Notre ami, le guide Philippe Allamand
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Notre ami, le guide Philippe Allamand

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PAR JOSETTE DE BECKER

Avec I illustration ( 29 ) Afin décembre 1967 a paru, sous les auspices de la section « Argentine » du CAS un ouvrage dû à la plume de Josette de Becker, retraçant la vie riche en aventures alpines du populaire guide vaudois Philippe Allamand, décédé à l' hôpital d' Aigle le 16 janvier 1966.

Josette de Becker ( une dame belge élevée à Bex ) a bien connu la famille Allamand dont elle devint une grande et fidèle amie. Son texte se lit comme un roman, tant son style est alerte. Le lecteur n' a pas de répit qu' il n' ait lu d' un bout à l' autre cette biographie d' un guide original et facétieux, homme au grand c eur, grand admirateur de la nature et passionné des hautes cimes.

Nous publions ci-dessous quelques-unes des « bonnes feuilles » qui nous ont été aimablement remises, à la fin de l' année dernière, par le président de la section bellerine.

Voici tout d' abord un souvenir de jeunesse du jeune Philippe Allamand:

A rage de neuf ans, Philippe fut confié pour un soir à sa grand-mère, tandis que ses parents se rendaient à la Fête des vendanges. Sans doute aimait-il son aïeule, mais il se sentait dépaysé: pourtant, il ne dit rien, il mangea sa soupe avec ses grands-parents, on le coucha sous un énorme édredon rouge, on souffla la bougie, on ferma la porte... Il était seul. Non, pas tout à fait seul: il avait obtenu ( à grand-peine, il est vrai ) de dormir avec son rat '. Celui-ci passait sa petite vie confortable, niché le plus souvent dans le cou de Philippe.

Quelques bruits de vaisselle, des portes qui se ferment, des voix qui murmurent, puis, plus rien... Philippe écoute en retenant son souffle... Quand il est sûr que toute la maison dort, il s' assied, repousse l' étouffant édredon, donne une chiquenaude à son rat qui grattait une puce. En un clin d' œil, il enfile sa culotte rapiécée, ajuste le rat au creux de son cou, empoigne ses bottines, entrouvre la porte... Il glisse, bondit, disparaît...

- Où allais-tu?

- Chez ma sœur Elisa, pardi! A Champéry.

- A Champéry? La nuit, tout seul, à neuf ans? Il riait, secouant la tête et les mains.

- C' est comme je te dis. Oh! je connaissais la route! J' avais déjà été là-bas. Mais c' était pas la même chose, au soleil, avec la maman. Bref! Je voulais y aller, je voulais! J' y suis allé, voilà!

- Ça t' a pris combien de temps? Tu n' as pas eu peur? Tu as dormi?

- Ça m' a pris 7 ou 8 heures, mais j' ai dormi un moment contre le mur de l' église de Troistorrents. Et quand je me suis réveille, pfft! plus de rat! Je le cherche, je le cherche: rien! Et puis, tout à coup, voilà que ça me gratte dans le dos: il s' était mis au chaud, le brigand, au fond de ma chemise, serré par ma culotte. Y voulait point en sortir! Bref! On est reparti. Mais j' avais sommeil, je te dis, sommeil... J' avais un peu peur aussi, quelquefois, quand la lune se cachait et que le vent soufflait dans les arbres. Il faisait un noir de diable et le vent faisait un de ces bruits!... Mais je suis arrive « comme que comme ». J' ai traverse Champéry tout endormi. J' avais jamais pensé qu' Elisa dormirait aussi. Sa maison était toute fermée. Point de volet ouvert, rien. J' ai été dormir dans sa grange et c' est un petit garçon qui m' a trouvé, le matin. Il est allé dire à sa maman « Y a un petit garçon qui dort dans le foin, avec un rat autour du cou... » 1 L' enfant avait apprivoisé un rat qui lui tint compagnie pendant sept ans.

- Mon té! Un rat! C' est le Philippe à Elisa! Va vite lui dire que son frère est là!

- Et Elisa, que t' a dit? Elle t' a grondé?

- Voua! Elle me connaissait, pardi! Je voulais point dormir chez la grand-mère, je voulais point, et puis c' est bon!

Ce ne fut pas le seul exploit de Philippe, qui était d' ailleurs à bonne école. Louis Allamand1 était un montagnard convaincu. De plus, il appréciait beaucoup l' esprit vif et audacieux de son der-nier-né. Il l' emmenait avec lui à chaque occasion dans des promenades de plus en plus importantes.

- A huit ans, je suis monté aux Diablerets avec mon papa. A neuf ans, j' ai été aux Dents de Mor-les. A dix ans, j' ai escalade la Haute Cime de la Dent du Midi, avec Monsieur Challes. Je me souviens! Je portais encore un chapeau de paille...

- A dix ans! Philippe, ce n' est pas possible?

- Si, si, c' est comme je te dis. Oh, mais j' étais un brigand pour la marche, tu sais...

Le jeune garçon allait bientôt rencontrer l' alpiniste Julien Gallet ( 1858-1934 ), installé à Bex depuis 1903. Pendant une trentaine d' années, tous deux parcoururent les Alpes en tous sens, réalisant plusieurs premières ascensions. L' auteur raconte comment le hasard rapprocha les deux hommes qu' une amitié profonde devait lier jusqu' à la mort.

Comment Philippe Allamand prit-il contact avec M. et Mme Gallet, à qui il conserva jusqu' à son dernier jour une admiration sans borne et un respect profond? Il l' a raconté à plusieurs reprises à ses amis de la section « Argentine » du CAS. M. Georges Chaperon, son président, a bien voulu retracer pour moi l' anecdote qu' il tenait de la bouche même de Philippe:

« Un jour de printemps, il était allé en excursion dans la région des Follatères ( coude du Rhône en face de Martigny ) et en avait rapporté un magnifique bouquet d' anémones pulsatilles. Son père, qui connaissait déjà les Gallet, lui suggéra alors de leur en apporter quelques-unes, persuadé qu' ils apprécieraient ce geste. Philippe obéit de bon cœur et c' est probablement à ces quelques fleurs qu' il doit, du moins en partie, le tournant décisif de sa carrière de montagnard. » « Au portail de la propriété « Mon Abri », après avoir sonné, Philippe fut reçu par la femme de chambre à qui il remit son petit bouquet d' anémones destiné à M. et Mme Gallet. D' une timidité extrême, il n' attendit pas les remerciements et repartit en courant. La jeune fille, qui ne l' avait entrevu que quelques minutes, se souvint qu' il avait de longues moustaches, le visage basané et le type râblé des ouvriers transalpins. Aussi, en arrivant dans le salon de ses patrons leur dit-elle qu' un petit Italien lui avait remis ces fleurs pour eux. » « Quelque temps plus tard, M. et Mme Gallet eurent envie de faire l' ascension du Grand Muveran. Comme ils ne trouvaient personne pour les accompagner, Louis Allamand leur proposa son fils Philippe, enchanté de partir avec ce couple dont on parlait tant à Bex! Tout au long du sentier qui, de Pont de Nant, monte à la Frète de Saille en passant par la Larze, le couple put apprécier les qualités et les dons du jeune montagnard. Alors qu' il était si timide en plaine, Philippe s' épanouis au contact de l' Alpe et entretenait ses clients en leur donnant le nom des fleurs et en leur faisant part de toutes ses observations. » « Alors qu' ils approchaient du Roc aux Chasseurs, M. Gallet, dont la mémoire venait d' être rafraîchie par les connai ssances botaniques de leur jeune compagnon, lui demanda à brûle-pourpoint: « Est-ce que l'on trouve aussi par ici des anémones pulsatilles? » « Oh! non, lui répondit Philippe, pas ici. Il faut aller au printemps, dans la région des Follatères ou à la montagne de Charrat. » 1 Le père de Philippe.

« Alors M. Gallet, tout heureux d' avoir éclairci un mystère, se tourna vers sa femme et lui dit avec malice:

- Je crois bien que nous avons retrouvé notre Italien. » C' en était fait: deux êtres qui nourrissaient la même passion pour la montagne, le grand silence de l' altitude, les petits villages ignorés, les fleurs, les oiseaux, s' étaient trouvés. La mort seule les séparerait!

Il est incontestable qu' une telle rencontre fut providentielle pour Philippe: son esprit vif et ouvert ne cessa de s' approfondir et de s' affiner au contact de ces êtres d' élite.

A la première occasion qui se présenta, M. Gallet engagea Philippe comme porteur. Les courses de montagne, à cette époque, étaient de véritables expéditions, avec un ou deux guides, des porteurs chargés de bois, de casseroles, de vivres, de paillasses, un équipement qui laisserait pantois nos jeunes alpinistes, mais qui faisait partie de l' attirail le plus élémentaire des pionniers de la haute époque! Le confort des chalets et des cabanes était des plus rudimentaires. Parfois, l' apparition d' une colonne d' alpinistes jetait le désarroi dans un village retiré du Valais! Il était préférable de se munir au départ de tout ce dont on pourrait avoir besoin - sans oublier une bouteille de champagne à déguster sur le sommet conquis. M. Gallet était fidèle à cette tradition. D' autre part, il dédaignait les « performances sportives ». Il aimait la montagne pour elle-même, il voulait la goûter dans ses moindres recoins et personne ne pouvait mieux l' initier à cette quête que le jeune Allamand...

Dans les cabanes ou les bivouacs, Philippe se confiait peu à peu au couple attentif. Il en vint à leur avouer son grand rêve: devenir guide...

Je ne sais comment eut lieu l' entretien au cours duquel M. Gallet le convainquit de lui offrir son Ecole de Guide. J' imagine que cela dut se passer très simplement, au cours d' une halte, dans un creux de rocher, avec toute l' Alpe étendue sous leurs yeux... Philippe était plein de fierté, mais M. Gallet était rempli de délicatesse et de bonté. Ainsi, grâce à ce bouquet d' anémones pulsatilles, l' avenir de Philippe se dessinait-il soudain dans une perspective qui dut l' éblouir!

Philippe Allamand et sa femme étaient deux cœurs sensibles, toujours prêts à secourir un malheureux. L' anecdote suivante souligne la grande générosité qui animait le guide et son épouse.

Le trait le plus caractéristique des Allamand, c' était, je pense, autant chez l' un que chez l' autre, une totale générosité d' âme et de cœur...

A l' âge de 18 ans, j' eus l' occasion de passer quelques semaines à Bex à l' époque des vendanges. Philippe et Emma 1 m' emmenèrent avec eux et leur neveu Fernand Pittier à la Fête des vendanges, à Sion. Je garde de cette journée un émerveillement tout frais au fond du cœur! Philippe me faisait tout remarquer: les différents costumes des Valaisannes qui défilaient dans le cortège, leurs bijoux somptueux, les mulets qui amenaient les couples des lointains hameaux ( le mari assis dessus, la femme courant derrière, prétendait Philippe ), les pas de danse de la farandole, que sais-je encore?... Il m' entraîna à Valére et Tourbillon et tandis qu' Emma extrayait d' un immense panier des provisions suffisantes pour nourrir un bataillon, il m' expliquait l' origine de la ville, du château, de l' église...

Mais ce n' est pas tout cela, pourtant captivant, qui m' a le plus frappée, ce jour-là. Non, c' est notre arrivée à Sion! Nous remontions de la gare la grande allée de marronniers, piquée d' ombre et de lumière sous les rayons du soleil. Presque sous chaque tronc d' arbre, un miséreux s' était assis, secouant sa sébile et exhibant ses misères, lunettes d' aveugle, pion de bois, chariot de cul-1 La femme de Philippe Allamand.

de fatte... Emma, corsetée, digne, surmontée d' un chapeau étonnant, courait de l' un à l' autre, poussait des cris de pitié. Soudain, elle dit à Philippe: « Tiens, monte par l' autre trottoir, comme ça, nous n' en manquerons aucun! » Et ils montèrent l' avenue, distribuant aux mendiants leur argent, leur gentillesse, leur bonté...

Au milieu de l' été 1914 éclatait le premier conflit mondial. La déclaration de guerre surprit Julien Gallet et son guide à Val d' Isère, au retour de l' ascension de la Tsantaleina. Ce n' est qu' après bien des difficultés que les deux alpinistes purent regagner leur pays, miraculeusement épargné par la guerre.

Le leer août, M. Gallet et Philippe, accompagnés d' un guide local, Cyprien Mattis, s' attaquent à la « Tsentaleina », qu' ils escaladent en un temps record et par un temps admirable. Ce sommet fait partie de la chaîne des Alpes Grées et la vue s' étend au sud jusqu' à la Dent Parrachée, à l' ouest au Massif de la Vanoise et aux Alpes du Dauphiné, à l' est au Mont-Cenis et au nord, jusqu' aux Pennines, avec le Mont-Rose, le Cervin, la Dent Blanche...

Alors que les alpinistes contemplent les diverses chaînes qui les entourent, Philippe pousse un cri de joyeuse surprise: « Monsieur! Voyez donc là-bas, un joli morceau de nos Alpes vaudoises! » « Avec émotion, j' aperçois en effet, très distincts, le Muveran, les Diablerets avec la minuscule Tour St-Martin, l' Oldenhorn et le Wildhorn. Notre cœur bat à la contemplation des montagnes de notre pays: nous levons nos verres à la Suisse bien-aimée, en ce jour patriotique du ter Août, et à plein poumons, Philippe chante des hymnes en son honneur. Hélas, continue M. Gallet, combien nous nous doutions peu qu' en ce jour précis la Suisse tout entière frissonnait, appelant ses enfants aux frontières. Nous ne savions pas que ces moments de jouissance complète, sur cet altier sommet, seraient pour bien longtemps les derniers! » Ils étaient loin aussi de prévoir toutes les difficultés qu' ils auraient à surmonter pour rejoindre leur patrie mais n' anticipons pas! L' heure est si belle et si matinale que M. Gallet propose aux deux guides de continuer la journée par l' ascension du Dôme du Val d' Isère. Ils escaladent ce nouveau pic aérien et sont au sommet dès 11 h. 30. La vue est encore très belle, mais moins grandiose, car le gigantesque Mont-Pourri restreint l' horizon, Ils rejoignent enfin Val d' Isère en bavardant... Hélas! c' est pour y entendre des bruits sinistres de déclaration de guerre... Les journaux n' atteignent que très lentement ce coin perdu, mais une lettre privée avait apporté à un des touristes des nouvelles alarmantes. Très impressionnés, M. et Mme Gallet songent à regagner leur pays au plus tôt. Ils n' en auront pas le temps! Alors qu' ils discutaient de leur projet, « là-bas sur la grand-route, nos yeux effarés voient courir deux hommes. Ils courent à une allure folle, ces deux hommes! L' un est un soldat ou un gendarme, l' autre est un prêtre. Ils volent dans la direction de Val d' Isère. Aussitôt, nous comprenons et quittant notre petit bois nous courons également sur la route. Mais le gendarme et le curé sont bien loin déjà! Ils interpellent les gens qui sur les pentes faisaient la fenaison. Les faucheurs s' arrêtent, les femmes lèvent les bras au ciel, tous lâchent faux et râteaux. Et la course des deux hommes, vraie course de Marathon, se poursuit sans relâche. Bientôt, nous arrivons auprès d' un des faucheurs. Ses yeux nous fixent et de sa bouche crispée sortent ces mots terribles: « C' est la guerre! » « Oui, sinon la guerre, du moins la mobilisation générale. Ces deux hommes ont l' ordre d' aller sonner le tocsin. » « Nous fîmes quelques pas sur la route, et dans le calme du soir, la cloche de l' église se mit en effet à sonner, à sonner éperdument, de toutes ses petites forces. Comme toutes ses sœurs de France, elle disait: « Rassemblez-vous, préparez-vous, la nation est en danger! » Combien ces préludes nous semblent archaïques et lointains! Presque naïfs dans leur simplicité. Et pourtant, un demi-siècle à peine nous sépare de ce bouleversement mondial, annoncé par les petites cloches des villages!

Les hommes s' assemblent déjà. Le guide Cyprien, qui rentre à peine de sa course avec M. Gallet et Philippe, écoute, blême, la voix du tocsin: il part dans deux jours, laissant sa femme et ses petits jumeaux de seize mois. Hélas, deux mois plus tard, jour pour jour, il sera tué dans l' Artois!

A la Mairie, on distribue aux touristes des permis pour regagner leur pays. Espérant vaguement qu' un autocar viendra les tirer d' embarras, ainsi que les autres touristes, M. et Mme Gallet se concertent avec Philippe. Leur premier projet est de gagner le lendemain Bourg-St-Maurice au pied du Petit St-Bernard. Mais hélas, le jour suivant, aucun moyen de locomotion ne se présente: les communications postales et télégraphiques sont coupées, les autos avec chauffeurs sont mobilisées. Tout, absolument tout, est réquisitionné pour l' armée!

Le brave guide Mattis les tire d' embarras, et propose d' amener lui-même le trio à Bourg-St-Maurice avec une vieille carriole et une haridelle dédaignée par la réquisition. M. Gallet hésite, il a des scrupules à l' idée d' user ainsi du dernier jour de liberté de Cyprien. Mais celui-ci insiste de si bon cœur que son offre est finalement acceptée. Et ils partent, entassés dans le vétusté véhicule qui grince sous le poids des volumineux bagages!

Malgré l' angoisse du moment, les voyageurs ne peuvent s' empêcher d' admirer la route magnifique. Chez eux c' est presque un réflexe!

Dans la petite ville, ils se frayent avec peine un passage au milieu de la foule d' Italiens anxieux, pressés de traverser le Petit St-Bernard pour rejoindre leur patrie. Difficilement, M. Gallet obtient les permis nécessaires pour rentrer en Suisse. Hélas! on ne l' autorise qu' à emprunter lui aussi la route italienne du Petit St-Bernard... Pas le temps de discuter: « A d' autres!... » Es n' ont que 24 heures pour quitter la France! Après des essais infructueux pour trouver une voiture, au pis aller un mulet! ou un train ( le dernier convoi civil est parti voici quelques heures ), ils rencontrent à nouveau le brave Cyprien qui tente une fois encore de les tirer d' affaire: son cousin est sous-chef de gare, il accepte de « fermer les yeux », de laisser passer les étrangers comme « réservistes » avec un prochain convoi militaire, vers Chambéry ou Annecy. « Et Mme Gallet? » « Qu' elle mette des vêtements masculins »! A notre époque, un tel déguisement n' en serait même pas un, mais, en 1914, M. Gallet n' ose courir ce risque! Il faut des heures de palabres encore pour échanger les permis si péniblement obtenus pour d' autres papiers, l' autorisant à résider en France, à Chamonix. De là, il espère que...

Mais Mme Gallet insiste pour que Philippe au moins emprunte le train des réservistes, ce qui lui permettra de regagner sa patrie et de rassurer les familles des absents.

« Ah, non! répond Philippe, je suis parti avec M. et Mme Gallet, je ne reviendrai qu' avec M. et Mme Gallet... » Cette preuve de dévouement et de fidélité touche les Gallet aux larmes! « Donnez votre main, brave Philippe, vous resterez avec nous, et les trois petits Suisses ne se quitteront pas durant leur odyssée! » Finalement, ils décident d' abandonner presque tous leurs bagages à l' hôtel, et Philippe déniche un porteur pour le lendemain.

« 3 août. Beau temps, les montagnes resplendissent. Animation déjà grande dans la petite ville, malgré l' heure matinale. Notre porteur est là, l' air jovial, presque gouailleur, avec une énorme gourde en sautoir. Il n' a pas l' air de se préoccuper des événements, celui-là! » Tandis que M. Gallet lui explique son plan de passage par les cols, Philippe arrive, haletant: « Monsieur, crie-t-il, nous ne pourrons pas partir! Veuillez vous présenter au colonel! ».

Celui-ci, d' un ton cassant, explique que l' état de siège est décrété, qu' il aurait fallu « f... le camp cette nuit-même... ». Maintenant, c' est trop tard!

Quelle consternation! Que faire? que devenir? L' hôtelier les prend en pitié, leur conseille de gagner une grande ville par les routes, par petites étapes... Vu la panique, les billets de banque ne sont plus acceptés, la petite réserve d' or de M. Gallet fond à vue d' oeil. Après un rapide conciliabule, les trois touristes égarés dans cette tourmente humaine prennent leur courage à deux mains: ils en ont besoin, ils se sentent soudain si loin de chez eux, si perdus... mais il faut agir! Ils décident de garder leur porteur ( qui exige d' être réglé en salaire d'«or » ) pour la journée, font en hâte quelques provisions et, sac au dos, s' engagent sur la grand-route. Ils côtoyent et y croisent toute l' habituelle et lamentable cohue des mobilisations: des soldats, des réservistes, mais aussi la foule des civils exténués, des familles entières d' Italiens se hâtant vers le col du Petit St-Bernard, transportant tout leur avoir dans de minables valises de carton... Les files de camions refoulent les piétons dans la poussière des bas-côtés; les chevaux, les mulets réquisitionnés par les chasseurs alpins ajoutent encore à la confusion. A chaque village, ce sont des scènes d' adieux déchirantes...

Sous le soleil ardent et joyeux de ce début d' août, ce défilé a peut-être un caractère plus dramatique encore... M. et Mme Gallet, Philippe en sont profondément impressionnés. Seul, leur porteur continue à plaisanter, à raconter des historiettes et boire des lampées de son énorme gourde... Vaille que vaille, le petit groupe se fraye passage jusqu' au village de Aime où, contre toute attente, on leur loue à un prix raisonnable une carriole attelée d' un mulet qui s' emballe à toute occasion... Sautant en cadence et hors de cadence dans leur véhicule brinqueballant, ils atteignent enfin Moutier puis, grâce à un taxi, Albertville, où ils peuvent se loger dans un hôtel rempli d' officiers... Dans les rues, on ne rencontre que des militaires et des réservistes. On regarde le trio un peu de travers. Ne seraient-ce pas des espions, ces soi-disant touristes attardés? M. Gallet cherche en vain un journal... mais il apprend de vive voix une nouvelle ( fausse, mais comment la contrôler ?) qui le bouleverse: l' invasion de la Suisse...

A cet instant, quelqu'un hèle Philippe dans la foule: c' est son ami, le célèbre guide Blanc, dit Le Pape. Ils tombent dans les bras l' un de l' autre. M. Gallet lui explique son angoisse et « le colosse se redresse, frappe d' un grand coup sa large poitrine et s' écrie: « Eh bien! dites-vous qu' il y a encore du monde en France... » A ces mâles et énergiques paroles, la confiance et le courage renaissent un peu dans nos cœurs »...

Blanc, héros pratique, leur conseille de s' aventurer dans les montagnes et de rejoindre Chamonix par les cols qui, ici, ne sont pas gardés, puisqu' ils ne livrent pas passage vers l' Italie.

Avec des difficultés inouïes, ils découvrent un automobiliste qui propose de les emmener le lendemain dès 6 heures à Beaufort. De Beaufort, ils passeront au col Joly par Haute Luce, et de là aux Contamines et à Chamonix. Séduit par cette idée, M. Gallet achète une carte d' Etat et le soir, à la lueur des bougies, dans le restaurant bondé d' officiers, il cherche à s' orienter... Mais les regards qu' on lui lance lui font replier prudemment sa carte! Ils dînent avec timidité, entourés de tous ces hauts grades qui parlent, non loin d' eux, de la puissance formidable de l' Allemagne et des terribles difficultés qu' apportera la guerre... Les mots « Bale... Schaffhouse » filtrent dans les conversations, mais ils n' arrivent pas à saisir ce qu' on dit, et ne peuvent obtenir confirmation ou infirmation de la terrible nouvelle de l' invasion de la Suisse.

Au milieu des réservistes qui dorment un peu partout à même le sol dans l' hôtel, les Gallet regagnent leur chambre, refont une fois encore le compte de leur petite réserve d' or, très près de s' épuiser!

A 4 heures du matin, alerte: l' auto est annoncée, avec deux heures d' avance! M. Gallet s' efforce de retrouver Philippe dans sa petite chambre sous les toits, y parvient à grand-peine, après avoir dérange quelques chambrées de réservistes pas contents, et frappe enfin à la bonne porte... Philippe l' entrouvre, en sort avec mille précautions, son piolet en garde! En vingt minutes, derniers préparatifs, et départ sous la pluie pour Beaufort, et même un peu plus loin, grâce à l' obligeance du chauffeur, qui vient cependant de passer deux jours et deux nuits à son volant! Enfin, nouvelle route à pied, interrompue par les innombrables vérifications d' identité, les gendarmes soupçonneux, les sentinelles qu' il faut fléchir... On hésite à les laisser continuer... Enfin, les voilà en vue des Contamines, où l' accueil est des plus soupçonneux. Le maire les tire d' affaire. Philippe fraternise avec les gendarmes et leur offre des cigares de la régie... Ils reprennent courage, autour d' un goûter réconfortant et réchauffant, après les heures de fatigue et de pluie ininterrompue. Soudain, « Philippe, ragaillardi, songe tout à coup à notre jovial porteur de Bourg-St-Maurice avec sa monstrueuse gourde noire et voilà que tous les trois, nous attrapons un fou-rire inextinguible. C' était la réaction, les nerfs qui se détendaient après ces trois jours d' angoisse et de difficultés ».

Le lendemain, ils continuent leur chemin par le Col de la Voza,en compagnie d' un grand chasseur alpin. « Cet homme, à tournure d' athlète est prêt à sangloter en nous disant qu' il laisse une femme et sept enfants. Ah, quelle chose atroce que la guerre! » Cette fois, la route se fait sans difficultés supplémentaires, le col est franchi sans encombres, les Houches et Bossons atteints - où pour la première fois, ils obtiennent des nouvelles exactes concernant le conflit international. « Une grande affiche du Ministère de la Guerre vient d' être placardée et tout le monde s' y jette. Avec avidité, nous allons lire aussi: « Violation de la neutralité de la Belgique, l' Angleterre déclare la guerre, etc.. » Quel soulagement pour le trio, qui n' en prend pas moins part à l' épreuve du peuple ami!

A Chamonix, l' ambiance est différente, quelques touristes demeurent là, l' excitation est beaucoup moins grande. Ils arrivent à l' hôtel de la Croix-Blanche, où les propriétaires - qu' ils connaissent de longue date - les reçoivent à bras ouverts, leur offrant toutes facilités et même de l' argent pour continuer leur voyage. Grâce à de nouvelles démarches - on sent que la tension des premiers jours se relâche - c' est avec une auto militarisée et un permis militaire que se poursuit le voyage qu' à la frontière suisse.

« Un confortable landaulet arrive devant l' hôtel, on me remet le permis militaire et en route pour Argentières, le Col des Montets, Vallorcine et le Châtelard. Tous ceux qui trottaient sur la route nous regardaient avec une envie non dissimulée: après avoir tant « trimardé », nous étions d' un coup devenus des sortes de nababs.

« Le chemin de fer Chamonix-Châtelard ne marchait plus et était militairement garde. Deux fois, il fallut exhiber le permis militaire. Nos cœurs battant ( voilà la Suisse !), nous quittons le landaulet et son gentil chauffeur. Je me précipite en courant sur le pont et me heurte de l' autre côté à deux sentinelles suisses, dont je sens les baïonnettes me frôler la poitrine ».

- Halte-là, on ne passe pas ainsi! Etes-vous Suisse?

- Ah oui! Suisse, Suisse! Tenez, j' aimerais vous embrasser!

« Les deux troupiers, landwehr à cocarde vaudoise, préfèrent voir mes papiers et puis ils me laissent avec ma fidèle moitié. Mais Philippe n' a pu encore passer... Les deux sentinelles sont de « terribles gaillards » et ils lui demandent:

- Et vous? Etes-vous Suisse?

- Moi? Je suis Vaudois

- Alors, passez, c' est en règle!

4 Die Alpen - 1968 - Les Alpes49 « Et ce diable de Philippe n' a pas besoin de sortir ses papiers ».

« Mon Dieu, qu' il fait bon fouler le sol helvétique... et voilà le chemin de fer qui marche, et les costumes suisses des employés... et voilà un pensionnat de demoiselles qui déambule... et voilà des Suisses-Allemands qui absorbent des cafés au lait « gomblett »... et des soldats qui boivent des chopes... et l'on entend l' accordéon d' un Italien... » Après une nuit à Finhaut où ils trouvent le premier journal depuis le 31 juillet, ils atteignent le lendemain Salvan, St-Maurice et enfin Bex! sous une pluie battante.

« Une seule pensée de reconnaissance infinie remplissait nos cœurs: nous étions en Suisse, dans notre cher pays que Dieu avait daigné préserver, au milieu de la grande tempête mondiale » termine M. Gallet...

La piquante histoire suivante rappelle l' esprit d' à propos du facétieux guide vaudois toujours prompt à lancer quelque plaisanterie.

Etant un jour assis dans une petite « pinte » du Valais, Philippe et un ami virent entrer un chasseur, botté, chapeauté... et portant encore son fusil à la main. Que se passa-t-il? Nul ne s' en rendit compte, l' arme chargée heurta-t-elle quelque chose? Toujours est-il qu' un coup partit et que le projectile défonça le plancher, à quelques centimètres à peine des pieds d' Allamand. La surprise était telle que personne ne bougea... Puis on entendit Philippe déclarer calmement: « Si encore, on me trouait la langue... Mais mes pieds, c' est mon gagne-pain! ». Et l' atmosphère se détendit dans un fou-rire général...

Si Philippe Allamand a toujours manifeste une profonde administration pour Julien Gallet, son « monsieur » le lui rendait bien, témoin les lignes suivantes:

« Le 11 septembre 1919, je me mis en campagne avec mon fidèle Philippe Allamand. Eh! oui, toujours ce brave Philippe, et je vous dirai en confidence pourquoi j' aime l' avoir à mes côtés. D' abord, parce qu' il est un ami précieux et dévoué; ensuite, parce qu' il porte des poids de chameau sans jamais se plaindre; parce qu' il connaît mes faiblesses et mes infirmités comme le fond de sa poche; enfin, parce qu' il parle ou reste muet, selon les circonstances, avec le tact le plus parfait. Il sait, par exemple, qu' un vieux comme moi n' aime pas « babiller » à la montée. Babiller est la propre expression de Philippe. Il sait qu' il faut offrir un cigare au bonhomme à qui on a demandé un renseignement. Il sait allumer un feu sans jamais brûler plus d' une allumette. Il sait qu' il faut au vieux patron un tas de sucre dans le thé et le café noir. Il sait... mais en voilà assez pour expliquer pourquoi j' emmène Philippe! » Pénétrons maintenant dans la maison du Glarey où Philippe et Emma Allamand savaient accueillir leurs amis si cordialement et si naturellement.

C' était ce fond de générosité, de droiture, de bonhomie aussi qui rendait leur accueil aussi hospitalier... Ceux qui ont été les hôtes de la vieille maison du Glarey ne l' oublieront jamais. Retour-nons-y un moment par la pensée, voulez-vous? Sur la grand-route de Bex à Villars, un chemin prend à droite, après le Château Grenier: la route des Salines1 qui amène à l' hôtel du même nom. Prenons-le... Tout de suite, nous voyons la grosse maison jaune aux trois grandes galeries ajourées: c' est là. Nous longeons un vieux mur moussu, bordé d' étranges plantes vertes ( envoyées d' Amérique par sa belle-sœur Anna Camardella. Ce mur abrite le potager de Philippe, un autre de Aujourd'hui, le chemin Philippe-Allamand.

ses « royaumes ». C' est son œuvre et une de ses fiertés... Il contient - mais au fait, que ne contient-il pasdepuis des radis noirs jusqu' aux endives de Belgique, du céleri royal aux pommes de terre, du persil aux citrouilles, des camomilles aux « roses de Ste-Croix », le tout parsemé de perches de haricots et de petits pois, de rangs d' oignons ou de poireaux, de touffes de carottes, d' épinards, de raves, de... On y trouve tout ce qu' on veut! » disait parfois Philippe en riant. Il frotte ses mains sur son tabliei bleu, nous dit: « Entrez, mais entrez donc... » Nous passons près de la fontaine, qui ressemble plutôt à un blockhaus, car par souci du bruit de l' eau qui les empêche de dormir, les Allamand ( c' est leur seul péché !) ont étranglé le jet, corseté le bassin de vieilles tôles, équilibré des seaux par-dessus le tout, bref, ils ont camouflé cette pauvre fontaine qui, pendant mon enfance, chantait et offrait une eau glacée et miroitante...

Le sentier, les murs de la maison, la porte de la grange, tout est encombré de souches, de longues planches, de troncs entiers. « Y faut point toucher à ça » disait Philippe, jaloux de ses bois1. Il aimait à les montrer, on le suivait dans la grange, on contemplait ses trésors:

Du cormier du temps de mon papa! ( Jusqu' à sa mort, Philippe appellera « mon papa » Louis Pittier, cet homme à l' aspect quelque peu sévère, à la barbe et au port imposantsEt voilà du chêne, dont il tournait ses plus belles pièces d' ébénisterie; du merisier qui servait, au temps jadis, à fabriquer des rouets... De petits blocs roulaient jusque par terre: Philippe les prenait en main, les caressait, effaçait jusqu' à l' ombre d' une poussière et donnait l' origine de ce bout de bois. Puis, il le rejetait au milieu des autres, secouait la tête, soupirait, disait: « Voua! » et refermait la porte. Il donnait un tour de clef- puis laissait la clef sur la porte, bien sûr! et l'on entrait chez lui.

Un long couloir perçait la maison de part en part et ouvrait sur « le jardin de derrière », avec le poulailler ( où somnolaient quelques vieux volatiles à la retraite, choyés par les Allamand ), le poirier vénérable, le muret d' où l'on avait jadis, avant certaines transformations, une si belle vue sur le glacier du Trient... Du bois, encore! et, sous la « galerie », des touffes de mais, d' oignons, d' herbes qui séchaient. Il les nommait. Ah! que n' ai la mémoire de ces plantes qu' il connaissait et aimait tant!... Montons l' escalier, où le bruit des pas résonne comme dans une cave. Tout de suite nous accueille la décoration naive des murs recouverts de chromos, de photographies, d' affiches, d' un fatras que les années avaient apporté et laissé là, comme une frange du temps... Nous passons devant la « chambre » et voilà enfin la porte où Philippe a cloué une plaquette pyrogravée par lui: « Philippe Allamand, guide ».

Face à la porte, dans la cuisine, la fenêtre donnant sur la colline du Montet est creusée dans le mur de 80 cm. Autrefois, cette demeure, dépendance du Château Grenier voisin, fut construite avec des arcs-boutants et des épaisseurs de place forte!

Sur l' appui de fenêtre, autre « chenit »! Le chenit comestible, garde-manger rustique, où s' affai force guêpes. Car Emma Allamand prétendait - qui le nieraque les guêpes, autant que les enfants, aiment la confiture et que si on leur en donne, elles la prennent gentiment, disent « merci »et ne vous font aucun mal. Preuve à l' appui, elle tendait sa main et les insectes s' y promenaient, bruissant des ailes, très à leur aise et tout à fait inoffensifs. La bienveillance des Allamand s' étendait non seulement aux humains, elle englobait tout ce qui vit, les plantes, les fleurs et les animaux.

Dans le poulailler, les poules battaient tous les records de vieillesse et finissaient leurs jours sur les genoux d' Emma qui, ne supportant plus de les voir pécloter ou boiter, les endormait au chloroforme, tout en les berçant de douces paroles.

Les chats avaient un régime tout spécial: il y avait ceux qui possédaient droit de cité et on les trouvait, roulés en boule dans tous les coins. Ceux qu' on tolérait et qui venaient prudemment la-1 Philippe Allamand était aussi tourneur sur bois.

per une assiette de lait, puis prenaient la porte... Enfin,les parias qui attendaient, le dos rond, sur les souches devant la maison. Je ne sais pas du tout quel critère les départageait. Ceux-ci avaient seulement droit à quelques restes qu' on leur jetait par la fenêtre. Peut-être avaient-ils commis le crime suprême de croquer quelque oiseau - car tout représentant de la gent ailée était « persona grata » au Glarey. En tout cas, pour que les oiseaux puissent nicher en paix dans le vieux poirier, Emma avait ceinturé l' arbre d' une sorte de corset de zinc infranchissable!

- Asseyez-vous...

On s' assied sui le banc, à côté des chats. Au-dessus de la table recouverte de toile cirée, un abat-jour multicolore voile la lampe qui tient là par un étrange réseau de fils entremêlés. Voici, juchés sur une étagère ou précairement suspendus, des paniers, des almanachs, des cartes de Noël... Une vieille pendule donne une heure approximative. Selon le moment, on vous offre une goutte de thé avec des bricelets incomparables ou un petit verre de marc de derrière les fagots, d' élixir, de gentiane, de génépi, de kirsch, de...

Ou encore, on vous invite à partager le repas des Allamand, sans façon, n' est pas chez soi? Philippe ouvre l' armoire à provisions, où l'on devine un grand nombre de bols, de pots, d' assiettes couvertes. C' est mystérieux et alléchant. Il y a toujours une salade qui vous emporte la bouche, dressée sur un fond de radis noirs, d' oignons et de poivre rouge! Il y a du saucisson et du fromage fort, rapporté par Philippe d' une vallée lointaine. Emma circule et s' affaire dans une robe à fleurs, ses cheveux en bandeaux ondulés, le port majestueux, le sourire chaud.

Philippe, au bout de la table, s' installe sur un tabouret. Son regard brille, ses mains s' envolent au-dessus de sa tête, il raconte, il raconte avec sa bouche, ses gestes, ses yeux...

Fasciné, on se tait et on l' écoute.

Suivons enfin les clubistes de la section de Bex que Philippe Allamand conduit au Rothorn de Zinal. Cette expédition aurait pu se terminer tragiquement, si le guide n' avait enrayé une chute dans laquelle lui-même avait été entraîné.

Du 12 au 14 juillet 1935, Philippe entraîne sept membres de la section Argentine au Rothorn de Zinal. Le temps est chaud et orageux. Arrivé au coucher de soleil à la cabane Mountet, Philippe y salue le gardien, un de ses vieux amis, qui s' inquiète de l' expédition: « Huit hommes, dont un seul guide »... « Ce serait beaucoup en effet pour un guide tout court, mais nullement pour Philippe » répond Maurice Rauss. De fait, l' ascension est des plus aériennes, le temps douteux. Mais chacun serre les dents et suit Philippe sans appréhension. Après 3 heures de marche sur le glacier, les voilà à la base de l' arête avec un vide saisissant sur le glacier de Moming. Trois quarts d' heure de marche plutôt vertigineuse encore jusqu' aux rochers. Les Gendarmes, les Petit et Grand Rasoirs, le Sphynx et la Bosse se profilent en enfilade... En face du Grand Rasoir, Philippe flaire le vent et attaque le bloc vertical. Les yeux fixes sur le chef de la manœuvre, le groupe ne perd pas un geste et, d' un bref regard, sonde le vide surplombant le Moming, ou le glacis vertical du Mountet. La corde enfin accrochée fermement, Philippe atteint le sommet d' un vigoureux rétablissement. Puis, il se tourne vers ses compagnons qui n' en mènent pas large, à cheval sur l' arête effilée du Grand Rasoir, et il leur lance, goguenard: « Dites donc! Si nos femmes nous voyaient!... ».

Malgré leur situation précaire, les « Argentins » éclatent de rire. Ils continuent leur chemin avec un peu plus d' assurance après cette boutade et arrivent sans encombre au sommet. Le temps de boire à cette victoire ( pour plusieurs d' entre eux, c' est le premier « 4000 » enlevé et pour Philippe, c' est sa 18e ascension du Rothorn ) et il faut plier bagage! Le retour s' effectue sans encombre qu' à la halte où les piolets et les crampons ont été abandonnés le matin. Mais là, le temps se gâte de plus en plus, la « chanson du feu St-Elme » siffle dans les piolets, dresse les cheveux sur les crânes! La descente est des plus vertigineuses, surtout par un tel vent et avec cette désagréable compagnie de l' électricité. L' arête du Blanc, vue du haut, ressemble à un tobbogan...

« Prudemment, Philippe s' avance dans nos traces profondes. Du côté Mountet, des dalles verglacées affleurent à quelque vingt mètres, du côté Morning, c' est la descente vertigineuse de trois à quatre cents mètres de glace lisse. Pas à pas, la colonne avance, mais à peine était-elle sur la corniche que Paillard « vide les étriers » et, par un hasard providentiel, heureusement du côté Mountet. Malgré la corde tendue, Allamand est impuissant à le retenir sur la base instable qui le porte et s' écroule avec lui à la première traction ».

« Moment de stupeur! nos deux compagnons roulent sur la pente! Seul Rüssy en tête de la cordée est encore debout. Figés d' angoisse, dans l' impossibilité de porter secours à nos amis, nous nous attendons à voir partir Rüssy quand Philippe, se retournant comme une crêpe, réussit à freiner avec son piolet et vient atterrir avec Paillard tout contre l' affleurement des premières dalles... L' alerte a été chaude et l' ascension si prestement enlevée aurait pu se terminer de tragique façon si la glissade avait eu lieu sur le versant de Morning... » Le narrateur - M. Rauss - a eu le temps d' apercevoir l' expression des deux visages, l' une crispée d' angoisse, l' autre profondément soucieuse puis, l' instant d' après, malicieuse et souriante! Une fois encore, la présence d' esprit et la prestesse d' Allamand avaient eu raison d' un accident imprévu!

Après cette alerte, ils abandonnent l' arête et le retour se fait assez péniblement: la tempête redouble, les crampons mordent mal sur la glace noire, des crevasses entravent la marche, la progression sur le glacier recouvert de neige fraîche est harassante! Réunis en une seule cordée, ils avancent en aveugles, dans le brouillard et la tourmente... Pourtant, le courage ne les abandonne pas, ils trouvent même celui de chanter à tue-tête et de plaisanter à qui mieux mieux. Mais quel délice que de retrouver enfin la cabane où le vieux Jean Vianin, le gardien, commençait à trouver le temps long et vaguement s' inquiéter.

Il faudra abandonner le projet de Tracuit envisagé pour le troisième jour, le temps est vraiment détestable. Qu' importe! les participants jouissent pleinement de leur soirée et du repos du lendemain! Les hardes fument autour du feu, Philippe et Jean Vianin échangent mille plaisanteries en cuisant une soupe « fameuse », et le souvenir du Rothorn suffit à enchanter la section !1

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