vivifiant et pur.
Fait étrange cependant, j' éprouvai la veille de mon départ une appréhension pénible, une angoisse indéfinissable que je ne pouvais pas attribuer uniquement aux soucis naturels à tout père de famille qui quitte pour quelques jours la maison en y laissant femme et enfants.
Le lendemain, malgré les pressentiments qui m' ob, je quittai Payerne de très bonne heure pour me rendre au Châtelet ( Gsteig ), en passant par la Gruyère et d' Oex, où j' eus le plaisir de voir pendant quelques minutes mon fils aîné qui y passait ses vacances.
Dans la soirée, le temps ne tenait déjà plus les promesses des jours précédents, de sorte que, après avoir discuté avec un guide que j' avais fait appeler, l' opportunité de mon ascension à l' Oldenhorn, je renonçai à la faire, et me décidai à passer le col du Sanetsch avec ce guide que j' engageai autant comme compagnon de route que comme porteur.
Le 21 juillet, nous partîmes vers 5 heures du matin et, après avoir atteint le fond de la vallée, nous commençâmes la montée. Le sentier suit d' abord la rive gauche de la Sarine, à peu près jusqu' au de la belle cascade que forme cette rivière à l' issue de la gorge, gouffre profond qu' elle s' est creusé. En cet endroit, le chemin traverse la Sarine et pénètre dans la forêt, par les éclaircies de laquelle l' œil aperçoit à une hauteur vertigineuse les rochers du Gaggen et le sommet élancé du Spitzhorn.
Lorsque le voyageur arrive à la " limite supérieure de la forêt, il se trouve au fond d' un vaste entonnoir rempli d' éboulis et dominé par un cirque de rochers imposants, sur la paroi desquels une cascade solitaire se précipite sans bruit.
Après avoir gravi ces éboulis, nous arrivâmes au pied de la paroi de rochers. Le chemin traverse alors un ruisseau, fait un brusque contour à gauche et se décide à escalader les rochers en décrivant plusieurs lacets. Or, précisément avant de franchir le ruisseau se trouve, à deux pas du chemin et sur la droite, une sorte d' abri formé par un banc de rocher surplombant et incliné; abri bas, étroit, peu profond et méritant à peine le nom de caverne.
Nous nous arrêtâmes un moment pour contempler cette excavation insignifiante en elle-même, mais qui, par la bonté de Dieu, avait été un refuge précieux, dix-sept ans auparavant, jour pour jour, pour quelques membres de ma famille et moi. Afin de simplifier, j' emploierai le nom de refuge pour désigner cet abri * ).
J' aurais bien voulu dessiner cet abri, car c' était en partie dans ce but que j' avais voulu traverser le Sanetsch, mais comme le vent d' ouest chassait rapide- ment des nuages et nous faisait craindre la pluie ou l' orage après un délai plus ou moins court, je renonçai, bien qu' avec beaucoup de regrets, à mon désir et nous continuâmes notre route. Lorsque nous eûmes atteint le haut des rochers, il y avait deux heures et un quart que nous avions quitté le Châtelet. Une courte descente nous amena sur le long et vaste plateau qui précède le col. Je note en passant que le passage du Sanetsch est beaucoup moins bien entretenu que celui de la Gemmi. La montée dans les rochers, en particulier, est à plusieurs places en mauvais état. S' il ne s' agissait que d' un passage abandonné, ce serait inutile d' en faire la remarque, mais il s' agit d' un chemin public qui gagnerait certainement à être amélioré et qui serait probablement plus fréquenté qu' il ne l' est actuellement.
L' effet produit par le passage du Sanetsch sur les voyageurs est austère. A gauche se dresse la belle pyramide du Hundhörnli ( 2878to ) qui, vue du Châtelet, ne laisse pas de faire grande figure* ). Plus loin, l' arête s' élève graduellement jusqu' au sommet de l' Arpelistock ou Arbelhorn ( 3039 m ). A droite, de hautes cimes: le Gstellihorn, le Sanetschhorn, séparent le col du grand cirque de l' Oldenalp ( Alpe d' Audon ). A propos du. Sanetschhorn, mon guide me fit remarquer une inexactitude que renferme la carte d' excursion. D' après lui, la cime désignée sous le nom de Sanetschhorn ( ou Mont-Brun ), portant la cote de 2946 m, s' appelle le Mamerhorn, tandis que le nom de Sanetschhorn s' appliquerait plutôt à la cime voisine, située plus à l' est, portant la cote de 2716 m, qui s' élève au-dessus des Géminés. J' ajoute encore que la carte n' indique pas la dépression très sensible de l' arête qui relie ces deux sommets; cette dépression doit certainement descendre jusqu' à l' altitude approximative de 2650 m.
Au moment de notre arrivée sur le col, le soleil brillait de nouveau sur nos têtes. A notre droite, le glacier de Zanfleuron, auquel le sommet des Diablerets sert de dernier plan, resplendissait sous les feux du soleil. Mais le vaste panorama des Alpes valaisannes était caché par les nuages, à l' exception toutefois de la Dent-Blanche et du glacier de Ferpècle, situés en face de nous. Un rayon de soleil, profitant d' une trouée dans cet amas de nuages, se projetait sur le glacier de Ferpècle, qui se dessinait sur le fond gris et terne des montagnes comme un fleuve d' argent mat.
Nous fîmes une halte sur le revers méridional du col, d' on nous pouvions voir la pyramide hardie de l' Oldenhorn. L' arête sud-est par laquelle on gravit cette sommité tombe en précipices sur le glacier d' Audon. Comme nous achevions notre repas, arrosé d' excellent vin Muscat du Valais, un jeune Valaisan qui se rendait à Sion nous rejoignit. Je congédiai alors mon brave porteur et je continuai ma route avec mon nouveau compagnon.
Tout en descendant, je ne pouvais détacher mes regards du chaînon latéral de la Créta-bessa qui n' est qu' une arête vertigineuse, hérissée de dents aiguës et tombant en formidables précipices de notre côté. La descente sur Sion est longue, monotone et fatigante; il nous tardait d' arriver au Pont-neuf, à. partir duquel le chemin est mieux entretenu. Le Pont-neuf est dans un site sauvage, il franchit un gouffre profond, au fond duquel la Morge' bondit. Cependant la monotonie du trajet fut interrompue par la vue des bisses, ces canaux destinés à l' irrigation des champs, des prairies et des vignes de la vallée du Rhône. Ces bisses sont de vrais d' œuvre de construction et d' entretien qui font honneur au travail dangereux, pénible et persévérant des braves Valaisans.
Etant enfin arrivés à Chandolin, le premier village que l'on rencontre au sortir de l' étroite vallée de la Morge, nous étions altérés et fatigués par la chaleur. Nous cherchâmes en vain un débit de vin; nous heurtâmes sans succès aux portes de quelques particuliers; enfin un brave homme consentit à nous vendre du vin et du pain dur et noir; nous nous assîmes confortablement, l' un sur un escalier de pierre et l' autre sur un banc auquel il ne manquait guère que trois pieds, banc tout-à-fait en harmonie avec les maisons et les granges délabrées du village.
Je demandai un mulet pour me porter à Sion, vu que je m' étais blessé au pied. Presqu' aussitôt après mon départ de Chandolin, je regrettai vivement d' avoir choisi ce mode de voyager. En effet, j' étais à califourchon sur un bât dur, et à chaque pas que faisait l' animal, je ressentais de rudes et impitoyables secousses à me fouler les reins. Aux descentes, c' était pis encore.
A chaque instant je risquais de partir, sans avertissement préalable, la tête en avant, par dessus celle du mulet. Cramponné comme je l' étais des bras et des jambes à mon bât, je pouvais passer à juste titre, grâce à mon air piteux, pour le chevalier de la Triste-Figure. Ce fut avec un vrai soulagement que je mis pied à terre un quart d' heure avant d' entrer dans la pittoresque ville de Sion, dont je voyais depuis un moment déjà les deux rochers couronnés l' un, de la cathédrale et l' autre, de ses créneaux démantelés.
Une demi-heure après, je montais en wagon. Durant le trajet, le ciel s' était graduellement assombri et un violent orage, qui ce soir-là même dévasta les campagnes et les vignobles du canton de Vaud, ne tarda pas à éclater. Ce fut à la lueur des éclairs et par une pluie torrentielle que je descendis du train à Aigle.
Le lendemain il pleuvait. Je pris en conséquence la poste pour aller à Ormont-dessus, qui regorgeait d' étrangers. Le trajet s' effectua fort agréablement pour moi, grâce à la présence d' un de nos collègues du Club, M. Nicollier-Wagnière, de Vevey, bien robuste encore, malgré son âge, puisqu' il a fait l' ascension du Breithorn de Zermatt à l' âge de 71 ans.
Le samedi 23 juillet, j' allais partir aussitôt après mon déjeuner pour aller au Creux-de-Champ, lorsque sur l' escalier on me remit un télégramme. Hélas! mon cher petit Edouard, un bel enfant de six mois, notre rayon de soleil, la joie de sa mère, que j' avais laissé en bonne santé, venait de tomber dangereusement malade et je devais retourner le plus promptement possible à la maison.
Je quittai donc la montagne, le cœur brisé et rempli de poignantes angoisses, trop bien motivées, car quelques jours après je rendais les derniers devoirs à la dépouille mortelle de mon cher petit garçon.
Ainsi s' est terminé brusquement mon voyage et voilà pourquoi je suis obligé, pour parler du champ d' excursion, de remonter vers le passé et de raconter comment, ayant visité en 1.864 le Sanetsch avec quelques membres de ma famille, nous faillîmes y trouver la mort.
II.
" Le 21 juillet 1864 nous étions à Lauenen; notre bande se composait de deux de mes sœurs, d' une cousine, de mon cousin Jules Jacot* ) et de l' auteur de ces lignes, tous deux membres du Club alpin. Nous étions debouts avant l' aurore, tout -prêts pour une excursion.
La lune éclairait de sa douce lumière le Wildhorn et le glacier de Gelten, et nos âmes, émues par ce spectacle sublime, se rappelèrent alors les vers suivants de l' un de nos poètes vaudois** ):
* ) M. Jules Jacot est l' auteur du magnifique panorama de l' Eckhorn ( massif du Silvretta ) publié dans le Jahrbuch III. C' est lui qui a fait les premières ascensions de Pollux, l' un des Zwillinge, du Verstanklahorn et du Grand Litzner, dans le Silvretta et le Prättigau, et qui a accompli avec M. G. Studer la première ascension du Piz Medel.
Jean-Louis Moratel.
6 Globe aux flammes argentées, Sur les monts la lune luit; Mille étoiles sont jetées Sur la robe de la nuit; Aux clartés qui resplendissent, Plus heureux les cœurs bondissent Jusqu' à l' heure on, dans les cieux, L' aube effacera ces feux.
En effet les premiers rayons avant-coureurs dit soleil firent pâlir insensiblement la lumière de l' astre des nuits, puis le soleil fit étinceler dans tout leur éclat le glacier de Dungel et les sommités qui le dominent, tandis que les flancs inférieurs de la montagne contrastaient, par l' obscurité dont ils étaient enveloppés, avec l' éclat si pur des hautes cimes.
A quatre heures du matin, nous partions en voiture et à six heures nous débarquions au Châtelet, d' on nous voulions faire l' ascension du Sanetsch pour en admirer le panorama. Nous devions rentrer le même soir au Châtelet, puis retourner à d' Oex où nous faisions un séjour. Nous louâmes un cheval à l' usage de nos dames et un porteur pour les provisions.
Lorsque nous arrivâmes sur le col, nous eûmes la joie et la surprise de contempler un panorama bien plus beau que nous n' eussions osé l' espérer. Le temps était magnifique; nous pouvions reconnaître -tous ces géants des Alpes pennines. Les Mischabel, le Weisshorn, le Rothhorn, le Cervin, la Dent-Blanche, la Dent- d' Hérens, le Colon, la d' Arolla, le Mont-Blanc-de-Cheillon, le Pleureur et bien d' autres encore se présentent comme un régiment compacte de pyramides élancées et éclatantes de lumière. Si beau que soit ce panorama, il lui manque le Grand-Combin et les sommités qui l' entourent, lesquelles rehaussent encore sa majesté. Le Mont-Gond et la Fava, situés trop près du Sanetsch, masquent la vue du Combin et du Mont-Blanc.
Nous fîmes sur le col un séjour délicieux et un dîner charmant. Nos cœurs jouissaient sans arrière-pensée du plaisir de vivre, de la vue de ce panorama que nos yeux ne se laissaient point de contempler. Cependant vers deux heures je conseillai le départ, car des nuages commençaient à s' amonceler du côté du Châtelet. Personne, hélas! n' écouta mon conseil. Ces nuages n' avaient pas l' air menaçants, la journée n' était point avancée et, d' ailleurs, ne devions-nous pas jouir aussi longtemps que possible de cette vue si belle que peut-être nous n' aurions plus l' occasion de contempler?
Ce fut donc à trois heures seulement que nous songeâmes au départ; les nuages avaient déjà envahi le ciel et recouvraient quelques-uns des sommets voisins. Nous venions peut-être de parcourir la moitié du long plateau, lorsqu' un éclair éblouissant, aussitôt suivi d' un puissant coup de tonnerre, nous fit tressaillir et hâter le pas. La pluie ne tarda pas, du reste, à tomber par torrents.
Devant nous et sur les flancs de la montagne, précisément, au-dessus des zigzags que décrit le sentier en descendant les rochers, se tenait un nuage noir, bordé d' une teinte livide, présageant la grêle. Pareil à une batterie de position prête à ouvrir le feu, ce nuage' semblait attendre que nous fussions au-dessous de lui pour nous lâcher sa bordée.
C' est en effet ce qui arriva. La grêle fut terrible, et en peu de minutes nous en eûmes jusqu' aux genoux et nous avions de la peine à avancer dans ce mélange épais de grêle et d' eau, bien que le sentier bordât le précipice.
Bientôt un sifflement significatif se fit entendre à nos oreilles. C' étaient les grands éboulis suspendus au-dessus de nos têtes qui commençaient à se mettre en mouvement. Les pierres tombèrent d' abord isolément, puis en nombre croissant et à des intervalles toujours plus courts. Une de ces pierres, ayant atteint le sac de mon cousin, le lui déchira du haut en bas. Ce fut alors un sauve-qui-peut général, une course échevelée en bas ces zigzags aux contours si brusques, aux escaliers irréguliers, vrai casse-cou dans de telles circonstances, d' autant plus dangereux que l' eau nous empêchait de voir la place où nos pieds devaient se poser. Mon cousin, qui était en tête de la bande, revint en arrière pour presser les retardataires d' at sans retard le refuge dont j' ai parlé dans mon premier récit, et qu' il avait eu le bonheur de remarquer le matin, lorsque nous gravissions le Sanetsch.
A peine étions-nous tous sous notre refuge, que la montagne sembla n' être plus qu' un éboulement. Des blocs de rochers, bondissant avec fracas, passaient à quelques pieds de nous; c' était pour tout dire une avalanche de pierres. Le conducteur du cheval et sa monture n' avaient pu trouver place dans le refuge, si petit d' ailleurs; ils essayèrent de se mettre à l' abri contre le rocher, mais, n' y réussissant pas, l' homme prit le parti de descendre au péril de sa vie. Il reçut en effet, ainsi que son cheval, des blessures; la selle du cheval fut déchirée en plus d' un endroit et la pauvre bête hennissait et se cabrait de douleur et d' effroi.
Le bruit de la tourmente était effrayant; nous étions assourdis par les coups et les roulements incessants du tonnerre, par le bruit saccadé de la grêle, par le choc sourd des gros blocs de rochers. Nous ne parvenions plus même à nous entendre en criant aux oreilles les uns des autres, mais nous faisions monter en silence vers Dieu de ferventes prières pour notre délivrance. Nous étions calmes malgré le danger pressant qui nous menaçait. En effet, depuis le moment où nous étions entrés dans notre refuge, à quatre heures et quart, jusque vers six heures du soir, la grêle et les pierres continuèrent à tomber avec la même impétuosité.
Nous en étions d' ailleurs à nous demander si nous pourrions sortir de notre refuge avant la nuit et si la descente jusqu' au Châtelet pourrait être tentée. Passer la nuit là-haut, c' était y mourir, car nous étions transpercés jusqu' aux os et la température, qui avait été fort chaude ce jour-là, s' était considérablement Nous avions heureusement encore quelques bouteilles de vin, outre le rhum de nos gourdes, et nous en fîmes un usage qui, en tout autres circonstances, eût été qualifié d' abus.
La tourmente durait encore lorsqu' un Valaisan passa devant nous et nous regarda avec étonnement.
Comment avait-il pu monter jusqu' à nous et éviter l' avalanche? C' est ce que nous n' avons pas pensé de lui demander plus tard. Il est probable qu' il était déjà parvenu jusqu' au pied des rochers lorsque l' ébou commença et qu' il avait trouvé comme nous un abri sous quelque rocher surplombant. Il s' apprêtait à continuer son voyage jusqu' à Conthey lorsque nous lui fîmes observer que s' il persistait à monter, la chute des pierres causerait sa mort, et que d' ailleurs il serait surpris par la nuit, qu' il ferait par conséquent beaucoup mieux de descendre avec nous. Il hésitait, alléguant les dépenses d' auberge et surtout l' angoisse qu' éprouverait sa famille en ne le voyant pas revenir. Nous lui répondîmes que s' il continuait sa route, sa famille pourrait bien ne plus le revoir, tandis qu' en essayant de redescendre avec nous, il n' aurait aucun souci de sa dépense. Pendant cette conversation, la violence de l' orage avait diminué et bientôt la pluie, la grêle et les pierres cessèrent de tomber. Le brave Valaisan nous dit alors que nous n' avions point de temps à perdre et qu' il descendrait avec nous. Il se chargea du soin de ma cousine, Jacot et moi de celui de mes sœurs et nous sortîmes du refuge. Il n' y avait naturellement plus trace de chemin: des blocs énormes jonchant le sol, une couche épaisse de grêlons, de furieux torrents, tel fut le chaos au milieu duquel il nous fallut trouver une issue. Nous traversâmes entre autres un torrent dans lequel nous eûmes de l' eau jusqu' à la ceinture. La pente était rapide, glissante; les chutes étaient à prévoir: notre porteur en fit brusquement l' expérience. Grâce à Dieu, nous arrivâmes sans autre accident au bas des éboulis et à la limite supérieure de la forêt. Là un furieux torrent, formé de tous ceux qui descendaient des éboulis et des eaux gonflées par l' orage, barrait notre' route, et au-delà nous apercevions le sentier qui descendait dans la forêt. Grande était la difficulté de le traverser, mais nous rencontrâmes précisément à cet endroit des hommes qui venaient à notre secours. En effet, l' aubergiste du Châtelet, ayant compris que nous devions être exposés à l' orage, nous avait envoyé quelques hommes avec nos parapluieset, ce qui était certainement plus utile, quelques haches. En nous voyant arriver, ces hommes se mirent à abattre quelques petits sapins pour nous faire un pont. Un de ces arbres, n' ayant pu être placé ou assujetti solidement du premier coup, fut cassé comme une allumette et emporté au loin. Assurément la perspective de passer sur ce pont fragile n' était pas du tout rassurante, mais il le fallait absolument et nous devions nous dépêcher de le traverser. Cette opération s' accomplit sans accident, grâce à Dieu, et nous descendîmes rapidement le sentier, tout détrempé qu' il fût par l' orage. Notre pont ne dura pas longtemps, car lorsque nous fûmes arrivés un peu plus bas, nous en vîmes les débris plonger et tournoyer dans les flots irrités de la Sarine. A la nuit tombante, nous arrivions sains et saufs au Châtelet, bénissant Dieu de tout notre cœur de la grande délivrance qu' il venait de nous accorder.
Nous fûmes reçus avec beaucoup de sollicitude par l' aubergiste, M. Würsten, malgré les complications, que cette arrivée d' hôtes ruisselants dut lui causer.
Lui et sa famille nous prêtèrent des vêtements, tandis, que les nôtres se séchaient à un grand feu autour du foyer de la cuisine.
Ce fut pendant la soirée que nous nous commu-niquâmes les sérieuses et ineffaçables impressions de cette journée. Notre brave Valaisan s' associait à notre entretien et nous exprimait sa sympathie dans son langage naïf et villageois.
Elle me regarda avec un étonnement mêlé de défiance et me fit répéter ma question.
Quand je l' eus satisfaite, elle me répondit d' un ton bourru: „ Oui, il y a une fille, que lui voulez-vous ?"
„ J' aimerais à la saluer. Je me trouvais dans l' hôtel lorsqu' elle y est née. "
Alors la gouvernante courut sur le perron de l' hôtel et cria deux ou trois fois: ^Sophie, komm mal her!uSophie se hâta d' accourir, mais en s' appercevant queSophie! viens un peu ici.
Deux visites au Sanetsch.,9 je l' attendais, elle rougit beaucoup et demeura toute interdite, n' ayant point l' habitude d' être réclamée par les étrangers. Je lui donnai alors une bonne poignée de mains, en lui expliquant pourquoi j' avais désiré de la voir.
Lors de mon dernier passage au Châtelet, c' est Sophie, grande jeune fille de dix-sept ans, qui m' a servi .avec beaucoup de bonne volonté.
Parvenu comme je le suis au terme de mon récit, je dois reconnaître que, si le compte-rendu d' une haute ascension était la condition nécessaire d' une insertion dans le Jahrbuch, mon but serait manqué, puisque je n' ai pas fait d' ascension cette année. Mais comme le Club alpin se propose l' étude et la description de nos montagnes suisses, de leurs aspects tantôt riants, tantôt sévères, j' ai pensé que mon récit pouvait trouver une place, modeste sans doute, mais utile, dans notre Annuaire, surtout s' il a pour effet de mettre en garde les touristes contre les dangers des orages et de les engager à ne perdre de vue aucune des règles de la prudence, puis à ne pas attendre qu' il soit trop tard pour les suivre.