Nuit d'hiver
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Nuit d'hiver

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Brusquement, au sortir de la gorge obscure où grimpe péniblement le sentier, nous débouchâmes en pleine lumière. La lune, toute ronde, inondait de clarté le vallon de la Colonna dont les champs de neige s' évasaient comme une large coupe d' opale et montaient se heurter à la barrière noire des forêts silencieuses.

L' effort de la montée, le poids des sacs et des skis nous empêchaient de nous rendre compte de la température, sibérienne cependant, puisque, dans l' un des sacs, un thermomètre indiquait 10 degrés sous zéro.

On nous avait dit qu' à la Colonna d' en haut nous trouverions un chalet ouvert et abondamment pourvu de foin. Aussi, dépassant le hameau désert, nous nous enfonçâmes dans la forêt au travers de laquelle le chemin, à peine battu par les pas des bûcherons, s' élève en zigzaguant. Les rayons de la lune, filtrant à travers la voûte de branchage, venaient jouer sur les troncs rugueux des sapins et dessinaient sur l' ouate de la neige des ronds lumineux, des flèches, des triangles argentés; leurs faisceaux blancs fouillaient la forêt, trouaient l' ombre épaisse, nous faisant alternativement passer de la clarté la plus vive aux ténèbres les plus profondes, de sorte que, devant moi, mes compagnons tantôt apparaissaient dans cette lumière pâle, tantôt s' évanouissaient comme des fantômes, dans le noir.

Puis s' ouvrit un autre vallon au fond duquel se découpaient, noires sur l' éclatante blancheur du paysage hivernal, les silhouettes trapues de quelques chalets profondément enfouis dans la neige de plus en plus haute. Nous eûmes tôt fait de découvrir celui qu' on nous avait désigné et, poussant la porte, nous pénétrâmes dans la grange après avoir allumé la lanterne.

Une déception nous attendait car, si la vaste pièce était fermée de trois solides parois de bois et d' un mur blanchi à la chaux, elle contenait, par contre, fort peu de foin, à peine de quoi couvrir nos quatre corps. Mais la grange étant bien close — du moins nous le pensions — il nous parut possible d' y passer la nuit confortablement et à l' abri du froid intense.

Nos préparatifs furent rapidement terminés et, engoncés dans la triple enveloppe de vêtements chauds dont nous avions entouré nos personnes, nous nous glissâmes l' un après l' autre dans le foin rassemblé dans un angle. Puis, la lanterne éteinte, nous nous préparâmes à dormir, certains qu' après cette rude montée de presque trois heures, le sommeil ne tarderait pas à nous réconforter.

Il en fallut, hélas, déchanter: aucun de nous ne put dormir même une minute; ce fut véritablement une nuit blanche, car nos yeux, que nous tentions en vain de tenir fermés, s' ouvraient sans cesse, attirés, fascinés qu' ils étaient par la blancheur insolite du mur dressé devant nous, ainsi que par la lueur que répandaient dans la grange les minces rayons de lune qui s' introduisaient par les interstices des planches. Et bientôt, malgré nos chauds vêtements, malgré le foin, nous fûmes envahis par un froid glacial, pénétrant, qui engour- dissait nos jambes et nos bras, qui nous paralysait les mâchoires. Serrés les uns contre les autres, nous essayions de nous communiquer réciproquement un peu de notre chaleur animale, mais sans succès. Il nous semblait être en plein air, car nous sentions, surla figure, peser un souffle glacé qui insensibilisait l' épiderme et lui enlevait toute faculté de se contracter; il nous paraissait aussi que nos pieds engourdis sortaient du tas de foin à travers lequel se glissaient aussi tous les courants d' air de la nuit. A chaque instant, nous changions de position, espérant éviter par là les morsures du froid et trouver, dans l' herbe sèche, une zone plus chaude. Mais, insidieusement, malgré tous nos subterfuges, l' air glacial s' insinuait le long des jambes et du cou de sorte que, bientôt, nulle parcelle de notre corps ne fut indemne; transis, grelottants, claquant des dents au point de ne plus pouvoir parler, nous nous levâmes d' un commun accord pour faire, à la clarté lunaire, des mouvements violents qui, un moment, rétablirent la circulation du sang et nous procurèrent une courte mais bienfaisante sensation de tiédeur. Puis nous fûmes nous étendre de nouveau sur notre couche, certains que, cette fois, nous pourrions victorieusement résister au froid.

Illusion, cruelle illusion! Il était écrit que, cette nuit, nous ne dormirions pas. Au bout de quelque temps, de nouveau nous sentîmes nos corps se refroidir progressivement, s' ankyloser, comme si nos articulations se raidis-saient sous l' effet du gel, comme si, dans nos veines, le sang, coagulé, ne pouvait plus courir. Nos jambes s' alourdissaient, chaque mouvement exigeait un effort et devenait une souffrance, et il nous semblait que l' air glacé que nous respirions pénétrait toujours plus loin dans nos poitrines et paralysait peu à peu le jeu de nos poumons.

La crainte de la congélation nous fit lever pour courir autour de la grange en agitant bras et jambes, en nous frappant la poitrine avec nos mains gourdes, maladroites, insuffisamment protégées par des moufles pourtant très douillets.

Et, courageusement, nous essayâmes une troisième fois de dormir. Mais les souffrances que nous endurâmes devinrent à tel point intolérables que nous renonçâmes à tout repos d' autant plus que la crainte nous envahissait maintenant de mourir gelés si, par hasard, nous nous laissions aller au sommeil.

Alors nous nous levâmes pour de bon et, afin de tuer le temps, nous résolûmes de faire du thé sur la lampe à alcool. J' allai devant le chalet prendre de la neige: la lune déclinait à l' horizon et, déjà, une crête de rochers noirs entamait son disque d' argent; l' ombre s' étendait lentement sur les champs de neige dont la blancheur se ternissait et se salissait à mesure que la lumière les abandonnait.

La boisson chaude nous fit quelque bien et ranima notre courage au point qu' il fut un moment question de chausser les skis pour atteindre le lac de Flène à l' aube. Entre temps, la lune avait disparu, les étoiles brillaient d' un éclat plus pur dans le ciel sombre, mais, sur la terre, les ténèbres s' étaient épaissies et il eût été imprudent de nous risquer, de nuit, par ce froid, en terrain inconnu.

Nous renouvelâmes donc la provision de thé afin d' attendre le jour sans nous laisser aller à un sommeil que nous supposions devoir être fatal. Ce fut une veillée lugubre: personne ne parlait, chacun s' efforçait de conserver un peu de chaleur: la marche, les exercices de gymnastique nous essoufflaient sans nous réchauffer beaucoup, et quand, fatigués de courir, de sauter, de nous bourrer de coups de poing, nous nous asseyions un instant, aussitôt un tremblement irrépressible nous agitait de la tête aux pieds.

Enfin l' aube parut, triste et blême, comme nos visages aux traits tirés. Puis, la clarté du jour augmentant, nous fîmes nos préparatifs de départ. Alors la stupéfaction nous cloua sur place: le mur blanchi à la chaux avait disparu, révélant une ouverture béante: la grange était fermée de trois parois seulement, et, sur le quatrième côté, elle s' ouvrait toute grande sur les champs. Et c' était la pente de neige, violemment éclairée par la lune, que nous avions prise pour un mur solide, fraîchement blanchi à la chaux... Nous comprîmes alors pourquoi le thermomètre s' obstinait à marquer 18 degrés sous zéro dans la grange, et pourquoi nous avions à tel point souffert du froid: car, autant dire que nous avions couché à la belle étoile!

Nous chaussâmes nos skis et filâmes dans la neige poudreuse pour marcher au devant du soleil. Le ciel s' éclaircit peu à peu, des flèches de lumière rose se posèrent sur des cimes lointaines, et, bientôt, le soleil apparut. Sa chaude lumière en un instant changea la face de toutes choses: les étendues glacées semblèrent se réveiller, s' animer sous les rayons dorés et elles se mirent à étinceler de tous les feux de leurs cristaux; ça et là, des sapins, en s' ébrouant, laissaient tomber de leurs épaules les dentelles de neige qui s' y trouvaient suspendues; des corbeaux, en croassant, s' envolèrent d' un arbre dénudé, et, dans une fuite souple et rapide, une fouine gagna l' abri de la forêt.

Assouplis par la chaleur bienfaisante, ragaillardis aussi, joyeux de revoir celui qui donne la vie, nous allions en chantant, montant toujours plus haut, foulant les replis argentés de la montagne dont la tête casquée d' or se profilait sur l' azur infini des cieux.

Comme le réveil dissipe les cauchemars nocturnes, ainsi le soleil radieux avait fait s' évanouir les angoisses de cette terrible nuit de décembre, tant il est vrai qu' il suffit à l' homme d' un peu de soleil, d' un peu de lumière, de chaleur, d' affection et de beauté pour lui faire oublier, momentanément du moins, les heures noires de l' existence d' Arcis.

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