L'Alphubel par la facette NE
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L'Alphubel par la facette NE

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Par E. R. Blanchef.

Avec 5 illustrations.c A g et w A c Peu avant Saas-Fee, à un tournant du célèbre chemin des chapelles — le Kapellenweg —, la vaste masse blanche de l' Alphubel apparaît, au-delà du vide, encadrée par un grand mélèze aux branches écartées et un roc au profil surplombant. A ses pieds, une longue moraine tord son échine grise de saurien fossile. Plus haut, une bande oblique de rocher sombre, la Lange Fluh, retient le poids d' un immense glacier, haché çà et là de crevasses noires, ailleurs, disposé en pente douce coupée de paliers. Après un long parcours, où il semble réunir ses forces, le glacier dresse d' une poussée soudaine la paroi haute et large dont la découverte a arrêté le voyageur.

Le rocher penché sur le chemin cache généreusement le toit de zinc d' une église très moderne et les cubes de grands hôtels. Comme des dés secoués d' un cornet, les maisons de Saas-Fee s' éparpillent sur un plateau vert.

Le point culminant ( 4206 A. S. ) de l' Alphubel est invisible. C' est le sommet dit de Saas, 4120, qui domine ce versant. Depuis peu, en effet ( voyez le nouveau Guide des Alpes Valaisannes de Marcel Kurz ), l' Alfubel, comme on prononce en France, compte deux sommets. Si celui de Zermatt, le plus élevé, a reçu la visite de tous les collectionneurs de quatre mille — et de leur émule Madame Cornélius Tromp-Tromp — le point 4120 a été parfois négligé. Seuls sont venus se pencher sur les escarpements nord les voyageurs désireux de contempler à vol d' oiseau Kalbermatten, Lohmatten Honegg et Wildi dont l' ensemble compose Saas.

La soixantaine largement dépassée, certain fameux docteur s' aperçut avec colère de l' existence d' un sommet né dans le massif de l' Aiguille Verte. Malgré le poids des ans, malgré la fracture récente d' un tibia ( suite de plongeon dans une crevasse ), l' illustre alpiniste décida d' ajouter à sa liste, devenue incomplète, l' Aiguille du Jardin. Sans compagnon, Blodig gravit le terrible couloir qui, du haut de la ligne de faîte, entre la Rocheuse et l' Aiguille du Jardin, se précipite sur le glacier d' Argentière. Après avoir corné sa carte de visite sur le nouveau sommet, il bivouaqua à 4000 mètres, et le lendemain, plein de mépris pour un versant moins abrupt, redescendit par sa voie d' as. Exploit extraordinaire, dont un jeune homme eût pu s' enorgueillir.

Quel cœur bat donc dans la poitrine du bouillant vétéran, pour pouvoir, après l' effort d' une grimpée très longue et pénible, entretenir la circulation du sang par une nuit glaciale et ne pas défaillir au départ matinal ( juillet ou août 1932 )!

Revenons à l' Àlphubd, dont, en passant, nous signalons au docteur Blodig le sommet nouveau. En forme de trapèze, le versant de Saas se décompose, dans le sens de la hauteur, en deux parties d' alignement et d' orien à peine différents, mais dont les caractères s' opposent. Une droite descendant du point 4120, progressivement déviée vers l' est, profond angle rentrant, en marque la séparation.

Peut-être une vaste e; épaisse cuirasse de glace couvrait-elle en entier, jadis, cet ensemble. D' unt poussée séculaire, l' Alphubel, semble-t-il, a tenté de l' abattre. Sur la droite, il y est parvenu: la surface blanche s' y montre concave et lisse. Quand la neige n' en poudre pas la région supérieure, on y voit affleurer des écailles de gneiss ( d' où l' appellation de Kurz: facette rocheuse, p. 362 ).

A gauche, en revanche, la cuirasse demeure. Elle bombe et éclate çà et là; entre ses pièces disjointes bayent des crevasses.

Bientôt, selon la lubrique image d'un hôte de Saas-Fee, 1e pointement d'un sein gonflé la crèvera. Une ombre noire renforce le matin la bissectrice du versant, bord ouest de la demi-cuirasse.

Au pied de la facette une longue rimaie court vers le col des Mischabel. Sa lèvre supérieure est un mur à pic. Entre elle et le début de l' affleurement rocheux terminal, s' élance une glissoire glacée et polie.

La partie gauche du versant nord-est a été gravie en 1891 par M. de Fonblanque et les guides Xavier Imseng et Isidore Bumann. Cet itinéraire exclusivement glaciaire n' a, selon Kurz, jamais été repris.

Quant à la facette, elle demeurait inviolée en 1937.

Son miroitement matinal m' avait paru, cette année-là, agacer fort le fameux guide de Saas, Oscar Supersaxo. Une course de grande classe, ce « dernier » problème des Pennines Suisses. ( L' élève favori de Liszt, la canne de Voltaire, le dernier problème des Alpes... ) Difficile peut-être, raide en tous cas et dangereuse. Mon fidèle Mooser, lors de son dernier passage à Saas, avait, lui aussi, jeté un regard de concupiscence sur cette virginité. Mais le brave Caspi, tombé avec un bloc dans une carrière de pierres, ne pensait plus qu' à faire masser, électriser sa carcasse, à ranimer aux eaux magiques de Baden 1a sensibilité de ses orteils, abolie par luxation de vertèbres.

La paroi miroitante avait fini par m' agacer comme Oscar, et même ternie par l' ombre vespérale, elle éveillait en moi certaine fièvre maligne, la fièvre des « premières ».

Un beau jour, d' Alma gell — le meilleur quartier général des grimpeurs solitaires —, j' enfilai la route de Saas, décidé à aller cueillir l' ami Oscar et à discuter d' un plan d attaque.

Ce fut Oscar, en réalité, qui me cueillit, comme un fruit qu' on a laissé mûrir, et qui, prêt à se détacher, vous tombe dans la main au plus léger contact.

L' accord fut vite conclu. Aussitôt un fâcheux engagement rempli — Oscar attendait un client pour le lendemain —, nous donnerions l' assaut. Mais la montagne, au retour d' Oscar, se cacha dans les nuées, et n' en ressortit que drapée de neige fraîche. 1937 tomba dans le passé sans que la virginité de la facette eût été menacée.

31 juillet 1938. En route pour l' Alphubel, malgré la fête nocturne du 1er août. Oscar compte être rentré à temps pour exhaler sur la place de Saas un solo de cor, poli et repoli dans le recueillement des longues soirées d' hiver.

De longs lacets dans les gazons raides, un sentier taillé dans le roc. Puis, l' air frais du glacier proche, un palier, une grimpée de nouveau: la Lange Fluh. D' un geste de son bras herculéen, Oscar montre dans les éboulis un cube de bois posé de guingois ( la base seule a résisté à la poussée des neiges ): notre gîte pour la nuit...

Cette cage à poulets, bien aérée, appartient à mon guide. Elle devait abriter les ouvriers chargés de la construction d' un restaurant, longtemps projetée, combattue et défendue avec acharnement, interdite par une juridiction, autorisée par une autre. La solution définitive, intervenue deux ans après mon passage, n' a pas été du goût de chacun. Si l' auberge actuelle n' est pas propriété d' Oscar, si certains, pendant un temps très court, ont cru l' avoir « rouléi>, c' est lui, pourtant, qui a ri le dernier. « Er hat sich ins Fäustchen gelacht », m' a dit un de ses amis et je m' en suis, ma foi, fort réjoui.

Deux jeunes Saasiens nous reçoivent. Montés le matin pour nettoyer la baraque, ils en ont sorti des paillasses humides, les ont séchées au soleil. Sur le toit ajouré, une bâche a été étendue. Et les couvertures ne manquent pas. L' un des garçons, Camille Supersaxo, nous accompagnera à l' Alphubel.

La nuit monte et s' étale. Par l' ouverture de la porte nous la voyons régulière et rapide, gravir notre paroi de demain. « Elle a eu vite gagné la partie », remarque Oscar avec envie. L' huis obturé plus mal que bien, les « seniors » de la caravane s' allongent côte à côte. Les deux garçons rangent les restes du souper, rampent auprès de moi, soufflent la bougie, se couchent.

Tous, nous sombrons dans le sommeil. A l' heure des fantômes, un récitatif gémissant s' élève à ma droite, discret d' abord, puis autoritaire et glorieux. L' ami Oscar répète en songe son fameux solo de cor.

Après le récitatif, l' aria traditionnelle. C' est l' occasion d' admirer des sons de cor bouché, puis débouché et rebouché.

Un instant, à l' opposé, un hautbois se met à nasiller. Mais bientôt, la gauche et la droite se taisent: le sommeil a mis d' accord les whigs et les tories.

A 4% heures, Oscar en tête, Camille en queue, au soleil levant, nous abordons le glacier. Sur a surface polie, mes clous usés ne mordent pas. Rien ne vaut la crainte d' une raillerie pour relever d' une chute grotesque un malheureux amateur de parois vierges. Oscar n' a pas remarqué ma glissade et Camille, bon courtisan, veut l' ignorer. A cent mètres de là, une couche de neige m' épargne d' angoissants exercices d' équilibriste. Neige molle et bientôt épaisse: la nuit trop douce ne l' a même pas croûtée.

Nous suivons la route du col des Mischabel. A l' aide d' un couloir souvent plein de neige, elle franchit de gauche à droite l' extrémité inférieure d' un très long banc rocheux orienté du SE au NO, issu du voisinage d' une épaule de l' arête SE de l' Alphubel.

Aujourd'hui, Oscar préfère le suivre sur presque toute sa longueur, ce banc de gneiss qui divise le glacier, dont il soulève la partie droite en une tourmente figée de vague :; blanches.

Raides comme un toit, ces rochers, et hauts de 2 à 300 mètres.

« Je suis déjà descendu par là, » fait Oscar, « ce n' est pas commode sans espadrilles. Mais, aujourd'hui, le glacier serait pire. » Ah, mes bonnes espadrilles! Oubliées sur leur tablette depuis l' automne, elles dorment le sommeil profond d' un manuscrit de jeune dans un tiroir d' éditeur.

Deux heures durant, nous rampons sur un plan incliné, souvent rugueux. A nos pieds, le bras gauche de l' Alphubelgletscher, en pente plus douce, paraît s' enfoncer graduell jment. A main droite, un mur vertical soutient le bord de la branche ouest du glacier. Çà et là, une nappe d' eau glisse rapide sur la plaque pour le plus grand dam de l' épiderme: mes doigts, mes paumes, vite rougis, passent déjà au violacé.

La chaleur croissante nous fait accepter sans murmures plus d' une douche dorsale.

Il n' est pas agréable, dans une longue grimpée, où l'on ne tient que par un bord de semelle et quelques clous usés, d' être lié à une quantité inconnue. Camille, pour la première fois à ma corde, ne tarde pas à me rassurer. On ne saurait s' élever avec plus de légèreté, de sûreté.

Suspendu au poignet, mon piolet improvise et m' inflige une mélodie de trois sons, mélodie sans fin, qu' eût réprouvée Henry Ghéon. Car l' infini est chose de Dieu seul et l' auteur de Tristan, en l' oubliant, a péché... ( Ghéon dixit. ) A 11 heures, un dernier et rude effort nous fait passer, du haut de l' immense dalle, à la surface moins inclinée du glacier couvert d' une neige épaisse. Toute proche, la face de l' Alphubel nous éblouit de sa splendeur.

« Da wo du nicht bist, ist das Glück. » Sûrement, c' est un alpiniste qui a soufflé cette pensée à Goethe. Tout à l' heure, quadrumane maladroit, la main en ventouse, cheville tordue, le nez sur la roche, je n' aspirais qu' à redevenir bipède, à regarder au loin. Et voici qu' à peine redressé, les mains libérées, un des plus beaux pics du Valais devant moi, le désenchantement me prend.

Crever à chaque pas une mince surface croûtée, s' arracher d' un effort épuisant à l' étau d' une neige molle et profonde, il a y de quoi, en effet, regretter les contorsions simiesques, les tours d' équilibristes sur la plus méchante des dalles.

Quand le découragement alentissait sa cordée sur quelque pente monotone —, névés du Géant, moraine des Dents du Midi, gazons de Fénestral; « comptez vos pas, disait feu Emile Revaz, en regardant le bout de vos souliers. A cent, levez la tête, et puis, recommencez. » Derrière Oscar, j' enfonce et je compte. Jusqu' à 50 seulement. Puis, je m' emplis les yeux. Je mesure nos progrès à l' Alphubel qui monté, au ciel qui fuit.

Le blanc dévore le bleu. Les glaces redressées bouchent l' horizon au sud, le débordent à l' ouest, où demeure cependant un grand coin d' azur, entre deux arêtes descendues du Täschhorn et de l' Alphubel pour dessiner le col de Mischabel.

Jusqu' ici nous marchions au sud. Un coup de barre à droite, Oscar prend la direction du col. La pente, très douce désormais, ne se relève qu' au pied même de l' échancrure. Mais au point de rencontre d' une verticale abaissée du sommet, nous remettons le cap au sud. Une longue crevasse nous a barré la route, d' ailleurs, et nous ne la franchissons qu' après l' avoir longtemps longée.

Sous la facette de l' Alphubel — une terrible pente en dépit du gracieux diminutif — court, au-dessus de nous, la rimaie de base. Plus à droite, elle se poursuit sous le Mischabeljoch, béante et peut-être infranchissable. Ce n' est pas aujourd'hui, en vérité, que Bari suivrait une cordée jusqu' au col. Le plus doux des St-Bernard, volage gardien de la pension Supersaxo à Saas — ce n' est pas lui qui se fût jeté avec une meute furieuse sur une fillette près du fameux hospice — fut abandonné au sommet du col par ses compagnons d' une journée, en route pour Zermatt. N' osant poursuivre ni redescendre, il hurla à la mort, plusieurs jours de suite, à plus de 3800 mètres d' altitude. Une caravane de guides, amis de son maître, le délivra, moins amaigri, moins épuisé que ce chien dont parle M. Melon, attaché au sommet d' un pic de Savoie, offert en holocauste au démon de la fièvre aphteuse x ).

Très légèrement à droite de l' aplomb du sommet, la crevasse franchie, un talus d' avalanche escaladé, nous faisons halte au bord de la rimaie. Branle-bas gastronomique d' abord. Celui de la bataille suivra. Nous sommes abrités par la lèvre supérieure, mur blanc très droit et lisse: glaçons et pierres, si l' Alphubel nous bombarde, passeront par-dessus nos têtes.

Presque partout les rimaies m' ont fait bon visage, à la face NE du Lyskamm et du Fletschhorn comme à celle du Cervin; les plus rébarbatives d' as, après quelques défenses de coquettes, se laissaient traverser sur un Son livre Chasseurs de Chamois, simplement admirable est édité par Attinger.

pont bien caché, ou le bouchon d' un reste d' avalanche. Cette fois-ci, le passage sera difficile, et Oscar pourra justifier sa réputation de glaciairiste.

Pour le moment, le piolet ne vole pas encore à son poing et mon admiration ne va qu' à un beau coup de fourchette. Façon de parler, bien entendu: comme Louis XIV, nous usons d' instruments moins pointus que Caspar Mooser lui-même, roi des grimpeurs et empereur des distraits, ne parvient jamais à oublier.

Ce n' est pas que la rimaie soit large, ni bien haut le mur, au point d' at choisi. Mais il est rigoureusement vertical et lisse. Si la lèvre inférieure, très avancée, en touche presque la base, le vide baye sous son surplomb.

Long, minutieux examen d' Oscar. Gardons-nous de le troubler par des questions peut-être naturelles, mais intempestives. Le doux Caspi lui-même n' aimait pas à être interrogé quand il « spéculait ». Il n' est pas nécessaire d' avoir l' esprit très délié pour deviner qu' une courte-échelle aidera à résoudre le problème. Qui Oscar choisira-t-il pour supporter le poids de ses cent kilos — pas de graisse, tout muscle, tout os! Je m' attends à cet honneur: lors d' une tentative à la paroi est du Strahlhorn, sur une étroite plateforme en plein abîme, je ne me suis pas effondré quand Oscar a escaladé mes reins, mes épaules et mon crâne Mais, soit qu' il juge Camille plus fort, soit qu' en moi, il se croie tenu à plus d' égards, c' est le porteur qui servira de socle et de pont.

Avant d' ériger la pyramide humaine, Oscar taille très haut, à bras tendus, deux entailles profondes, façonne une bosse de glace d' abord inaperçue. Il se recule ensuite, pour décomposer, par la pensée, la manœuvre compliquée en mouvements précis et efficaces. Tout cela dure, dure. « Vas-y, Camille. » Et Camille de s' arc contre le mur, les pieds en retrait pour éviter l' effondrement de la lèvre évidée.

Ce qui suit est prodige de vitesse, d' exacte coordination d' efforts calculés avec soin.

Des reins, Oscar a passé aux épaules de Camille. Il s' y dresse. Debout, sur le socle humain, il biandit son piolet, l' enfonce au-dessus de lui par la pointe. Un pied quitte l' appui de chair, se place dans l' une des entailles. Une traction sur le manche de frêne, un coude qui se plie, le second pied est logé dans l' encoche supérieure. Camille s' est retiré, relevé. « Un second piolet, vite », ordonne Oscar. Mon Andenmatten est aussitôt enfoncé dans la neige compacte, au sommet du mur, un peu au-dessous de l' intersection du plan vertical et du plan incliné de la face. En deux secondes, Supersaxo s' est tiré sur ce point d' appui, rétabli, dressé.

Il est plus long, par exemple, à reprendre haleine qu' à franchir l' obstacle. Ses poumons travaillent :omme un soufflet de forge.

« A vous! » Les pieds d' équerre à la paroi, ou dans les encoches — je n' ai pas le temps de m' en apercevoir — je suis enlevé comme un fétu de paille. Et Camille non plus, lesté d' un sac énorme et lourd, ne pèse guère aux mains d' Oscar.

* Si je me plais à rendre hommage aux muscles de l' Hercule valaisan, il raconte plus volontiers encore quel maître il a trouvé en la personne du très honorable G. Bruce. Malgré son respect pour le héros de Gallipoli, il a obéi, certain soir où Saas était en liesse, à l' invite de danser la bourrée en brodequins cloutés sur un abdomen de général anglais, abdomen bardé d' un péritoine d' acier. Et ce péritoine, ressort soudain détendu, a rejeté au loin, comme une simple balle de tennis, les cent kilos du baladin.

La défense de la facette se réduirait-elle à la seule rimaie?

Nous faisons bon marché des rochers, fort raccourcis d' ailleurs par la perspective. De Saas, le télescope nous les a montrés déchiquetés, fissurés.

Quant à la pente blanche, très atténuée à sa base — nous y piétinons en plateforme un amas de neige retenu au bord du vide — elle a beau se relever considérablement, nulle part, croyons-nous, la glace n' y affleure. Sera-ce la réédition de l' ascension si facile et rapide du terrible col de Tiefenmatten ( terrible pour qui l' attaque directement par le nord ) le jour de ma visite à la Dent d' Hérens x ).

Avant une heure, nous y aurons creusé, à la pointe des brodequins, une large série d' alvéoles, emplis d' ombre bleue, et demain, de Saas, nous en contemplerons la chaîne aux maillons réguliers, tendue sur le pic asservi.

On apprécie fort la possibilité d' une grimpée rapide quand elle doit avoir lieu dans la ligne de tir d' une paroi. D' un instant à l' autre, l' Alphubel peut nous bombarder sous les deux espèces, pierres et glaçons. Là-haut, la chaleur extraordinaire doit fondre ou faire sauter le ciment naturel des montagnes.

La cordée déployée s' échelonne aussitôt, enfermée dans le triangle isocèle de la facette. Ses côtés égauxà gauche, la tranche de la demi-cuirasse glaciaire; à droite, l' arête du Mischabeljoch — se rapprochent lentement, pour s' unir, 400 mètres plus haut, en une pointe très émoussée, le sommet 4120.

Du bas en haut de la face, à l' est, l' Alphubel l' a poussée comme un immense verrou de cristal, cette tranche de glace oblique. Par-dessus son profil audacieux — chaos de gradins aériens et d' obliques redressées —, le contraste reposant des lignes si douces de la Cresta di Saas. Dans la dépression d' un col, dort un cumulus paresseux, blanc porcelaine, incapable de soulever ses coupoles aplaties.

Si l' arête du Mischabeljoch —, à l' ouest — est moins difficile à atteindre, les deux fois que j' ai touché le col, je l' ai vue déverser dans la facette de grosses avalanches de blocs. Là aussi, un essai d' évasion pourrait mal tourner.

Après dix minutes de marche, le piolet, poussé à fond, commence à traverser la neige compacte. Tour à tour, Oscar chasse son pied et le retire, avec une régularité de machine. Qu' il marche, qu' il grimpe, qu' il joue du piolet, c' est toujours en mesure. Comme Monsieur Jourdain faisait de la prose, Oscar pratique, sans le savoir, la méthode de Jacques Dalcroze.

Les Eckenstein, sur le dos du porteur, jettent des éclairs métalliques. Le soleil, déjà haut, va nous quitter. Nous ne le regrettons pas.

x ) Montée et descente sans crampons, en marche simultanée. ( 16 septembre 1924, Caspar Mooser, Blanchet, Gabriel Lochmatter. ) Die Alpen — 1941 — ies Alpes.27 L' ALPHUBEL PAR LA FACETTE NE.

A droite, du haut de I' arête, une volée de pierres s' est abattue. Simple avertissement. Quelques s lions creusés près de nous, et elles s' enlisent.

« En trois longueurs de corde, nous serons aux rochers, n' est pas, monsieur? » Cette évaluation de Camille, trahit-elle une nostalgie de la terre ferme ou un coup d' œil encore peu exercé?

La déclivité s' est accer.tuée et Oscar — il ne sort jamais sans son clinomètre —, tient à la contrôler. 50 degrés... la terrible pente si la glace était à nu!

Après le piolet, la pointe du pied traverse maintenant la couche fort amincie. Les degrés s' emplissent d' eau. L' adhérence, en outre, laisse à désirer.

A travers la neige très lourde, le piolet doit attaquer la glace, y prolonger des alvéoles peu sûrs.

Impossible, sur une pente si raide, de chausser les crampons: ils continuent à couronner le sac du pauvre Camille. « Si les miens, au moins, soupire-t-il, étaient à mes pieds. » Ses semelles cloutées mordent comme sabots de chamois. Un voeu plus altruiste, en ma faveur, témoignerait de méfiance. Pour Camille, j' y songe, ne suis-je pas une « quantité inconnue » au bout de la corde?

Mais la rampe ne s' atténue pas. Selon l' estimation rigoureuse de notre géomètre, elle a passé à 5.3 degrés.

Au lieu de nous élever de conserve, nous grimpons désormais à tour de rôle. A bout de corde, Oscar excave une large et profonde cuvette, vrai bain de siège en porcelaine. Dressé sur ce degré, Oscar assure ma montée avec sollicitude. Dame, jamais crampons n' eussent été plus indiqués... Le filin se love en anneaux dans sa main.

A mon arrivée, une eau trouble emplit la cuvette à ras bord. A croire que s' y serait assis le plus malpropre des moujiks.

Tandis qu' Oscar repart, je surveille et tends la corde pour Camille.

La neige n' adhère plus à la surface polie. Notre mentor, parfois, la tasse sous les mains comme sous les pieds. Le piolet serré entre le pouce et l' index, il s' appuie sur les paumes, coudes en dehors, doigts allongés. Quatre points d' appui, chacun précaire, vous supportent un homme au poids bien réparti.

Ce principe ne joue pas dans tous les domaines. En matière musicale surtout. Des râcleurs redoutables, en administrent souvent la preuve. Qui donc a donné de tels quartettistes cette définition mathématique: « quatre personnages pour qui quatre fois zéro cesse d' être zéro. » Le piolet infatigable d' Oscar nous fraie la voie la plus directe. La neige ne vaut rien, soit, mais la glace, elle, ne s' effondre pas. Ce sont deux cuvettes, maintenant, qu' il faut creuser, chaque fois que la corde est à bout, superposées et toutes proches. L' inférieure sert de station d' arrivée, l' autre de station de départ.

« Est-ce que ça vous plaît, monsieur? » fait soudain Camille, pendant qu' Oscar nous crible d' éclats et d' écailles. Camille s' ennuie peut-être sur une petite entaille, malgré la distraction du vide qui appelle la glissade. Pourtant c' est la première fois qu' il est à pareille fête: il ne doit pas être blasé.

Le long du filin, un gros mensonge descend:

« Si ça me plaît? Mais pour rien au monde je ne voudrais être ailleurs. » Dressé contre la paroi de glace, avec son sac énorme, gonflé, Camille fait penser à un colimaçon, sa maison sur le dos, collé à un mur de toute sa glu.

Entre la tranche de la cuirasse et nous des roches sont apparues. Peu engageantes, imbriquées, couvertes de verglas fondant. A la face nord du Cervin, de telles roches nous ont battus. Mais le verglas ne fondait pas, et sa carapace perfide s' étendait au loin.

Nous poussons tout droit vers d' autres roches, plus accueillantes, selon Oscar. Un bloc noir, encastré dans la glace, les précède, comme une redoute isolée en avant d' une place forte.

Ah! Saisir à bras le corps des roches rugueuses et solides, s' y élever par tractions souples et puissants rétablissements, jouir du libre jeu des muscles... Nous n' en sommes pas là. Au-dessus de moi, la glace continue de voler en petits éclats, à sauter en écailles, bondissant, ruisselant dans la profondeur, où le flamboyement s' est éteint.

Le soleil éclaire par derrière un panache de vapeur en suspension au-dessus du col. La lumière s' y décompose comme dans un prisme de cristal.

La redoute est aux mains d' Oscar. Quelques mètres encore et nous toucherons à la terre ferme. Tel un mur de protection contre les avalanches, le bloc a retenu sur la pente un ruban de neige. Il va s' amincissant, ce ruban, jusqu' aux rochers noirs. De nouveau quelques coups de pieds suffisent pour creuser de sûrs degrés. Au bord de la pierre, la glace luit à nu. Patient, prudent, Oscar, l' excave une dernière fois.

A midi, le tiers de la facette est vaincu. Nous sommes au niveau du col. Entre nous et le point culminant — de 3800 à 4120 m. s' étagent des rochers brisés. Vires, terrasses, cheminées et fissures y tracent un réseau quadrillé. Si, par places, l' ascension directe est impossible, cent combinaisons de lignes brisées nous conduiront au but.

Terre ferme... quel euphémisme! Les saillies, les anfractuosités abondent. Mais les unes s' arrachent, tiroirs sortant de leurs alvéoles, les autres cèdent sous le pied. Comme sur la neige instable tout à l' heure, il faut répartir de nouveau le poids du corps entre les points d' appui douteux; consolider çà et là, d' une pression vers l' intérieur, quelque prise indispensable, éviter de soudaines cascades minérales nées sous le pied le plus prudent.

Où sont les perfections de cette paroi de gneiss, qui, à travers le télescope, promettaient une victoire sans combat... La perspective nous a leurrés. Si l'on pouvait réduire son inclinaison, la muraille serait coupée de terrasses, d' escaliers.

Entre le sommet d' un banc rocheux et la base du suivant, en retrait, jamais de paliers. Toujours les mêmes plans inclinés, couverts de gravier prêt à s' écouler.

Des difficultés, nous n' en rencontrons d' abord nulle part. Le danger, en revanche, nous guette partout. Ce fut un tort que de demeurer encordés. L' amour du filin pour les blocs instables est connu.

Second, avec deux brins à surveiller, je pense à la folle descente du Cervin — une heure et quart du sommet au Belvédère — d' un jeune Américain et de H. Schaller. Prodige de vitesse, certes, mais plus encore adresse miraculeuse dans le maniement de la corde. En cas d' accident, la responsabilité du guide n' eût pas été à couvert, s' il n' avait été lié à son touriste. Ah! l' imprudente prudence...

Trois heures d' escalade pour venir à bout de ces rochers. Cela paraît incroyable — et peu glorieux. Malgré l' inconfort, que de haltes... Aucun de nous ne proteste quanti un de ses compagnons s' arrête pour un lacet dénoué, une bande molletière en train de se dérouler. Et puis, le moyen de ne pas admirer à chaque instant la tranche de glace du versant gravi par Fonblanque?

Déviée toujours plus v^rs la droite, elle semble appeler, cette tranche, le concours de l' arête venue du Mischabeljoch pour nous barrer partout la route.

Nous sommes enfermés dans un pignon très élevé, entre deux pans de toit. L' un d' eux nous menace d' un auvent. La pente s' est cabrée. Toujours délités, les rochers nous obligent à des tractions plus risquées, à des rétablissements plus délicats. Des taches de neige nombreuses plaquent au gneiss, garnissent les fissures; le caractère de la muraille se modifie. De sombre paroi mouchetée d' argent, elle se mue en toboggan blanc, piqué de noir.

La ligne de moindre résistance nous repousse vers la droite, mais notre amour-propre s' obstine à t rer parti de toutes les ressources pour gagner le centre.

Une brume mouvante nous cache le but proche. Soudain, à quelques minutes de notre sommet, nous émergeons sur l' arête. Le problème de la facette est résolu. Il est 3 heures. Nos mains se cherchent.

Pour la cinquième fois, je me retrouve sur l' Alphubel. Le souvenir de mes ascensions à ce sommet plonge profond dans le passé. Soudain, les visages de ceux qui furent mes compagnons se dégagent de ces brouillards légers courant sur la cime. Pierre-Marie Zurbriggen d' abord, le camarade fougueux de sept étés, aujourd'hui grand hôtelier à Saas, à l' enseigne de l' Allalin. Puis, très estompe, Ignace son frère, gardien de Britannia. Voici Rudolf Ganz, l' admirable musicien, dont le piolet, au Rote Grat, étincelait comme l' épée du jeune Siegfried. Et enfin, et surtout, mon pauvre Mooser, ses yeux bleus rivés, comme toujours, à la face nord du Cervin: « Da sollten wir sein, Herr, nicht hier. » Une mélodie de Brahms chante pour moi sur l' AIphubel « 0 wüsst ich doei den Weg zurück... » Depuis quelques années, je l' entends souvent.

Oscar et Camille ont jeté bas leurs sacs. Un bras élève un verre. Au soleil flamboyant, les brumes ont fondu.

A 8 heures, nous repassons à la cabane. Il faut bien le réconfort de certaine bouteille apportée la veille par le prévoyant Oscar — vinum laetificat cor hominis — pour nous faire oublier l' horrible, la harassante descente dans une neige épaisse et molle, les détours autour de longues crevasses, la crainte toujours renaissante de nous voir coupés.

A grands pas, dans le crépuscule déjà sombre, nous descendons vers Saas. La pauvre baraque, si accueillante, a disparu. J' en regretterai souvent les vents-coulis, les planches disjointes.

Crépitements de feux d' artifice, sifflement de fusées, cortège, discours, seront-ils la conclusion de ce 1er août, le plus beau de ma vie? Les gratte-ciels, par à-coups, renvoient d' éblouissantes nappes de jaune, d' orangé, de rouge. Un instant la bise m' apporte les notes aigres de deux clarinettes, un roulement de tambour. Un mortier pétarade. Dans la poussière envolée sur les pas d' Oscar, je mesure sa hâte inutile de rejoindre un cor dont il s' était promis de tirer des sons émouvants.

Encore les clarinettes... Est-ce Bumann le cordonnier, Kalbermatten le forgeron? Voici bientôt 15 ans, ils tressèrent d' hallucinantes guirlandes chromatiques — à la tierce — autour d' un chœur à l' église de Saas, aux noces d' or des bons Supersaxo du Glacier, depuis disparus. Comment la noble musique de la messe, transmise par tradition, chantée par les très belles voix des guides, s' accommoda de ces discordantes, de ces ahurissantes gambades instrumentales, propres à traduire la frénésie des fantasias mauresques?

Je ne fais qu' effleurer un angle du village. En me retournant, j' aper le paysage glacé des hautes cimes, deux côtés de rue étroite, plantés là comme des décors de théâtre. Le dos tourné à la fête, sur la route d' Alma, je goûte le silence retrouvé, la solitude. Mais non le repos des yeux. Une illumination palpite dans le ciel, à l' est, en vagues éblouissantes. Reflets des feux d' artifices d' Almagell? Vais-je tomber de Charybde en Scylla? Des pétards de Fee à ceux d' Almagell?

Derrière la chaîne frontière orientale, les illuminations se répètent à intervalles de plus en plus courts. Je n' en vois pas le foyer, mais la lueur bientôt est continue, vibration dont les crescendi et diminuendi ont remplacé les pauses. Pendant des heures, l' irradiation se poursuivit, sans le moindre grondement de tonnerre. Le ciel reflétait des couleurs plus belles encore que les façades des caravansérails de Saas, du rose au violet, avec des trous d' ombre dans un voile nuageux.

Quand j' arrivai à 1' Almagell, 1a fête avait dépassé son climax, comme le dit un Anglais. Malgré l' attrait des chants, des « soleils », des boules de feu, voire d' une tombola en plein air, une main dévouée dressa mon couvert dans le « pavillon ». Un tête-à-tête avec un poulet presque entier, doré comme ceux d' un rôtisseur du temps jadis, à cette heure tardive, malgré les réjouissances d' un village en liesse, je n' avais osé rêver cela. De temps à autre, la fée, essoufflée d' une danse, s' informait de ma soif, de ma faim... « Ah! monsieur, quel dommage que vous soyez arrivé si tard... C' était si beau! » Ses yeux brillaient, ses joues rosissaient, le sein palpitait...

Comme je grattais la plus bressane des carcasses, nette pourtant comme après un séjour dans une fourmilière, « il a choisi la meilleure part, et elle ne lui sera point ôtée », fit un personnage, qui venait d' entrer, blasé jusqu' à l' irrévérence sur les réjouissances patriotiques.

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