L'Aiguille de la République
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L'Aiguille de la République

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( 3305 m.28 juillet 1934.

Par René Diiterf.

Une demi-obscurité règne à l' intérieur du petit refuge de la Tour Rouge accroché à la sauvage muraille est du Grépon. Des habits pendent aux clous fixes à la paroi de bois; ils sont mouillés, terreux, déchirés. Sur le plancher piolets, cordes, pitons voisinent pêle-mêle avec les marmites, une boule à the et quelques vivres; pas de table, ni de banc; mais dans le fond, quelques paillasses sur lesquelles on distingue vaguement un groupe serré et enveloppé dans les couvertures. Quelqu'un a remué et, par habitude, s' en est allé examiner le temps. La porte grince, un flot de lumière envahit le refuge; dehors, le ciel est d' un bleu transparent, bleu de cristal...

— Debout I pas un nuage, et il est déjà 5 heures et demie. Je fais le thé; départ dans un quart d' heure, s' écrie Marullaz.

— Quel métier! Pour une fois que nous désirons le mauvais temps, il fait beau! déclare Marquart en guise de réponse.

— Vous pouvez y aller sans moi à « votre République », je vous attends ici! ajoute Bressoud.

Quant à moi, je remonte frileusement les couvertures piquantes et raides sur mes épaules et me retourne sur la dure couche dans l' intention évidente d' allonger mon somme le plus possible.

Pourquoi ce vent de défaitisme? Pourquoi, à l' annonce du beau temps, ne bondissons-nous pas hors de nos couvertures?...

Depuis près d' une semaine nous sommes en montagne, poursuivis par la malchance; nous n' avons rien pu réussir. J' oublie, nous avons gravi une pointe de la région de Talèfre: au sommet, la foudre nous a durement ébranlés... beau début. Ensuite, bloqués trois jours à ce refuge par 40 centimètres de neige fraîche, nous en sommes redescendus affamés sur la cabane du Requin pour nous ravitailler. Enfin hier, au cours d' une reconnaissance à l' Aiguille de la République qui se terminait par une tentative aux Grands Charmoz, le brouillard et la pluie nous obligèrent à une pénible retraite alors que nous étions parvenus déjà très haut; c' est dans un piteux état et trempés jusqu' aux os que nous en sommes redescendus. Nous nous étions couches en souhaitant... la pluie.

Ces diverses circonstances ont grignoté notre moral et personne ne bouge à l' appel de Marullaz; ce n' est que son énergie qui réussira à nous arracher des couvertures.

S' habiller est certes un vain mot lorsque l'on a tout sous la main, pantalons de flanelle bien repassés, légères chemises et chaussettes de soie, mais le même mot prend une tout autre signification lorsqu' il s' agit de mettre une chemise humide, supprimer les caleçons trop mouillés et n' enfiler que d' infects pantalons qui collent aux jambes et vous glacent. C' est cependant ce que nous devons faire, car maintenant nous sommes décidés à nous mesurer avec l' Aiguille de la République, dont l' élégance hardie la sacre, oh ironie! reine des Aiguilles de Chamonix.

Quitter le refuge restera certainement le moment le plus désagréable de la journée, et longtemps encore nous nous souviendrons de ce départ. Les cordes sont gelées car nous avons négligé de les rentrer, et elles blessent profondément nos mains déjà meurtries.

Le moral est bien bas, mais les difficultés ne nous laissent pas à nos réflexions; déjà, nous surmontons une longue cheminée qui aide à nous réveiller et à nous dégourdir un peu. Ensuite, ce sont des dalles que nous franchissons rapidement et qui nous conduisent au pied d' un couloir descendant d' une crête venant des Grands Charmoz. Lorsque nous débouchons sur cette arête, nous avons le plaisir de prendre contact avec le soleil qui a tôt fait de nous réchauffer, de dégeler les cordes et surtout de rehausser notre moral.

Après quelques instants de repos, nous repartons à l' assaut plein d' entrain; mais, maintenant que les désagréables instants du départ commencent à se dissiper, une autre angoisse nous gagne; nous sommes anxieux car là, devant nous, l' Aiguille de la République se dresse, fière et élancée. Peut-être nous nargue-t-elle? Sans cesse, nos regards inquiets se portent vers elle et cherchent à découvrir notre voie dans ce bloc de granit; nous essayons de nous persuader mutuellement que les difficultés n' existent pas et que nous devons réussir facilement. Et, bien que nous cherchions les courses les plus ardues, celles qui parfois nous tourmentent des nuits entières, lorsque le moment est venu de résoudre le problème délicat d' une de ces ascensions, en la circonstance une dalle lisse ou une cheminée surplombante, nous voudrions bien que la dite dalle fût munie de prises soudes et que la cheminée s' élargisse pour laisser passer le corps qu' elle rejette désespérément vers le vide.

Nous continuons maintenant à chevaucher l' arête et ensuite prenons en écharpe par des vires qui nous permettent d' avancer plus rapidement. L' escalade devient sérieuse, les passages difficiles. Après avoir surmonté quelques cheminées verticales, nous arrivons sur une vire se dirigeant vers le Couloir de la République; nous la suivons en nous coinçant entre de gros blocs, ensuite par une dalle munie d' imperceptibles prises, nous prenons pied dans le couloir qui, quoique raide et garni de neige, nous mène aisément à la Brèche de la République.

L' endroit est d' une sauvagerie incomparable; la brèche n' a que quelques pas de large et, de chaque côté, des parois lisses s' élèvent vers le ciel, tandis qu' à nos pieds un gouffre insondable se creuse. Tout en bas, se dessinant à peine dans la brume, le Montenvers; à gauche, la farouche paroi nord des Grands Charmoz.

Nous nous restaurons un peu; les difficultés réelles de l' ascension vont commencer et une inquiétude mêlée d' impatience commence à nous gagner. Une cheminée pénible nous mène à une vire taillée dans la paroi sud; ici, la roche rongée par les écoulements d' eau est d' une rugosité désagréable et entame profondément doigts et pantalons. Nous la suivons par de jolis passages rocheux jusqu' à ce qu' elle se heurte à l' arête menant au sommet.

Nous nous organisons sur une plateforme spacieuse, laissons le superflu et répartissons les charges. Je chausse mes espadrilles et m' élance; trois mètres, un rétablissement, je suis sur l' arête; épouvanté par sa hardiesse, rapidement je me laisse glisser vers mes camarades et leur explique ce que j' ai vu: une immense lame rocheuse verticale, très étroite, sans prise et un vide des plus impressionnant. Telles sont les difficultés que nous aurons à surmonter si nous voulons vaincre; pour mon compte, j' ai plus envie de descendre que de monter. Mais Marullaz est là qui veille au grain et, avec son habituelle confiance, il nous fait comprendre que, puisque d' autres ont passé, nous devons pouvoir en faire autant.

Bref, mis en confiance par ces paroles, je repars; je m' agrippe à une prise minuscule et Marullaz vient me rejoindre. Par un changement des plus hasardeux, il prend ma place tandis que je lui grimpe d' abord sur les reins, puis sur les épaules et enfin sur la tête; sans maugréer, il accepte son sort.

Bressoud nous a rejoints sur l' arête pour assurer; il est fortement impressionné en voyant notre folle et fragile pyramide. Je m' élance à nouveau, serre des genoux, étreint la roche, encore un mètre, plus que 50 centimètres...; seul le bruit des espadrilles raclant le granit et celui des ongles s' usant sur je ne sais quoi rompt le silence! Enfin, je puis me rétablir et respirer; un sérieux obstacle est derrière nous, mais de nouveau, l' arête se redresse, sauvage et rébarbative. Cependant, c' est au-dessus de ce surplomb que continue notre voie.

Sur la gauche, une fissure; les doigts n' y pénètrent même pas et elle se termine avant d' avoir atteint l' étroite plateforme qu' il nous faut gagner. Sur la droite, la paroi verticale plongeant vers le glacier; une étroite vire s' échappe de ce côté, ici se trouve peut-être la solution.

Je m' y engage; seuls les pieds ont un point d' appui, le corps se colle désespérément à la muraille, les mains cherchent à maintenir un équilibre fortement compromis. Je saisis enfin une étroite fissure qui semble rejoindre l' arête; sept mètres, peut-être huit, me séparent encore du point d' où nous pourrons ensuite, nous l' espérons, progresser plus rapidement.

De nouveau j' ai recours à de précieuses épaules, mais elles ne suffisent pas; je plante alors un piton le plus haut possible, passe la corde dans le mousqueton et, ainsi assuré, fais un premier essai. Je me rétablis sur le piton et essaye de m' élancer, mais sans succès. Peut-être est-ce ce vide se creusant à mes pieds et que j' ai peine à m' assimiler qui coupe mes moyens; n' étant pas dans une position confortable, je n' ai pas le choix car, trop engagé, il ne me faut plus songer à redescendre.

Je demande un dernier conseil à mes camarades et sans plus hésiter je pars. Déjà mes pieds ont quitté le solide point d' appui qu' était le piton et maintenant je ne puis compter que sur moi-même. Je ne me souviens plus comment je réussis à vaincre ce passage terriblement exposé, mais je sais que c' est avec un soupir de soulagement que ma main s' est emparée d' une prise me permettant de me rétablir sur une petite vire. Je hurle la nouvelle, je crie de joie, car certainement le plus sérieux doit être passé; de ce point j' assure solidement et, l' un après l' autre, mes camarades me rejoignent.

Encore une courte-échelle, la quatrième depuis le début de l' arête, puis nous continuons par quelques fissures pénibles. Insensiblement nous prenons de la hauteur; dans l' ardeur de la lutte le temps passe rapidement.

De nouveau nous sommes arrêtés par un mur absolument vertical et sans prise de six mètres environ. L' un de nous voudrait essayer une fissure sur la droite, mais celle-ci est insurmontable; Marquart croit que la double courte-échelle est la seule solution; nous allions nous mettre en position lorsque Marullaz, très sceptique sur le succès de ce dernier moyen, veut essayer de lancer la corde et de la faire tenir par coincement.

Un premier essai ne donne aucun résultat, mais au second nous sommes stupéfaits, lorsque nous tirons, de la sentir tenir en un tout autre endroit que celui que nous nous proposions d' atteindre; nous craignons bien un peu, mais pourtant, elle tient solidement. Bref, essayons! Je me tire, m' allège le plus possible et sans heurt, je parviens au haut de la dalle; par une chance extraordinaire, la double corde est accrochée à un piton servant à faire un rappel à la descente.

Cet obstacle franchi, l' arête se transforme; de superbes blocs, posés les uns sur les autres, forment la dernière partie de l' Aiguille. Nous les surmontons aisément et... oh! spectacle féerique qui nous arrache un cri d' admiration, là, à quelques dizaines de mètres, surgit comme d' un monde irréel, lisse, vertical, surplombant même dans sa partie inférieure et dans le haut: le bloc terminal de l' Aiguille de la République!

Silencieusement nous admirons cette pointe qui nous a déjà donné tant de mal et qui maintenant encore, aidée qu' elle est par la nature qui certes ne l' a pas négligée, se présente dans toute sa nudité, invincible sans moyens artificiels.

En effet, Emile Fontaine, auteur de nombreuses « premières » dans le massif du Mont Blanc, lors d' une tentative le 30 juillet 1902 avec Joseph et Jean Ravanel, fut arrêté par la dernière dalle, ne disposant pas de moyens suffisants pour forcer cet obstacle. Deux ans plus tard, le 29 juillet 1904, Monsieur H. E. Beaujard et J. Simond, armés d' une puissante arbalète qui leur permit de passer une corde sur le sommet, réussirent la première ascension de cette aiguille. Ce n' est que le 15 juillet 1928 que le guide chamoniard Alfred Couttet réussit la seconde ascension; pour surmonter le dernier bloc, il lança à la main une pierre à laquelle il avait attaché au préalable une ficelle. Nous n' avons pas la prétention d' égaler ce spécialiste et ne possédons pas d' arbalète; par contre, nous comptons faciliter notre lancement de corde par l' emploi d' une fronde, soigneusement mise au point et essayée à de nombreuses reprises dans les rochers du Salève. Nous allons nous rendre compte de son efficacité et espérons bien ne pas échouer si près du but.

Les préparatifs sont hâtivement poussés; nous nous séparons en deux équipes: Marullaz et moi, nous nous occuperons du lancement de corde, tandis que Marquart et Bressoud iront chercher sur le versant Thendia de l' Aiguille la ficelle dont nous allons coiffer le sommet, pour ensuite tirer les cordes successives et les amarrer solidement. Ils effectuent un rappel jusqu' à une bonne plateforme, puis Marquait disparaît à nos yeux dans la face vertigineuse de la « République ».

Tout est déployé! Nous déballons notre matériel et nous apprêtons; les deux premiers tirs échouent et nous font douter du succès. Quarante mètres de fil sont à nouveau soigneusement déroulés; avec une adresse impeccable Marullaz vise, tire et, cette fois, le plomb, suivi du fil, passe irrésistiblement au-dessus du sommet. Marquart, en faisant une périlleuse gymnastique sur le vide, réussit à aller le recueillir et délicatement, en évitant de le casser, il regagne son point de départ; aidé par Bressoud, il tire, tire tout doucement, car le frottement produit sur les angles vifs du sommet pourrait réduire à néant tous nos efforts.

Nous attachons une ficelle de Lyon à la suite du fil et c' est avec un soupir de soulagement que nous apprenons que, maintenant, nos camarades sont en possession de cette dernière, beaucoup plus résistante. Ensuite, c' est une cordelette de 50 mètres à l' extrémité de laquelle nous attachons deux cordes, une de quarante mètres et une de soixante; lorsque la quarante est à bout, nous y fixons la corde à nœuds, longue de vingt mètres.

Enfin, les manœuvres sont terminées, la corde à nœuds ayant été solidement amarrée à un gros bloc, nous pourrons nous tirer sans crainte. Un instant, nous regardons encore le parcours qui nous sépare du sommet et une inquiétude s' empare à nouveau de nous; oserons-nous franchir ce dernier obstacle dominant un vide des plus impressionnant?

Etant déjà chaussé d' espadrilles, je m' attache à la corde de 60 mètres; les épaules de Bressoud me facilitent le passage d' un premier surplomb de trois mètres et maintenant, nerveusement, rageusement, je me tire de toute ma force; la partie est rude, la dalle très inclinée. Je parviens au-dessous du sommet et déjà mes mains touchent ce point tant convoité; un dernier rétablissement m' en sépare. Je concentre mon énergie et, d' un effort, je prends enfin possession de ce pic que nous avons tant désiré et qui nous a demandé tant de peine.

Le sommet n' est certes pas confortable; il est constitué par une lame de 4 mètres de long sur 40 centimètres de large. Mais le spectacle est saisissant; partout, ce ne sont que parois aux lignes fuyantes: les Grands Charmoz et le Grépon, flanqués de la fière et fine Aiguille de Roc; plus loin, contrastant avec ces murailles sauvages, le Glacier du Géant étincelant au soleil. Le coup d' œil est magnifique.

L' un après l' autre, mes camarades gagnent à leur tour le sommet; comme témoin de notre ascension, nous y abandonnons un foulard valaisan. Nous sommes heureux d' avoir réussi et notre enthousiasme est bien compréhensible; nous aimerions nous communiquer nos impressions mais le temps passe.

Rapidement, nous ramenons tout notre matériel, plions les cordes et nous préparons à la descente. Toutes les manœuvres pour parvenir au sommet depuis la plateforme de lancement nous ont demandé environ deux heures.

D' abord en varappe, ensuite au moyen de la double corde, nous atteignons une vire d' où nous faisons un impressionnant rappel surplombant, d' une trentaine de mètres, qui nous mène à l' endroit où nous nous sommes arrêtés ce matin pour nous organiser avant l' assaut final.

Les heures de la journée se sont vite écoulées et déjà le soleil a disparu derrière les Aiguilles; sans nous attarder, nous effectuons quelques rappels, et ensuite nous nous échappons par de bonnes vires faciles qui nous mènent dans les environs immédiats de la Tour Rouge. De là, sans histoire, par des dalles maintes fois empruntées ces derniers jours, nous gagnons la cabane où une délicieuse boîte de poires nous récompense des efforts fournis durant cette inoubliable journée. Il est 8 heures du soir.

Nous nous restaurons copieusement, car l' inquiétude que nous causait d' abord l' escalade, ensuite la hâte que nous avions de nous retrouver au refuge, ne nous laissèrent guère le loisir de nous arrêter pour satisfaire nos estomacs. La journée a été rude et nous sommes fatigués, mais nos yeux ne peuvent cacher notre joie d' avoir triomphé de toutes les difficultés que nous avons rencontrées et d' avoir réussi une ascension qu' il y a peu de temps nous considérions encore comme très problématique et au-dessus de nos forces.

Sur le seuil de la porte nous contemplons maintenant sans nous lasser le panorama grandiose qui s' étale devant nous et admirons les derniers reflets du soleil se jouant sur les hautes cimes. Bientôt le crépuscule cède insensiblement place à la nuit; alors nous nous décidons à aller nous étendre sur les dures paillasses. Le sommeil a tôt fait de s' emparer de nous, mais notre pensée, encouragée par le succès que nous venons de remporter, s' envole déjà vers je ne sais quelle nouvelle Aiguille...

HORAIRE:

Refuge de la Tour Rouge ( départ ) 6 h. 05 Retour à la plateforme.. ( départ ) 15 h. 15 Brèche de la République » 10 » 30 Brèche de la République » 16 » 50 Plateforme de lancement » 13 » 05 Refuge de la Tour Rouge » 19 » 45 Sommet » 14 » 30

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