Poèmes de l'Alpe
Par Fernand Gigon.
Vision.
J' ai vu, dans une nuit fiévreuse, des grands plans, sans ordre, sans nombre qui se mêlaient, qui se croisaient, qui se coupaient, qui tombaient et qui re-naissaient de leurs ruines.
Il y en avait des triangulaires, des carrés, des rectangulaires, des géométriques, des difformes.
Il y en avait des blancs, des noirs, des gris, des jaunes, des verts...
Il y en avait des beaux, des laids, des morts, des vivants et de ceux qui ne sont ni morts, ni vivants...
Je les ai vus, dis-je, qui tombaient, s' écroulaient lentement sur un sol de granit, ou qui se coupaient brutalement dans un ciel violet. Je les ai vus qui se relevaient aussi, en avant, en arrière, à gauche, à droite, partout un peu... avec des jours, avec des nuits... et ils cachaient à mes yeux tout l' univers.
Le ciel, la terre; le ciel et la terre que crée l' imagination m' étaient cachés, eux aussi, par ces masses mouvantes.
Et les plans de nouveau de plus en plus grandioses, de plus en plus vivants continuaient leur danse fantastique, éblouissante de clarté.
Alors j' ai compris, au petit matin, que les blanches montagnes me hantaient, que je devais reprendre le chemin de l' Alpe désertique, d' où montent vers les cieux purs les immenses plans, noirs, gris, verts, rouges, jaunes, blancs...
Le guide.
Je suis un Diogene moderne, et un jour, je suis parti, seul vers l' Alpe avec une lanterne invisible qu' alimentent ma curiosité et ma passion de l' Alpe. Je suis allé chercher des sensations fortes et de la joie de vivre et voici qu' à trois mille mètres, j' ai trouvé l' homme, c'est-à-dire le guide.
A coups de hache, avec de puissantes modelures, celles du pouce et du couteau, avec de la force: c' est la plastique de son visage.
L' énergie coupe les contours, le courage creuse les joues et l' amour de la hauteur rend ses yeux clairs et vifs.
Un homme, dis-je, et un vrai.
Un formidable rectangle qui se brise aux épaules, deux colonnades puissantes et souples, le dos, les jambes et, par-dessus, la tête. Un beau corps athlétique qui sent la bonté.
Un cœur solide qui bat à fleur de peau, si près des yeux qu' il semble qu' on peut le prendre avec les doigts.
De dos: des triangles, des rectangles, des formes nettes, bien tranchées, bien définies... rien de doucereux, d' efféminé, de dégoûtant, pas de ronds, pas d' ovales, pas de lignes courbes... les coupures à la hache rappellent l' arête, le roc et le bon granit.
Un cœur de mère dans de la vigueur.
Cet œil qui a vu tant d' espace, tant de tempêtes, tant de bourrasques, tant de vie et qui pourtant n' est pas désabusé...
Cette bouche que deux lèvres fermes cicatrisent au haut du menton, et qui rit et qui chante, et qui est heureuse comme celle d' un enfant, cette bouche qui s' ouvre si rarement pendant l' ascension et d' où dépend le sort des touristes...
Cette main qui ignore les tremblements de la peur et qui pousse l' audace jusqu' à caresser la mort sous les pieds, cette main faite d' après mesure, sur le granit et la bonté...
Ce corps entier, pesant, extraordinairement vigoureux, qui semble si lourd et si rigide et qui cependant serpente sur l' arête, épouse les saillies, en bas, en haut...
Un homme.
Du dévouement jusqu' à la mort, de l' intrépidité jusqu' aux plus hauts sommets, de la joie de vivre, de la grandeur et de la noblesse dans ses conceptions du devoir.
La main qu' il nous tend au retour d' une pénible ascension, le conseil qu' il nous donne, l' ordre qu' il nous adresse comme une explosion... il y a dans toutes ses manifestations une essence de vie et de virilité.
Un homme. Oui, un homme.
Pour les vieilles femmes un fourneau où craque un joli feu, pour les enfants la chambre chaude et un jouet tandis que l' hiver a apporté ses glaces et ses neiges... mais pour lui, guide des Alpes, ce qu' il lui faut c' est le soleil, l' espace, la sensation d' intégrale liberté, c' est la bourrasque atroce entre deux clairs de lune, c' est la tempête, en hiver comme en été...
Le guide se meurt loin de ses sommets, loin de son granit, car il passe sa vie si près des cieux que des gouttes de la bonté divine sont quelquefois tombées dans son cœur...
Un homme. Un vrai. Ils sont si rares.
La corde.
Quelques fibres de chanvre qu' un habile artisan a tressées, tissées, pei-gnées, tordues, assouplies, puis réunies ensemble... c' est la corde de l' Alpe.
Rugueuse ou souple, blanche ou grise, elle caresse les reins d' une pression brutale... et ces hommes qu' elle relie s' unissent, par son seul contact, plus étroitement, plus humainement. Ils laissent vibrer leurs fibres à eux, celles de l' amitié et du courage.
Si peu de chose: un point de contact, le seul dans lequel, en haute montagne, on peut avoir foi... puis de nouveau l' espace que l'on écourte en ramenant à soi, de quelques mètres, la corde...
Qu' elle soit raide et gelée avec une longue dentelle de givre et des larmes de froid...
qu' elle soit molle, souple et que le vent la balance légèrement sur le glacier...
qu' elle soit tendue par la saillie granitique ou qu' elle valse dans l' abîme...
qu' elle soit vieille ou neuve, elle reste la grande amie nécessaire et fidèle.
En cerceau sur le sac du touriste; en long ruban sur le glacier, à l' heure de midi, alors qu' elle voudrait un peu de repos, en pleine action quand elle mord le roc sans craindre les blessures, elle nous reste quand même, et toujours, fidèle.
Double, elle monte, descend, aide à l' alpiniste l' ascension d' une paroi quasi impossible à affronter... l' impasse, la crevasse... la chute soudaine et brutale... peu importe, la corde est là. Elle se donne et s' enrichit après chaque ascension de la valeur des vies qu' elle a soutenues, qu' elle a protégées ou même sauvées...
Laissons-la chez nous, bien en vue, avec son ami le piolet.
Laissons-les tous les deux, bien à la portée des yeux... et du cœur, et de l' esprit.
... Quand les « fantômes noirs » troubleront de leur mystère nos existences, allons vers eux pour reprendre un peu de ce tonique salutaire qu' est le souvenir des Alpes.
... Quand la douleur nous accablera, regardons vers eux qui sont le symbole d' une vie utile et sans défaut... la joie peut-être nous reviendra.
Une corde toute simple, toute discrète et qui tient une vie, s' attache un homme, un avenir... Une source de joie intense.
Une raison d' amitié et d' union.
Gentianes.
Dans le matin frais et gai, la mousse baisse la tête et cache dans son sein de délicieuses surprises.
Dans le matin frais et gai, une vague petite touffe d' herbe se blottit entre deux pierres généreuses.
Dans le matin frais et gai, il y a là un semblant de verdure qui grelotte de froid et qu' on ne remarque pas...
Puis c' est l' ascension d' un sommet, la joie pure, l' extase et la sensation d' avoir vécu. C' est la main fatiguée, le pied faible, l' épaule meurtrie. C' est, après la grimpée, après la cime, une descente pénible que récompensent dans le soleil tout neuf du matin, une, deux, trois, quatre, six, neuf, douze... vingt minuscules perles bleues...
dans le soleil tout neuf du matin, là, entre le granit et le sentier, une gentiane, mignonne, gracieuse, regarde le monde...
dans le soleil tout neuf du matin, une goutte de turquoise au milieu d' une corolle étalée...
dans le soleil tout neuf du matin, on voit à trois mille mètres une larme d' un soleil d' été, un sourire bleu, un sourire qui n' est pas de cette terre...
dans le soleil tout neuf du matin.