Le «Nez» du Capitan
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Le «Nez» du Capitan

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Franz Tschirky. Malans

Yosemite Valley, Californie 3 h. 30. Le grésillement du réveil nous tire brutalement de notre sommeil. Il faut beaucoup de volonté pour se glisser hors des sacs en duvet. Je passe la tète par l' ouverture de la tente et regarde le ciel - une habitude alpine dont nous pourrions faire l' économie ici en Californie où le ciel, jourd' hui encore, est clair et sans nuages. Bruno s' occupe du réchaud à benzine. Je réveille Jan, notre voisin australien. On comprend à ses grimaces que, lui aussi, il aurait volontiers dormi encore un moment. Bruno, en revanche, est plein d' al et s' affaire autour des casseroles. Le petit déjeuner est déjà prêt: birchermuesli bien nourrissant et cacao. Je me réveille tout à fait en dégustant ce bon repas.

Au camp IV, place de camping des varappeurs, règne en cette heure matinale un calme inhabituel. A part nous, personne ne semble vouloir attaquer aujourd'hui un « big wall ». Nous serrons nos sacs de couchage dans un sac à dos et fermons les tentes. Les nuits prochaines seront sans aucun doute bien moins confortables qu' ici!

4h. 30. Départ! Non loin du camping, Bruno tombe en arrêt: - Un oursEn effet, à vingt mètres de nous environ, une ombre bouge. J' aperçois enfin un de ces légendaires Yogi-bears du Yosemite qui chipent leur pique-nique aux campeurs! Il disparaît en trottinant dans les buissons. Cette rencontre détend l' atmosphère un peu crispée jusqu' ici, et nous nous demandons en riant à qui ce farceur va dérober ses provisions.

Nous marchons maintenant sur la route asphaltée vers le bas de la vallée tandis que le jour commence à poindre. Passé le dernier coude de la vallée, nos regards s' élèvent vers la face SE du Capitan, terriblement verticale et compacte, et s' arrê au Nose, ( le Nez ), ligne de démarcation nette entre les faces SE et SO. Le doute me saisit. C' est vraiment là que nous allons grimper?

Quel colosse, ce Capitan! Depuis que nous sommes arrivés, il y a quinze jours, sa vue nous plonge alternativement dans un enthousiasme délirant ou dans le doute le plus profond. El Capitan - le plus puissant monolithe, la montagne la plus difficile, la course la plus grandiose du monde! Ces qualificatifs un peu exagérés nous tournent dans la tête depuis ce jour d' automne pluvieux, dans les Alpes, où nous avons fait le projet de ce voyage. El Cap, comme le nomment les Américains, est vraiment une masse rocheuse impressionnante. Sans transition, il surgit d' un coup de la forêt, paroi verticale de mille mètres, de granite gris clair poli par la glace. Le regard ne trouve rien à quoi s' ac - partout un rocher compact et des toits rebutants, seules quelques fissures verticales griffent son front. Le Nose fut la première voie ouverte à El Cap, en 1958. Ce fut une expédition importante: en effet, les premiers grimpeurs durent peiner 47 jours durant et utilisèrent 600 pitons normaux et 125 pitons à expansion. Aujourd'hui, c' est cette voie qu' on emprunte le plus souvent à El Cap. Tous les jours des grimpeurs du monde entier s' attaquent à ce célèbre Nez, et on peut dire que la chance est avec nous trois, car nous sommes la seule cordée aujourd'hui, et nous n' aurons pas besoin de faire la queue.

Nous quittons la route et cherchons le chemin qui conduit au point d' attaque à travers la forêt. Dix minutes plus tard, nous atteignons le pied de la paroi. La corde de 180 mètres que nous avons fixée hier s' étire comme un fil jusqu' à Sickle Ledge, mais elle ne nous rassure guère, car plus haut s' élève encore une falaise de granit de 800 mètres. Hier un Australien nommé Roland nous a conduits en auto jusqu' ici, nous et notre tas de bagages. Nous avons entassé le matériel de bivouac, les provisions et l' eau - denrée vitale - dans un sac qu' on tire après soi, le haul-bag, tandis que le matériel de varappe se trouve dans deux sacs « de jour », les day-bags. L' équipement comprend entre autres 40 coiiu io pitons et 50 mousquetons. J' ai quelque inquiétude en songeant au poids que représente tout ce matériel. Notre haul-bag par exemple pèse bien ses 40 kg. L' eau potable en constitue une bonne part: nous en avons 24 litres environ, répartis dans 6 gallons de plastique - cela devrait suffire pour 4 jours à raison de 2 litres par personne et par jour - bien que nous ayons un rude effort à fournir sous la chaleur californienne. Les quatre longueurs qui mènent à Sickle Ledge nous ont pris hier 6 heures, Bruno et moi nous relayant en tête. Tirer le haul-bag s' est révélé un dur travail. Les premières longueurs, cotées A2/A3, 5.9VI en échelle alpine ) nous ont donné un avant-goût de ce qui nous attend. La plupart des pitons sont en place, mais les quelques coinceurs que nous avons dû utiliser étaient très difficiles à poser, et nous avons planté quelques pitons supplémentaires - les seuls de la course, d' ailleurs, comme nous le constaterons par la suite.

6 heures. Nous nous équipons de jumars. Il a été décidé que Jan, un très fort grimpeur en libre, restera en tête aujourd'hui le plus possible, car c' est dans la partie inférieure de la paroi que se trouvent ( d' après le guide-manuel ) le plus grand nombre de passages en libre. Comme nous sommes trois, l' un de nous grimpera alternativement en tête, tandis que les deux autres auront pour tâche de hisser le haul-bag et de grimper aux jumars le plus vite possible. Jan fixe donc ses jumars et monte le premier sur la corde fixée hier. Tout d' abord, il ne parvient pas à avancer à cause de l' étirage de la corde, mais bientôt il file bon train. Sitôt qu' il atteint le premier relais et change de corde, Bruno lui emboîte le pas. Enfin, c' est mon tour. Je fixe mes jumars à la cordelette de 7 mm avec une certaine méfiance, puis je me décide. Cette façon de grimper ne me plaît pas beaucoup, mais il faut bien s' y habituer. J' emporte la cordelette avec moi, car nous en aurons encore besoin pour l' assurage. Pour détacher la corde, il faut une grande concentration, ce serait trop bête qu' elle m' échappe. Quant à la deuxième corde, je la jette au pied de la paroi, car nous n' en avons plus besoin. Des copains suisses, qui grimpent aussi au Yosemite, viendront la récupérer.

Chargé de deux cordes, j' atteins Sickle Ledge. Pendant ce temps, Jan s' est prépare et il commence à grimper. Cette longueur, qui suit une vire s' élevant en diagonale vers la droite, est une des plus faciles du Nose. Mais le hissage du sac est un grand problème.

Pendant que Bruno et Jan tirent comme des fous, je dois veiller tout en grimpant que le sac ne fasse pas de pendule: nous ne pouvons courir ce risque, car les bouteilles d' eau pourraient alors éclater. Le haul-bag entend pour la première fois des mots australiens pas particulièrement raffinés et des jurons grisons non moins sonores. Nous perdons beaucoup de temps. Des la longueur suivante, c' est une autre chanson: une fissure cotée 5.9. Nous admirons la progression libre de Jan. Dans cette longueur se trouve le premier grand pendule. Pour permettre à Jan de surmonter cet obstacle, nous le laissons redescendre un peu. Il prend son élan, s' envole et disparaît derrière l' arête. Ça a marché!

Le but du jour est le Doit Tower ( i 2e relais ), le premier bon bivouac. Cependant, nous espérons secrètement atteindre les El Cap Towers ( 15e relais ). Mais le maniement de cordes est long et compliqué. Le hissage du sac nous éreinte. A deux, nous le tirons sur un rouleau de corde et un jumar qui sert de blocage, et il avance centimètre par centimètre. Notre seule consolation est la perspective qu' il va s' alléger chaque jour davantage et que nous perdrons moins de temps lorsque nous aurons acquis une certaine routine.

8e longueur. Voici la grande traversée en pendule sur laquelle circulent toutes sortes de bruits. Nous suivons Jan avec attention tandis qu' il grimpe une petite fissure. Au bout de 25 m, nous le laissons redescendre un peu, mais cela ne semble pas suffire. More, more, crie-t-il. Au bout de 10 mètres, il a apparemment assez de corde, il prend son élan, saute par-dessus la paroi d' un mètre bordant la fissure et disparaît - pour reparaître tout aussitôt. More down! Nous le laissons descendre encore quelques mètres et il ressaie. Il semble être à la bonne hauteur, mais manquer d' élan.

11 essaie encore. Mais il revient toujours à son point de départ. Bruno et moi ne pouvons observer qu' une petite partie de son vol, et c' est comique de le voir gigoter là-haut. Mais Jan n' a pas envie de rire. Il lance plutôt quelques jurons sonores.

Le voilà qui revient de nouveau au point de départ. Mais il n' arrive pas à freiner à temps et heurte violemment la paroi avec son dos... Un long silence, puis un gémissement, mais heureusement il n' a rien de grave, et il en est quitte pour des bleus... Nous comprenons qu' il en ait assez après cette aventure. Il nous crie d' essayer à notre tour, mais après un moment de repos, son orgueil prend le dessus et il ressaie. Bien qu' il revienne encore en arrière, il a atteint cette fois la fissure, large d' un poing environ; il ne lui reste plus qu' à s' y agripper. Enfin, après le xe essai, il y réussit. Nous retenons notre souffle, craignant toujours de le voir reparaître. Il doit encore grimper la fissure verticale sur 15 mètres avant de pouvoir fixer un assurage intermédiaire - cela à cause de la tension de la corde. Avec soulagement, nous l' entendons enfin crier: - Belay on ( relais ). C' est le premier relais sur boucle scellée. Nous sommes suspendus sur nos échelles dans la paroi verticale. Au-dessous, il n' y a que du vide - 300 mètres de chute libre. Je commence à avoir mal aux pieds, car mes slicks sans profil sont excellents pour la varappe mais, dans cette position, ils sont très inconfortables!

Je prends la tête et suis pendant trois longueurs une fissure qui s' élargit peu à peu et finit au Doit Tower. Quel plaisir de pouvoir grimper pour de bon, libéré du souci du haul-bag! ir longueur. Le Stoveleg-crack ( fissure du pied de fourneau ) a mauvaise réputation. Ceux qui ont ouvert cette voie ont dû « clouter » tout le passage. Aujourd'hui, bien des grimpeurs doués le passent en libre. Dans ce cas il est coté 5.1 o aVII dans l' échelle alpine ). Je sais que je n' en suis pas capable et j' y vais avec les coinceurs. Dans cette large fissure, seuls les gros coinceurs tiennent, et encore. De plus nous n' avons pas suffisamment de gros coins, ce qui m' oblige à reprendre quelquefois ceux du dessous.

La journée a passé comme un éclair, beaucoup trop vite. Déjà le soleil se couche et mes camarades me crient de me dépêcher. Il y a quelques années, un Australien nommé Roland a du faire à cet endroit un bivouac sur boucle scellée. Lorsqu' il nous l' a raconté, nous nous représentions mal la chose, mais maintenant je vois ce que cela vent dire. Tout sauf ça! Je continue le plus vite possible en enfonçant mes coinceurs un peu moins soigneusement. Voilà le 1 Ie. Il va bien tenir... mais je me retrouve quelques mètres plus bas, perdu à la corde. Bruno a eu plus peur que moi, et il me demande si je suis blessé. Mais je suis déjà remonté. Assez de temps perdu! Je renfonce le coinceur, cette fois avec davantage de soin.

Le risque de se blesser lors d' une chute dans cette paroi n' est pas très grand- dans la mesure où la corde tient - car on touche à peine le rocher quand on « vole ». Je progresse pourtant avec toute la prudence requise. Et voilà que les coinceurs me manquent. Dois-je redescendre pour aller en chercher? C' est risqué. Je découvre alors trois mètres plus haut des pitons à expansion. Il y a sûrement un relais là-haut. Je pose mon dernier coinceur avec un soin particulier, je crie aux copains de bien assurer et j' atteins le relais, à bout de force. Bruno suit à une vitesse record. La nuit commence à tomber. Je reprends à mon camarade le matériel qu' il a récupéré et continue à grimper. Heureusement, la prochaine « longueur » est courte.

J' arrive au Doit Tower à la dernière lueur du jour et un poids me tombe du cœur. Quel bivouac confortable! Nous avons tous trois la place pour nous coucher! Je m' attache, crie aux autres de monter et bientôt nous sommes réunis. Nous nous mettons à trois pour hisser le haul-bag, fatigués mais d' excellente humeur, et Bruno se met même à yodler. Yodeling commente Jan en essayant de l' imiter. S' il y avait assez de place, je me roulerais par terre de rire!

Après que nous nous sommes installés un peu confortablement, la faim et la soif nous rappellent que nous n' avons encore rien bu, ni mangé jourd' hui. Demain, nous y penserons plus tôt!

De notre sac de couchage, bien amarrés à la corde, nous jetons un coup d' œil vers la vallée. Tout est sombre. Tout en bas sur la route, les phares des autos balayent un coin de paysage et s' éloi. Quelle vue grandiose! A go centimètres de mon « lit », la falaise file dans le vide et ne s' arrête que quatre cents mètres plus bas. Au-delà de la route, on voit le pré de El Cap. De là, une foule de touristes nous a probablement suivis à la jumelle ainsi que d' autres grimpeurs. Nous aussi avons regardé d' en bas, moitié envieux, moitié effrayés, d' audacieux varappeurs. Maintenant, c' est notre tour! Nous y sommes, dans cette paroi, seuls, livrés à nous-mêmes, minuscules êtres vivants dans le rocher froid.

Deuxième jour. Diane à l' aube. Je suis encore dans mon sac de couchage quand un martèlement me fait lever la tête. En rebondissant sur la paroi, une boîte de conserve tombe droit sur nous. Vite, la tête dans les sacs! Déjà elle a sauté plus loin. Ce salut matinal vient de la cordée qui grimpe cette voie avec un jour d' avance sur nous et qui a passé la nuit au camp IV, notre but du jour.

Notre déjeuner avalé, nous constatons que le haul-bag s' est un peu allégé.

Les trois longueurs avant les El Cap Towers sont exclusivement libres. Les deux premières sont cotées 5.9, la troisième est plus facile. Jan fait un rappel d' environ I o mètres depuis la Doit Tower et atteint la fissure qui mène aux El Cap Towers. Nous venons rapidement à bout de ces trois longueurs. Puis c' est Bruno qui prend la tête. Mais auparavant nous tentons de hisser le haul-bag. Zut, il est coincé! Nous tirons tant et plus, mais en vain. Tandis que Bruno, assuré par Jan, continue à grimper, je sors notre cordelette de 7 mm pour descendre en rappel et décoincer le sac. La manœuvre réussit et je laisse pendre le sac le long de la paroi pour éviter qu' il ne se coince de nouveau. Je remonte et, comme Bruno n' a pas encore atteint le relais suivant, Jan et moi avons tout loisir d' admirer les hirondelles d' El Cap, sorte de marti-nets qui nichent ici. Nous devrions être habitués à eux; pourtant nous sursautons chaque fois que ces oiseaux élégants foncent sur nous du haut du rocher et nous frôlent en criant.

Relais !, ce cri de Bruno interrompt nos observations. Je grimpe immédiatement jusqu' à lui sur la corde fixe. Le relais est unique: une écaille gigantesque, la Texas Flake, séparée de la paroi par une cheminée de 15 m de haut et un mètre de large, formant tout en haut une plate-forme de 30 cm de large et 2 m de long environ. Nous nous y asseyons à califourchon, une jambe dans la cheminée, l' autre dans le vide, et regardons en bas: 15 m de granit absolument dénué de prise ou de gratton - sans assurage intermédiaire! Je suis heureux que Bruno ait été en tête, car je n' aime pas beaucoup les cheminées.

Et c' est reparti! Bruno se lève prudemment, tandis que je l' assure, s' étire pour atteindre la paroi d' en face où sont plantés une série de pitons à expansion et accroche son échelle au premier de ces pitons. Il disparaît bientôt derrière une arête. Pendant ce temps, Jan hisse le sac sans difficulté.

Bruno a déjà atteint le relais suivant, Boot Flake, et nous autres le rejoignons. C' est une vire d' envi 40 cm de large sur 2 m. Comparé aux relais d' hier sur boucle scellée, qui nous font frissonner rien que d' y penser, c' est un podium presque confortable.

Soudain une sirène de police hurle en bas dans la vallée et un Park ranger s' arrête avec feux d' alarme clignotants. Nous nous demandons avec inquiétude ce qui est arrive. ( Nous apprendrons plus tard qu' un grimpeur a hélas! fait une chute mortelle dans la paroi SE, la corde s' étant rompue alors qu' il montait sur les jumars. ) Ce qui nous attend maintenant, c' est le King Swing, le Saut du roi. Nous laissons descendre Bruno de 15 m environ. Il fait un pendule à gauche vers un groupe de boucles et y accroche sa corde avec un mousqueton. Puis nous le laissons descendre encore de 15 mètres. Cela devrait suffire. Il prend son élan comme un coureur de cent mètres et effectue un puissant pendule. Ça marche! Le relais suivant se trouve quelques mètres plus haut. Jan et moi passons la corde du haul-bag à double dans une série de boucles, puis Jan, que j' assure avec la cordelette de secours, descend en rappel avant d' être tire par Bruno jusqu' au relais. Remarquons en passant que nous avons commence par consolider la fermeture des bouteilles d' eau avec de la toile isolante pour perdre le moins possible de notre précieux liquide.

Bruno et Jan sont donc au relais suivant, situé à la même hauteur que Boot Flake. Ils tendent la corde du haul-bag et la fixent à double. Je complète le « téléphérique » avec un mousqueton et la corde de secours et, tandis que Jan et Bruno tirent le haul-bag, je m' envole aussi vers eux, assuré par un mousqueton, en poussant le sac par-delà les diverses arêtes. La prochaine longueur suit une fissure jusqu' à un relais sur boucle scellée. Et voilà que ce sac de malheur reste de nouveau coincé, ce qui arrache à Jan un juron en suisse allemand et me force à faire un rappel sur la corde de 7 mm pour aller le chercher.

Pendant ce temps, Bruno a fait un nouveau pendule pour atteindre une vire. Nous installons de nouveau un « téléphérique » mais plus difficilement à cause de l' inclinaison. Puis nous suivons la vire sur 20 m horizontalement jusqu' à ce que nous rejoignions une fissure verticale. Nous grimpons alors une longueur, et nous atteignons le camp IV où nous allons bivouaquer aujourd'hui.

Après le camp relativement confortable d' hier, nous sommes un peu déçus. Bruno et Jan s' instal sur une vire de 1,20 m de large, tandis que je prends mes quartiers à l' étage supérieur ( 2 m plus haut ) sur une plate-forme triangulaire légèrement inclinée vers l' extérieur, qui n' offre pas de place sûre pour s' étendre. Pourquoi ne pas essayer le hamac? C' est le moment de le sortir. Avec quelques pitons, je construis une balustrade de corde et j' y accroche mon lit aérien.

Nous faisons diminuer nos provisions de nourriture et d' eau en jetant des regards triomphants sur le haul-bag sérieusement amaigri. Nous discutons de la marche à suivre pour demain: notre camp IV se trouve au relais 21. A deux longueurs au-dessus domine le Great Roof, le grand toit caractéristique du Nez- Comme il reste ensuite encore 13 longueurs jusqu' au sommet, la chance est mince de sortir déjà demain. Mais jusqu' au camp VI ( 28e relais ), cela devrait marcher. De là, il reste six longueurs jusqu' au sommet.

La nuit est torn bée. Nous nous blottissons dans nos sacs de couchage. J' ai de la peine à trouver la bonne position dans mon hamac étroit. A 60 m au-dessus de ma tête s' avance le toit, très surplombant, menaçant, sombre mais aussi protecteur. Bientôt mes yeux se ferment car, comme disent les Américains: big wall climbing is a lot of hard work!

Troisième jour. Après un déjeuner copieux, comme d' habitude, nous nous préparons à grimper. C' est moi le guide aujourd'hui, et je garnis donc mon baudrier de tous les accessoires nécessaires, la « quincaillerie » habituelle. La première longueur est libre: 5.9. Pendant que les autres suivent, je regarde le toit qu' on atteint par une fissure qui se prolonge en demi-lune vers la droite qu' au relais suivant. Allons-y! Les nombreux pitons en place rendent les coinceurs presque superflus, mais j' utilise d' autant plus de mousquetons. Depuis le déjeuner, Jan fredonne sans arrêt in' on heaven' s door, une chanson de Bob Dylan, et ce refrain, bien de circonstance en un certain sens ( « en frappant à la porte du ciel » ) me poursuit. Enfin me voici au relais, le relais sur boucle scellée le plus aérien de tout le Nose. D' ici un système de fissures monte verticalement jusqu' à la sortie. Nous n' avons donc heureusement plus de traversée compliquée ou de manœuvres de pendule devant nous. En revanche, la varappe est d' autant plus raide. La prochaine longueur s' appelle Pancake Flake, une magnifique fissure, digne de Tita Piaz, cotée par le guide 5.10 a. On est tenté de la passer en libre, mais comme il n' y a aucun piton en place, je n' ose pas me lancer rester suspendu par un bras pendant que je cherche le bon coinceur et que je le fixe. C' est pourquoi je monte moitié en escalade artificielle, moitié en libre. Le relais, qui me permet bientôt de souffler un peu, est très confortable. La longueur suivante, une fissure, mène au camp V, autre lieu de bivouac possible, où nous nous accordons une pause pour le pique-nique, car il est 12 h. Il reste trois longueurs avant le camp VI. C' est au tour de Bruno de passer en tête et, en fin d' après, nous atteignons le but de notre étape.

Les places de bivouac deviennent toujours plus mauvaises. Le camp VI est une tour séparée de la paroi par une fente de 30 cm environ. Des odeurs nauséabondes s' en échappent, faciles à identifier d' ailleurs. La tour elle-même forme une plate-forme triangulaire inclinée vers l' avant, sur laquelle 2 ou 3 personnes peuvent tout juste s' éten - dans la mesure où l' eau qui dégouline d' en haut ne les gêne pas! Aujourd'hui c' est Jan qui cherche refuge dans le hamac. Bruno et moi décidons d' équiper encore une ou deux longueurs. La première, cotée A i, est très astreignante. J' ai de la peine à me concentrer pour éviter de commettre des erreurs. Bruno n' est pas non plus en grande forme, aussi est-il temps de redescendre!

Nous sommes contents que cette nuit soit la dernière dans la paroi, et nous nous réjouissons de retrouver les commodités de la vallée. Le temps passe lentement jusqu' au matin. Nous nous efforçons de nous détourner de la fente nauséabonde, mais alors nos pieds se balancent dans le vide et je me réveille plus d' une fois parce que j' ai glissé et que je me retrouve suspendu à la corde. A cela s' ajoutent les gouttes d' eau qui tombent sur nous...

Quatrièmejour: Malgré cette mauvaise nuit, nous sommes de nouveau en grande forme ce matin. Bruno semble encore plus entreprenant que nous et prend la tête de la cordée. Il monte d' abord sur ses jumars jusqu' au point que nous avons atteint la veille. Le sommet est proche: plus que cinq longueurs! Une fissure peu engageante, en Ai, mène à un relais sur boucle scellée, puis vient une fissure montant vers la droite sous un surplomb, enfin une longueur en libre permettant d' atteindre un relais confortable. Ale! que c' est exposé! Une autre longueur de Ai mène à une niche. Tout va bien aujourd'hui - plus que deux longueurs. Bruno aimerait continuer à guider. A l' avant longueur, nous contournons un surplomb par la droite, puis vient une très belle varappe, tout droit dans la paroi.

Dernière longueur: un double surplomb forme le couronnement incroyablement audacieux de cette voie. Du bas de la paroi, nous avions observé à la jumelle des grimpeurs qui se trouvaient dans ce passage. Son exposition nous avait beaucoup impressionnés. A mille mètres au-dessus de nous, deux créatures minuscules se détachaient contre le ciel - et aujourd'hui nous y voici! L' exposition, le vide ne nous font plus grand effet: nous y sommes maintenant habitués. Tandis que Bruno surmonte le double surplomb grâce à des pitons à expansion, j' explique à Jan la meilleure façon de monter avec le sac. Il va sûrement se révolter, car c' est un exercice bien particulier qui l' attend: il doit s' asseoir sur le haul-bag, s' assurer avec les jumars à la corde de ce sac, défaire le relais et se laisser pendre dans le vide. A mon grand étonnement, il se contente de répondre: - OK!

Une«youlée » nous annonce que Bruno aatteint le relais. Je le suis à vive allure en récoltant tous les mousquetons. Bruno est surpris de ma rapidité. Je tire la corde du haul-bag, la fixe et crie à Jan qu' il peut partir. Nous regardons avec anxiété vers le bas. Et le voilà, assis sur le sac, planant loin dans les airs, droit au-dessus de la route où passent des autos-jouets et où les gens restent invisibles. Nous jubilons et rions. Tandis que Jan monte aux jumars vers Bruno en un temps record, je franchis quelques plaques de granite en terrain facile qu' à la sortie.

12 heures. Nous avons réussi: la paroi est vaincue! Notre joie s' exprime dans une énergique poignée de mains - en remerciement de l' aide mutuelle et de la camaraderie. C' est une sensation bizarre d' avoir de nouveau un sol ferme sous les pieds, de se mouvoir librement sans sentir au-des-sous un abîme menaçant. Nous nous décordons, enlevons les baudriers et les slicks.

Le Nez d' El Capitan nous a procuré une aventure incomparable, des heures inoubliables et une belle camaraderie - et déjà nous formons des projets pour les big walls à venir. Mais tout d' abord, il s' agit de redescendre: cinq heures dans un terrain broussailleux jusqu' à la vallée où nous attendent une douche rafraîchissante, un steak juteux et une bière fraîche...

Dix jours plus tard, nous quittons le Yosemite Valley. Bruno et moi avons réussi également l' as de la paroi NO du Half Dome, haute de 600 mètres, en un seul jour et sans l' ennuyeux haul-bag.

Espérons que nous aurons de nouveau l' occa de venir au Yosemite, cette étonnante Mecque des varappeurs, car d' innombrables big walls nous y attendent encore.

Traduit de I' allemand par A. Rigo 11Varappe par adhérence au Glacier Point Apron 12 Itinéraire et emplacements de bivouac au Mez du Capitan 13 »Pancate » Flake - El Cap

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