Nos cabanes
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Nos cabanes

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PAR ROBERT EGGIMANN, NEUCHÂTEL

Il y a cabanes et cabanes; leur nombre est légion ( 150, je crois, et je n' en connais que la moitié ), toute une gamme qui va des refuges en tôle ondulée - qui écorchent le beau paysage des Alpes italiennes et autrichiennes - aux magnifiques bâtisses en pierre de taille qui s' harmonisent avec la montagne et font corps avec la neige et le rocher peuplés de choucas. Elles sont de construction assez récente et remplacent peu à peu les cabanes de bois du siècle dernier, comme celles d' Orny et de Saleinaz. Ces nouvelles cabanes offrent aux touristes et aux alpinistes de passage un abri sûr et même confortable; les plus belles sont au Valais: la cabane du Trient, la cabane Tourtemagne, Festihütte*, Bordier, l' A Neuve, le Mountet, le Mont-Fort... et les cabanes tessinoises de Forno et de Rotondo. Il ne faut pas chercher le confort dans les refuges français des Aiguilles de Chamonix, tels que ceux de la Charpona et de Vallot: ils ne sont pas propres et sont jonchés de détritus, d' ordures et même d' excréments fossiles. Hier ist keine Heimat! et pour peu qu' on ait le nez délicat, l'on ne s' y attarde guère... juste le temps de se faire une tasse de the ( ça va très vite, grâce à l' altitude ) et l'on repart sans regrets, sans remords... just touch and go. Il en est d' autres qui sont de vrais restaurants, en Autriche surtout, où l'on nous sert des repas chauds, tout à fait suffisants et bon marché. La cabane de l' Obir, dans les Kazawanken ( Carinthie ) est de ce type-là... Nous y étions montés en compagnie d' un Munichois replet qui tous le long du chemin pestait contre la chaleur ( même les scorpions cherchaient l' ombre sous les pierres du sentier ), se plaignait du poids de son sac, alourdi encore de quelques branches de sapin ( dans cette cabane on est tenu d' apporter son bois: on le ramasse dans la forêt qu' on traverse en montant ) et il en voulait surtout à la soif qui le torturait. Au bord du sentier, il aperçoit une enseigne: « Restaurant ». C' était le rêve, et la fin de ses tribulations - Sur le seuil du bistrot, il crie:

- Bier her! oder ich fall um...

- Nous n' avons pas de bière, lui dit-on.

- Was? Kein Bier? Das ist eine Schande!

Il dut bien refouler sa soif et sa colère et terminer son calvaire en maugréant sans arrêt. Il répétait, comme une litanie:

* Ancienne cabane du Dom ( réd. ) - Je donnerais n' importe quoi pour avoir une bouteille de bière, bien pleine et bien fraîche!

Il finit par l' avoir, sa bouteille de bière, et il en commanda une seconde au gardien de la cabane, après quoi il sortit son porte-monnaie en disant:

- Wieviel?

- Drei Schilling ( environ 2 fr. 50 ).

- Was? Drei Schilling? Das ist viel zu teuer!

Certaines cabanes, « gardées » celles-là, nous attirent et incrustent en nous l' idée fixe d' y passer une semaine ou deux, parce que tout y est pour vous plaire; c' est le cas de la cabane Bordier ( au-dessus de Grächen ) dont le brave gardien descendait de son perchoir pour venir à notre rencontre dès qu' il nous apercevait de l' autre côté du glacier qui le séparait de nous et qu' il traversait à grandes enjambées, à l' allure d' une colonne de secours alertée... Gentiment, il me disait:

- Donnez-moi votre sac! vous avez l' air d' en avoir assez.

- Non merci, je l' ai porté jusqu' ici, je pourrai bien le porter un peu plus haut: il a été à la peine, je tiens à ce qu' il soit à l' honneur.

L' âme d' une cabane, c' est son gardien. Ils ne sont pas tous commodes, surtout ceux qui sont trop « chez eux » et qui nous donnent l' impression qu' on viole leur domicile et que l'on dérange leur quiétude. Pour un peu ils nous prendraient pour leurs « bestioles »: c' est ainsi que certains guides valaisans ( Maurice et Jules Crettex, entre autres ) appelaient gentiment leurs clients...

Aucun des nombreux livres classiques sur l' alpinisme publiés ces dernières années ne dit mot ( ils sont tous tongue-tied, c'est-à-dire langue née, comme dit Shakespeare, sur ce sujet ); aucun d' eux ne parle des gardiens de cabane et des services désintéressés qu' ils rendent aux alpinistes avant et après leurs escalades dans les Alpes suisses, françaises et italiennes. Et cependant, ces gens simples dont la rusticité n' exclut pas les bonnes manières, mériteraient un peu plus et un peu mieux que les remarques stéréotypées qu' on peut lire dans le livre de bord de nos cabanes:

Accueil très cordial du gardien...

Merci au gardien pour ses bons soins...

ou encore cette annotation loufoque et déplacée que j' ai lue à la cabane des Dix, où nous nous trouvions en compagnie d' une douzaine de femmes bavardes et encombrantes:

Le gardien a de belles dents.

Il va de soi que dans les cabanes-caravansérails, fréquentées, en fin de semaine, par de trop nombreux touristes et alpinistes de tout poil, comme celles de Concordia, de Britannia, de Hollandia, du Trient, du Couvercle ou du Hohtürli*, dans lesquelles il faut réserver ses places pour ne pas devoir se coucher dans une caricature de lit à baldaquin: une table renversée et posée, les quatre pattes en l' air, sur le plancher de la cuisine dans ces cabanes surpeuplées, le rôle du gardien se réduit à celui d' un larbin ou d' un sommelier: il prépare les boissons chaudes, les repas vite expédiés et s' ingénie à caser tous ses hôtes. Et lorsque la cabane est trop petite pour tant de monde, comme celle de l' Aiguille du Goûter ( 4000 m ), la nuitée devient un supplice: impossible de dormir, même quelques minutes; faute de place, on doit se coucher sur le flanc, et c' est impossible de changer de position, tellement on est serrés les uns contre les autres. On aimerait pouvoir utiliser le terrain et prendre des distances comme ces chenilles géomètres qui, libres de leurs mouvements, avancent en arpentant. L' altitude vous réduit à l' état de baleines remontant à la surface pour respirer. On reste la bouche ouverte parce qu' on manque d' air, un air tellement rare et tellement vicié qu' on attend impatiemment la fin de ce cauchemar; elle est enfin marquée par un bruit de crécelle enrouée: « Gz-z-z-z! » qui vient du moulin à café cloué * Ancienne cabane de la Blümlisalp ( réd. ) à la cloison du bois très résonnante ( acoustique parfaite ) de cette pauvre cabane. Le gardien le fait marcher à tour de bras et nous sert au lever un café bouillant, entre 2 et 3 heures du matin.

Ces gardiens-là - et cela se comprend - ne sont pas à prendre avec des pincettes, et leur bonne humeur dépend essentiellement des pourboires qu' on veut bien leur donner, mais en général ce sont des solitaires, retirés du monde et qui, dans les cabanes moins à la mode, ne demandent pas mieux que d' avoir de la compagnie. C' est qu' ils mènent une vie au ralenti, trouvent le temps long et le passent à ruminer... Que faire dans un gîte à moins que Von ne songe? Ils suivent et subissent, impassibles, les sautes d' humeur du temps en montagne, et la leur varie au gré de ces changements: beau fixe, orage, tempête. Ce sont des gens simples, secontentant de peu, et toujours prêts à vous servir, de vrais montagnards, taciturnes, repliés sur eux-mêmes et fumant leur pipe dont ils ne se séparent que pour prendre leurs maigres repas. Si vous avez les qualités requises, ils finissent par devenir vos amis, mais il faut du temps et beaucoup de doigté. J' en ai connu une demi-douzaine de ces gardiens amis; j' avais toujours du plaisir à les revoir, d' une année à l' autre, et ils me le rendaient bien: le vieux Vianin de la cabane du Mountet, Salamin de Moiry, Maurice Droz de Saleinaz, Dayer de la cabane des Dix, le père Bruchez ( 18 enfants ) de la cabane de Chanrion, Ravanel ( le Rouquin ), les Georges de Bertol et d' autres encore.

Le papa Vianin ( Mountetne pas confondre avec l' autre Vianin, son fils, gardien-ami de la cabane de Tracuit, aussi long que son père était court et aussi aimable que lui - le papa Vianin régnait en maître au Mountet. « Ça bardait, fallait voir ça! » Quelle autorité, quelle intelligence et quel savoir-faire! Négligé de sa personne ( sa nuque poilue devait avoir horreur de l' eau, comme un condamné à mort de la guillotine ), toujours coiffé du même chapeau de feutre fatigue, il allait et venait dans son royaume de 2 heures du matin à 10 heures du soir, l' œil ouvert et les mains actives... Vous savez que le règlement du Club alpin interdisait la vente des boissons alcoolisées dans ses cabanes et vous savez, d' autre part, que rien ne fait plus plaisir qu' un verre de vin quand on arrive au but ( le vin en montagne a une saveur toute spéciale ). On peut naturellement en transporter dans son sac, mais c' est très lourd et l'on est tenté de le boire pendant les heures longues et assoiffantes de la montée. Eh bien, le brave Vianin savait s' y prendre pour nous tirer d' affaire comment ( c' était un code secret entre nous ): notre premier geste - une fois que nous avions franchi le seuil de la cabane et que nous nous étions habitués à la demi-obscurité de la cuisine, aussi sombre que l' intérieur d' une belle cathédrale - était de poser nos sacs sur la table.Vianin, sous prétexte de les ranger pour faire de l' ordre, s' en saisissait prestement et les portait dans sa « loge », au fond de la cuisine. Quelques minutes s' écoulaient, et Vianin revenait, chargé de nos sacs qu' il déposait devant nous sur la table. On les ouvrait... Sésame ouvre-toi et l'on trouvait une bouteille de Fendant dans chacun d' eux...

Il détestait être dérange, « réquisitionné » comme des vivres ou un logement, à partir de 10 h. du soir, et les retardataires en entendaient de sa bouche courroucée. Un soir que nous nous étions attardés, mon ami et moi, sur le chemin du retour, en cueillant des brins de genépi sur la moraine, après l' ascension merveilleusement réussie du Rothorn de Zinal et que nous lui avions demandé à boire, nous avons été très mal reçus.

- On n' a pas idée, nous a-t-il dit, de rentrer si tard du Rothorn, allez vous coucher, ça vous passera la soif!

Exactement ce qu' aurait dit un père à ses enfants en rupture de ban. Malgré ses sautes d' humeur et ses brusqueries, nous l' aimions comme un ami, et son expérience de la montagne nous était précieuse, à nous autres qui faisions toujours nos ascensions sans guide. En outre, ses pronostics du temps local étaient bien meilleurs que ceux du baromètre ou de la radio, qui se contentent de « suivre » le temps qu' il fait, sans réussir à le prévoir!

Salamin ( de Moiry ) aussi était notre ami et pendant longtemps nous avons eu le plaisir de vivre de belles vacances en sa compagnie. Sa vivacité d' intelligence, la rapidité et la précision de ses mouve- ments, la vitesse aussi de son parler nous étonnaient. Vous auriez dû voir avec quelle dextérité il ouvrait, en un tournemain, nos boîtes de conserve récalcitrantes, avec quelle habileté il nous faisait des croûtes au fromage ( il les voulait « grandes comme des essuie-mains » ), dont la couche de fromage était amollie et fondante grâce à ce qu' il appelait « un tour de passe-passe »: il soulevait le couvercle de sa grande poêle à frire, avant de servir, et aspergeait la croûte d' un verre de fendant de ses vignes, ce qui faisait de ce modeste repas un festin des dieux. Il mangeait toujours avec nous, et si vite qu' il avait le temps de courir dans sa chambre pour chercher son ocarina et nous jouer des airs valaisans qui nous enchantaient. Il nous réveillait, à l' aube, aux sons d' un gramophone qui beuglait la diane, comme on l' entendait en caserne à l' école de recrues. Pour notre petit déjeuner, il nous servait des œufs à la coque frais pondus...: au commencement de la raison, en montant de Sierre, il avait eu l' idée originale de prendre ses poules avec lui pour les acclimater à Moiry, une expérience qui lui réussit très bien une ou deux fois, mais le renard, encore plus malin que lui, dévora toutes ses poules en une nuit. Dommage, parce que c' était pittoresque de voir ces poules se profiler sur les sommets neigeux du cirque de Moiry.

- Je vous ai vu ce matin, M. Eggimann.

- Comment ça?

- Avec ma longue-vue.

- Et vous m' avez reconnu?

- Oui, parce que vous êtes mal habillé!

Il est vrai que mon accoutrement d' alpiniste n' était pas conforme aux règles établies; vous savez, le drap de Bagnes, je le trouvais trop lourd, trop sombre et je préférais des vêtements plus légers et plus clairs.

Une autre fois, à la fin d' un séjour d' une semaine à Moiry, Salamin me remet une clef énorme, toute rouillée, magnifiquement ouvragée:

- Ce sont les clefs de saint Pierre? lui dis-je, étonné.

- Si vous voulez! C' est la clef de ma cave à Grimentz.

En redescendant, vous vous arrêterez chez moi; c' est la première maison à droite.Vous ouvrirez ma cave avec cette grosse clef et vous goûterez de tous les crus de mes vignes de Sierre; il y a des tommes sur les tablards »; elles sont à votre disposition. Quand vous aurez fini, vous irez porter cette clef à ma femme au premier étage de la même maison.

Quelle aubaine! Et nous en avons profité, peut-être même un peu trop, tellement ce vin était bon, frais, fruité et ravigotant. En sortant de cette cave, nous étions très gais et le monde était à nous, mais nos jambes ne suivaient guère le mouvement... « Wer nie einen Rausch gehabt... » Quant à Joris, le gardien de la cabane d' Orny, c' était encore un de ces montagnards qu' on a du plaisir à revoir... et du chagrin à les savoir disparus. Je m' en étais fait un ami « fidèle jusqu' à la mort » ( il a fini ses jours dans sa cabane, où il avait été gardien pendant près de quarante ans ). Il n' était guère sociable - un bloc de glace qu' on avait de la peine à faire fondre -, assez méfiant et toujours sur le qui-vive, vous allez voir pourquoi. Par exemple, un jour, j' avais un autre compagnon de course, Joris le toisa, le flaira, puis l' ignora complètement, jusqu' au moment où mon ami brusqua les choses en voulant allumer le feu du petit fourneau de la cuisine: il frotta une allumette, mais l' éteignit aussitôt sous les imprécations de Joris:

- Foutez-moi le camp! lui dit-il, c' est pas à vous à faire ça!

Je pris alors la place de mon ami devant le fourneau et allumai le feu comme si de rien n' était... et Joris me laissa faire.

Sa frugalité m' a toujours étonné; elle m' a fait réfléchir aussi, et je me suis souvent demandé si sa façon de se nourrir n' était pas plus sage que les repas compliqués - potage, viande, légumes, dessert -dont les citadins se délectent à tout propos et hors de propos et qui finissent par détraquer leurs organes digestifs. Voici le menu quotidien dont Joris se contentait: le matin, un bol de chocolat et des « soupes » de vieux pain de seigle; à midi, le même bol rempli de potage Maggi et de morceaux de pain sec, et le soir du café au lait, un quignon de pain et du fromage; de temps en temps une ou deux sardines ou de miettes de thon laissées par les touristes sur la table de la cuisine.

Au lieu de monter à la cabane du Trient toujours archicomble, je préférais de beaucoup m' arrêter en chemin à celle d' Orny et y retrouver mon vieil ami Joris. C' était plus tranquille, plus reposant, plus intime... Chaque soir, après souper, il nous faisait ses confidences, toujours les mêmes, et quand il commençait:

- Je vous ai déjà raconté l' histoire de mon agression?...

Invariablement, je répondais « non », pour l' inviter et l' inciter à me la raconter une fois de plus ( thème avec variation ), tellement je la trouvais extraordinaire et révoltante. Alors il nous la narrait tout au long, à voix basse:

- C' était à la fin de la saison, vers le 15 septembre, et je n' attendais plus personne, prêt àredescen-dre dans la vallée pour y passer l' hiver. Et voilà qu' un soir, à la tombée de la nuit, je prends mes jumelles et regarde dans la direction de la Combe d' Orny, à l' endroit où le sentier venant du Col de la Breya aboutit au ruisseau, et là je vois un touriste solitaire qui monte à la cabane. Une demi-heure plus tard, il était là; sans même me saluer, il me demande:

- Vous avez des cartes postales?

- Oui.

- m' en deux!

Il les paie, s' installe à la table pour les écrire. Puis il lève le nez et me dit:

- Vous avez du vin?

- Oui.

- Donnez m' en une bouteille!

Alors j' ouvre la trappe qui est dans le plancher, là devant le fourneau, et je descends à la cave pour le servir. Je me baisse pour tirer le vin de mon petit tonneau et j' entends une détonation suivie d' une sensation de très forte chaleur, de br dure, derrière l' oreille droite. A ce moment, je dois m' être évanoui... pendant combien de temps, je n' en sais rien, mais au moment où je suis revenu à moi, il faisait grand jour et j' ai réussi, en me traînant sur les genoux, à remonter à la cuisine et à sortir de la cabane pour redescendre chez moi à Praz-de-Fort. Je devais m' arrêter à tout bout de champ; je n' avais plus de forces... On m' a trouvé devant la porte de ma maison, à moitié mort et incapable de parler: j' étais sourd et muet. J' ai passé deux mois à l' infirmerie de Martigny j' avais une balle de revolver logée à la base du crâne. On n' a pas réussi à l' extraire: elle est bel et bien là. Je suis resté muet pendant des mois... Ce cochon avait profité du moment où j' étais descendu à la cave pour attenter à mes jours, et il s' était enfui, sans laisser de traces, après avoir vole les quelques francs qui se trouvaient dans la boîte de métal destinée au règlement des nuitées et de la préparation des repas...

- Et l'on a réussi à mettre la main sur ce criminel?

- Il a fallu attendre deux ans: il s' est fait prendre à la frontière, à Brigue, je crois, parce qu' il était porteur d' un passeport maquillé. Alors il y a eu confrontation entre lui et moi: je l' ai reconnu et maintenant il purge sa peine au pénitencier.

Dayer, gardien de la cabane du Val des Dix. Le bossu Dayer, père de 8 enfants, cordonnier de son métier à Hérémence. Mon ami Dayer n' était pas commode non plus, mais « l' amour, à ce qu' on dit, commence souvent par une pointe d' antipathie » et finalement je l' ai pris en affection. Ses airs de matamore le quittaient d' emblée quand on y mettait les formes, qu' on s' intéressait à sa grande famille ( il avait toujours un de ses fils pour l' aider aux travaux domestiques de la cabane ), et qu' on avait un contact personnel avec lui, à tel point même que, lors d' un cinquième ou sixième séjour dans sa cabane, il m' a annoncé qu' on le mettait au « rancart » parce qu' il avait fait son temps. Nous nous sommes serré la main comme de vrais amis, et nous avions les deux les larmes aux yeux au moment de la séparation.

- Vous ne savez pas comme je vous regrette, m' a dit. Et je lui ai répondu:

- Et moi?

Comme Joris, il détestait les touristes du type busy-body, c'est-à-dire les fâcheux indiscrets, exigeants et empressés comme la mouche du coche. Il ne pouvait pas les souffrir et ne se gênait pas pour les rabrouer et les bousculer. Une fois un Allemand Alleingänger lui demanda s' il y avait des livres dans la cabane. Or, l'on sait que ce ne sont pas les bibliothèques qui attirent les touristes à cette altitude et dans cette solitude; on y trouve quelques numéros dépenaillés des Alpes, le journal du Club alpin suisse, un ou deux romans policiers, de vieux journaux illustrés abandonnés par les touristes, et c' est tout:

- Vous avez des livres? répète notre Allemand,Oui, dans ce coin, au-dessous de la fenêtre.

- C' est pas une place pour des livres !.

Alors il aperçoit une inscription au-dessus de la caisse à bois:

« Bûcher », Il sort sa plume à réservoir de sa poche et remplace l' accent circonflexe par un « Umlaut » germanique, ce qui donne « Bücher ». Dayer, furibond, l' apostrophe de la belle façon:

- De quoi vous mêlez-vous? Si vous n' êtes pas content, vous n' avez qu' à foutre le camp!

Et Maurice Droz, le vieux gardien de Saleinaz, quel drôle de bonhomme! Il buvait, c' est entendu, mais cela ne se voyait guère, sauf un soir du ler août, où il dégringola du rocher où, plus éméché qu' à l' ordinaire, il s' était juché pour écouter le discours patriotique du président de notre section... Devant la cabane, il avait ce qu' il appelait son « cimetière »: un trou profond de 60 cm, rempli de bouteilles de Fendant, de Montibeux et d' Amigne, le tout recouvert de bonne terre de montagne, criblée avec soin et mettant ce trésor caché à l' abri du gel. De temps en temps, il prenait une pioche et une pelle pour exhumer une ou deux bonnes bouteilles qu' il partageait généreusement avec nous, ses amis de Neuchâtel.

Pendant la guerre, nous étions à court de thé dans nos villes anémiées par les restrictions de toutes sortes, et le thé nous manquait beaucoup:

- Moi j' en ai, me dit-il un soir, toute une provision dans ma cuisine à Praz-de-Fort; ( c' était tout ce qu' il avait récupéré, en une année ou deux, des restes de thé en paquets que les touristes lui avaient donnés en partant.Demain, me dit-il encore, je descendrai avec vous et je vous en donnerai une livre.

Il n' a jamais voulu accepter un sou en échange de ce précieux paquet et quand, de retour à Neuchâtel, je le sortis de mon sac - tel un prestidigitateur qui tire des pigeons ou des lapins de ses manches - ma famille poussa des cris de joie, d' admiration et de reconnaissance.

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