Itinéraire des Bons Gazons dans la face nord de l'Argentine
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Itinéraire des Bons Gazons dans la face nord de l'Argentine

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Septembre 1949Par Pierre jaquet

Avec 1 illustration ( 83 ) La grande vire des faces nord de l' Argentine! Vue des pentes que nous venons de gravir au-dessus de Solalex, elle suit la tranche d' un haut feuillet de pierres délitées et noirâtres surgi de la sauvagerie des forêts écrasées d' éboulis. Cette masse s' en vient déferler comme une vague couleur de cendre au long des quatre cents mètres de falaises que couronnent les ors du sommet central. Longtemps, nous nous sommes hissés dans l' ombre parmi ces cannelures de suie, ce jaillissement de tuyaux d' orgue et voici que le matin vient de nous déposer sur un rebord de quelques mètres... La vire, au delà, repart horizontalement, ondule, monte un peu, disparaît derrière un angle en forme de proue. Un mur immense vient de se dresser au-dessus de nos têtes. Cette face, issue des murailles du Grand Dièdre s' arrondit en forme de tour pour château de géants, s' incline sur le vide et nous masque à gauche la région familière des « Miroirs ». Elle nous plonge dans l' incertitude et le dépaysement. Le nom de « Bons Gazons » lui vient de ces plaques d' herbe qui s' étagent de corniche en corniche très haut jusqu' au del. Le problème consiste à s' élever d' un rebord à l' autre par des zones rocheuses en dalles, en couloirs, en colonnades brisées, en plaques rayées de fissures. Amusant paradoxe: contrairement à ce que pourrait faire supposer le nom donne à l' itinéraire, on évite presque tout le gazon et l' ascension n' a rien des incertaines et dangereuses reptations qu' offrent les pentes des Verreaux, de Naye ou des Vanils. C' est ici l' enivrement de la roche, saisie à pleines mains sous la haute et énigmatique construction de pierre qui domine les feuillets que nous venons de gravir. Dans l' obscurité des combes, le petit chalet du Méruet se blottit. C' est comme un point tout au fond, là-bas, dans la rosée, sous un contrefort de schistes dressé curieusement comme une épée.

Avec un soupir de soulagement, au terme de cette dure escalade d' ap, celle des « cheminées noirâtres » au début de la grande vire, je dépose dans l' herbe les anneaux de la corde.

« Halte », criai-je à Carlo, « voyons un peu le guide! » Je retire, dans l' état de dégradation et de saleté où l' ont réduit maintes consultations fiévreuses, ce fidèle compagnon de nos aventures aux flancs de ces parois trop souvent abandonnées à leur solitude et à leur réputation de difficulté.

« Passage difficile mais court », lisons-nous comme penchés sur un grimoire, car il grésille au-dessus de nos têtes, et ce sont quelques gravats détachés, dirait-on, du froid plafond de grisaille que tisse le matin sur nos perplexités. Un mur s' offre en effet avec quelques rares moulures-marchepieds, des dépressions, à peine des renfoncements, prêts à décevoir nos essais d' esca en opposition, une ou deux griffures, à s' y retourner les ongles plutôt qu' à y fixer des mains crispées. Le haut du passage a la franchise lui, de décourager par avance tout espoir en agitant sur son front lisse quelques touffes d' herbe, avant-garde des plaques supérieures.

Carlo, pitons à la ceinture et marteau au poing, a déjà arraché quelques prises dont les fragments, précipités avec rage, entraînent d' autres débris et vont éveiller dans les pierriers, là-bas, une rumeur d' avalanche. Il essaie à présent l' adhérence des vibrams sur l' un des rebords fuyants, mais, sans appui pour les mains, il retombe tout de suite. Allons! il faudra bien se contenter d' une fente sous cette cheminée délitée, sans profondeur qui va s' effaçant à un mètre des gazons. La fiche s' enfonce avec un bruit mou de mauvais augure. Pauvre Carlo! Sa position est loin d' offrir l' idéal de la sécurité et du confort. Les deux pieds reposent sur mes épaules, le corps s' appuie à la muraille qui le force à se cambrer. Il faut dire que, là-dessous, je ne vaux guère mieux. Perché comme un aigle, je suis hanté par l' idée qu' il eût été nécessaire, dans un passage si exposé, de m' amarrer au rocher. Mais patience! Ceci ne saurait être que la clé de l' ascension. Ah bien oui! Le bruit d' un écroulement à travers lequel tinte, ironique, un piton en balade, une pluie de terre dans mes yeux et mes oreilles, une grêle de coups sur la tête et les épaules, tout un côté de la fente s' abat et gît en morceaux avec nos espoirs. Carlo a sauté et recommence ses agitations, ses essais, ses tâtonnements, ses tentatives d' adhérence, d' oppositions, de reptations qui aboutissent toutes au même résultat: nous déposer à nouveau parmi notre écœurement et nos doutes sur la grande vire dont le bord semble crouler par morceaux sous nos piétinements et s' émietter dans l' abîme d' où monte la tentation du vide qui nous aspire et cherche à nous arracher de ce rocher sans espoir.

« Voyons plus loin », dis-je en bouclant mon sac, « les lieux se sont modifiés sans doute. » — « Ou bien, alors, ceux qui sont montés là avaient des ventouses aux mains », raille Carlo — il rassemble quelques anneaux de corde. « Je crois plutôt qu' ils ont emporté les prises pour les utiliser plus haut », lançai-je afin de rappeler une vieille plaisanterie en vogue parmi les cordées qui hantent les Miroirs et les faces le dimanche matin.

Nous abordons la région sous le Grand Dièdre. Le rocher dresse des sortes de panneaux de la hauteur de deux étages. Voici, à gauche, semble-t-il, un point faible, une niche moussue, à dix mètres, sous un mur fissure. Nul ne saurait l' atteindre, mais vous verrez qu' elle jouera son rôle tout à l' heure. A notre droite, une ébauche de vire s' offre à l' adhérence des vibrams: une suite de fentes, dessinées à un mètre et demi au-dessus pourra recevoir des pitons pour remplacer les prises de mains ou pour assurer, pour avancer en traction peut-être. Le passage conduit, à notre gauche, à un couloir, derrière un angle; le haut est un caniveau sans prises, semble-t-il.

« Essayons par là! » décide Carlo. Il sait que si nous continuons de ce côté nous serons dans les zones les plus inhospitalières des faces: la voie Müller, le Grand Dièdre, les surplombs du sommet central.

Avec plus de franchise tinte déjà la gamme chromatique du premier piton. Il en placera trois, l' un à côté de l' autre, au-dessus du rebord-vire. Ils reçoivent mousqueton et corde, je tire le filin et mon compagnon d' avancer vers le couloir-caniveau, de sauter de côté, d' atteindre avec audace et décision cette gouttière lisse. Il s' agrippe aux touffes traîtresses et disparaît là-haut. Son cri de triomphe se mêle au bruit du marteau sur la fiche qu' il enfonce à vingt mètres au-dessus de moi. Le couloir crache encore quelques gravats qui disparaissent dans le bleu de l' air.

A mon tour! Je me hisse sur la vire et m' accroche au premier piton; je tords nerveusement le premier mousqueton, m' y pince et m' y glace les doigts. Il faut le sortir, arracher le « clou », répéter ces gestes plus loin, mettre ce matériel dans ma poche et le rendre à Carlo pour la suite. J' avance, retenu à chaque fois par la corde tirant dans sa boucle ovale de fer. Plus qu' un! Je cherche, fiévreux, la prise de main qui me retiendra lorsque j' aurai tout enlevé. J' étreins la lèvre d' une fissure, arrache la dernière fiche. Mes doigts se crispent dans la fente, la crampe monte, je cherche à sauter dans le couloir-caniveau sur cette prise de pied, la seule et minuscule, là-bas à un mètre. Carlo, lui, a pu utiliser la traction de la corde qui le plaquait au roc. Privé de cet appui, je n' ose pas me renverser pour passer l' angle. Je cherche à battre en retraite, mais vers quoi? Ah oui! et la petite niche! Je vais m' y basculer en pendule! Je hurle à Carlo:

« Attention, je lâche tout! » Un élan, un coup de pied au rocher, je balance et viens me ficher dans la niche salvatrice dont je saisis les gazons comme une chevelure. Je suis à genoux sous un avant-toit, la corde fuit vers le haut, du terreau tombe en cascatelles avec des gravats.

« Attention! je monte à la corde », criai-je à Carlo.

J' applique les pieds au rocher, serre ce filin sans épaisseur. La crampe et la fatigue ouvrent irrésistiblement mes doigts; j' enroule la corde aux bras, aux poignets, trouve enfin des prises, arrive en rampant sur une pente et me dresse à quelques mètres d' un Carlo cramponné à la corde. Là-bas, à droite, elle passe dans un mousqueton qui brille parmi le terreau de suie et l' herbe. Je suis accueilli par force lazzis et reproches. Impossible de faire comprendre à mon partenaire le rôle ingrat et les angoisses qui sont le lot du dernier de cordée ramasseur de pitons.

Examinons plutôt la suite: la pente, comme celle d' un toit, s' en vient toucher le pied des falaises sous le sommet central. Mais... que vois-je?... Dans la paroi, là-haut, flotte au vent, abandonnée lors de la première au Grand Dièdre une corde qui achève de pourrir parmi les frôlements et les cris des chocards. Sous nos pieds, c' est le vide et, trente mètres plus bas, frisent les gazons qui couronnent le mur où nous avons échoué ce matin. Nous sommes dans une impasse, quarante mètres trop haut. Il est décidé de rejoindre par un rappel. Une fiche restera donc ici, témoin de notre variante. La glissade au long de la corde nous dépose trente mètres plus bas et nous fait reconnaître, à vingt mètres en-dessous de notre point d' atterrissage, le théâtre de nos agitations sans gloire de tout à l' heure.

J' ai garde de mon pendule semi-volontaire un certain manque de confiance et un peu d' anxiété. Mais ces belles dalles lisses où l'on file en adhérence, ces fissures où l'on court comme à une échelle ont tôt fait de ramener l' en et le plaisir. Il y a parfois aussi, branlant un peu au-dessus des à-pics, ces corniches de gazon de la grosseur d' un fauteuil, et l'on s' y installe pour étudier la route. Selon le guide, un seul passage difficile nous attend. C' est une cheminée-fissure qui doit nous faire franchir un mur de vingt mètres. Elle monte peut-être parmi cette zone de colonnes à gauche. Une évidence ne tarde pas à s' imposer: c' est là! En effet, la loi du moindre effort et de la facilité nous aimante irrésistiblement sur la gauche.

Nous voici au pied du mur, sur une vire d' environ cinquante centimètres. A une distance de trois mètres sur la droite, un piton montre la voie en pleine muraille, puis la paroi présente un angle. La suite est masquée, là-haut, par l' élégance et la sveltesse de quelques colonnes de roc en masses bleuâtres qui semblent dessiner la lèvre d' une fissure que l'on ne peut que deviner. Ces fûts se détachent durement, comme des lames, sur la chute écrasante des falaises du Grand Dièdre où, à cent mètres d' ici, la corde abandonnée dessine une rampe à l' usage d' oiseaux ou de monstres ailés.

Mais là, tout près, Carlo plaque au rocher, s' étire comme une araignée, passe mousqueton et corde dans la boucle du piton. Tirant sur le filin, il peut dépasser l' angle. Il étreint déjà une des colonnes, arrive à chevaucher le chapiteau large comme la main. Un avant-toit lui comprime la poitrine et le tient renversé en arrière. Il täte fébrilement de l' autre côté:

« C' est bien une fissure! » crie-t-il haletant, « mais elle s' ouvre de trente centimètres, il faut y travailler sur prises. » Il fait des efforts pour se mettre debout sur le chapiteau sans, pour cela, se laisser précipiter par la trompe de pierre qui le repousse. Tout à coup il s' étend, disparaît, pousse un éclat de rire et, de dix mètres plus haut, me crie:

« II y a une prise de main formidable, mais ça fait drôle quand même de se lancer dans le vide! » Un piton sonne déjà au-dessus de moi, et c' est mon tour. L' odieux travail d' arracher les fiches m' est épargné, comme aussi, grâce à la corde, le frémissement au passage du chapiteau. Mais la suite nous offrit encore bien quelques alarmes. Un couloir, tout en prises imbriquées de la grosseur du petit doigt se déversait sur des profondeurs qui s' étaient creusées par degrés sous notre progression. La vue d' une fiche qui brillait au milieu nous y engagea, mais, ô trahison et perfidie! elle resta dans les mains de Carlo qui la saisissait avec un soupir de soulagement. Un pan d' herbe fit mine de s' écrouler avec nous dans l' espace. Quelques « clous » furent plantés encore au pied des murs les plus exposés. Les passages devenaient si aériens sur cette crête chevauchant les brumes où s' abîmaient, visibles maintenant, le « Dièdre des oreilles » et le « Petit Miroir » à notre gauche que, descellant, faute de second marteau, les fiches, à coups de pierres que je précipitais par-dessus ma tête après usage, je voyais ces pavés-marteaux filer sous moi à perte de vue sans rien toucher jusqu' aux pierriers quatre cents mètres plus bas.

Aussi, avec quel soupir de satisfaction foulons-nous l' épaule appuyée à la verticalité du mur en ruines que nous reconnaissons pour l' étape terminale. Relevant la tête, nous saluons d' une huchée deux cordées sur l' arête qui se profile contre un ciel voilé.

Carlo se manifeste déjà là-haut en précipitant une cascade fumante de pierres et de graviers qui dégringolent à grand fracas.

« Je nettoie le passage », crie-t-il, « c' est plein de prises, mais rien ne tient. » Je monte à mon tour, je choisis, flaire, secoue, me fie enfin à ces corniches, lames ou gradins que je chevauche comme des ailes d' avion en une gymnastique de haut vol. Deux longueurs de corde... et voici que l' arête incline son faîte sous le ciel.

« L' affaire est dans le sac », lançai-je à Carlo.

Son sourire et l' étreinte d' une main à la poigne d' acier accueille la formule que nous hurlons au terme de chacune de nos vertigineuses aventures parmi les chocards qui glissent dans le vent au flanc des murailles de la face nord de l' Argentine.

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