Souvenirs
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Souvenirs

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PAR ANDRÉ GUEX

Ce n' est pas une chose fréquente que de compter, comme c' est mon cas, un glacier, même petit, parmi ses intimes. Pourtant, le glacier du Trient, pour les raisons que je vais dire, est presque un membre de la famille.

Voici comment les choses se sont passées, il y a près d' un siècle, déjà. Pour donner une base plus large aux études glaciologiques qui l' intéressaient, le savant vaudois F.A. Forel cherchait des collaborateurs. En 1878, mon grand-père lui offrit d' observer les crues et les décrues du glacier du Trient. Depuis lors, il ne s' est pas écoulé une année sans qu' un membre de la famille Guex ait mesuré la distance séparant le front de la glace des repères peints au minium sur les blocs de granit de la moraine frontale. Notre appareil scientifique, je l' avoue, est modeste. Ni théodolites, ni tables de visées. Une chevillière déroulée et tendue suffit à notre exigence de rigueur. Partis du repère, deux membres de la famille se rapprochent tour à tour et pas à pas de la glace, à la manière des chenilles arpenteuses. Et l'on compte les mètres après avoir escompté, supputé, parié parfois. Car l' inévitable s' est produit, des liens affectifs se sont créés entre le glacier et la famille. Nous espérons qu' il a gagné du terrain, ses reculs nous paraissent une trahison. Nous les lui reprochons, comme on fait inconsciemment grief à un enfant de ne pas grandir normalement...

Aujourd'hui, c' est mon petit garçon qui porte le pot de minium et tend la chevillière. Lui aussi voudrait bien que le glacier du Trient avance. Mais il recule, à un rythme de plus en plus inquiétant. Toute carrière scientifique comporte des déceptions, mais elles sont d' autant plus cruelles qu' on attache davantage son cœur aux résultats de ses observations. Pauvre glacier! Depuis trente-deux ans, il se ride et se recroqueville comme un vieillard. Plus question de parier, hélas, on sait, et tout le prouve, qu' il recule et remonte vers sa source à raison de quarante mètres, bon an mal an. Plus de patte de lion, un bec de sifflet a remplacé la calotte défunte. Le jour est proche, semble-t-il, où nous n' aurons plus à mesurer qu' un fantôme. Mais l' espoir a la vie dure, les glaciers aussi. Après une période prolongée de recul général, plusieurs glaciers suisses sont de nouveau en crue. Quoi qu' il en soit, voici une vue rétrospective des allées et venues de notre glacier pendant trois quarts de siècle. De 1879 à 1895, avance totale de deux cent onze mètres. De 1896 à 1914, recul de deux cent trente-cinq mètres. De 1915 à 1924, avance de cent cinquante et un mètres, avec un petit record de trente et un mètres en 1919. Dès 1925 et jusqu' à aujourd'hui, recul de plus de cinq cents mètres. En 1935, le front du glacier se trouvait au même point qu' en 1878. Tout espoir n' est donc pas interdit. Peut-être, dans des milliers de millénaires, l' un de mes descendants devra-t-il procéder à ses mensurations au sommet de l' Arpille, puisque notre glacier y a séjourné jadis. Il y a même laissé des traces de son passage, entre autres un énorme bloc erratique abandonné sur la crête même de la montagne et qui, poussé tel un soc par le front du glacier, a laissé derrière lui un profond sillon sur plusieurs centaines de mètres. Je ne puis rôder sur ces sommets de l' Arpille sans qu' un de mes enfants me demande, avec quelque malice, car ils le connaissent depuis longtemps, « mon petit cours sur le gros bloc »!

Une autre histoire qu' ils me demandent aussi chaque fois que je leur défends d' aller jouer au bord du Trient, c' est celle de la « tine ». La tine, comme on l' appelle à Trient, est une poche d' eau qui saute dans le glacier, presque chaque année, à fin juillet ou au début d' août. En 1921, le 20 juillet, un berger 1 Fragment tiré d' Altitudes. 70 pages de texte, 190 pages d' illustration, Marguerat, Lausanne, décembre 1957. Nos lecteurs seront heureux de lire cet extrait prometteur d' un livre sortant de presse, et signé d' André Guex.

des Petoudes l' a vue crever vers 10 heures du matin. Avec une détonation formidable, un jet d' eau de dix mètres de hauteur au moins a jailli du flanc droit du glacier, à cent mètres en aval du col des Ecandies. Pendant près de deux jours, le torrent resta si menaçant et si gros que l' expression « si la tine crevait... » devint dès lors le leitmotiv proverbial des interdictions paternelles dans les domaines les plus variés.

Quelques années plus tard, le mot de tine devait se charger pour moi d' un sens autrement inquiétant. Saint-Loup a consacré un livre à ceux qu' il appelle, peut-être justement, les miraculés de l' Alpe. Il y évoque le sort surprenant de ceux qui ont échappé, contre toute logique, à la mort. C' est Fumagalli volant de quatre-vingt-huit mètres à l' Aiguille de la République, Gréloz et Valluet glissant de huit cents mètres dans le couloir Couturier à la Verte, Guy Labour découvert dans une crevasse des Nantillons après cent soixante-quatre heures. Tous vivants. D' autres encore. Il est difficile de se défendre contre l' idée que la montagne joue sa partie contre les hommes, la gagne ou la perd. Les vieux mythes sont tenaces et, dès que nous sommes aux prises avec la nature, nous lui prêtons, malgré nous, une âme, une volonté, comme les primitifs, nos ancêtres lointains, nos proches. Nulle histoire ne me paraît, mieux que celle-ci, capable de nous faire croire que la montagne, parfois, sait ce qu' elle fait, fait ce qu' elle vent. Juillet 19... Deux jeunes gens, deux amis, je connaissais bien l' un d' entre eux, sont engagés avec un guide sur l' arête difficile des Douves Blanches. Une pierre siffle, coupe la corde entre le guide et les adolescents qui le suivent. C' est la chute, et la mort. Si la course avait réussi, les deux amis auraient dormi le même soir, tout près des Haudères, dans leur tente dressée sous les mélèzes, à quelques mètres de la Borgne. Une poche d' eau, la tine, sauta cette nuit-là dans le glacier de Ferpècle et emporta tous les mélèzes et la tente, vide, parce que ceux qui auraient dû y être n' étaient pas revenus. La montagne avait deux cartes à jouer contre la vie: un caillou et un torrent. Si elle avait perdu le matin, elle aurait gagné le soir.

Mais le glacier du Trient n' était pour mon père, si j' ose dire, qu' un violon d' Ingres! Et la chevillière ne sortait de son tiroir qu' une fois par an. Tellement plus profonde, et tenace, et durable, sa curiosité des hommes vivant à l' altitude, de leurs coutumes et de leur langue! Si loin que je remonte dans les souvenirs de mes étés d' enfant, je revois sa longue silhouette immobile et son sourire attentif. Bien calé sur ses longues jambes un peu écartées, les mains derrière le dos, il parlait, parfois des heures durant, avec un montagnard des Haudères, ou du val Ferret, ou d' Anniviers. Avec une grande patience - ses recherches ont duré plus de quarante ans - il les questionnait sur les noms de lieux du Vieux-Pays, non pas de ceux-là seuls que portent les cartes, mais aussi des noms locaux, de tous ces lieux-dits qui, à leur manière, racontent l' histoire d' une terre. Et il s' informait, pour son seul plaisir, de leur prononciation, qu' il notait le mieux possible, de leur signification, dressant ainsi, année après année, des cartes toponymiques complètes, ou cherchant à l' être, des vallons et des alpages perdus qu' il aimait. Il n' était pas toujours facile d' obtenir des montagnards des renseignements précis.

- Comment écrivez-vous le nom de votre village? demanda-t-il un jour à un vieillard du Tretien qui fendait du bois au bord de la route. Sur ma carte il y a Triquent. Cependant, vous dites Tretien?

-Eh bien! Voilà... Le commencement c' est T.. r.r.. i = Tri, ou bien, T.. .r.. .e = Tre.Et le reste?

- Comme vous voulez!

Tel un géologue explorant les couches superposées de l' écorce terrestre, le toponymiste étudie les dépôts successifs abandonnés par l' histoire et superposés eux aussi sur le sol, depuis les plus anciens, préhistoriques, ligures, comme le Rhône peut-être, aux créations les plus modernes, en passant par les noms gallo-helvètes, les reliques romaines et burgondes, et les formes romanes du moyen âge. Dans l' une et l' autre recherche, le travail s' opère sur le terrain d' abord. En effet, le paysage fournit lui-même la clef de l' interprétation cherchée, car « les lieux sont dénommés d' après leur situation, leur aspect, la nature du sol, les phénomènes dont ils sont le théâtre, la vie qui s' y déroule, le peuplement végétal ou animal, enfin, l' activité de l' homme ».

Pendant combien de journées de juillet et d' août ai je, avec mon père, rôdé dans les hauts pâturages et sur les crêtes? Nous partions très tôt. Souvent le réveil, dans la chambre voisine, la sienne, me tirait d' un sommeil que mes douze ou treize ans auraient volontiers prolongé. Mais, presque aussitôt après, c' était son pas dans le corridor, ma porte ouverte et les mots: « Lève-toi, mon grand, il fait grand beau » coupaient court à mon inconscient et scandaleux désir d' apprendre qu' il pleuvait. J' avoue à ma confusion que je n' ai jamais réprimé cet obscur souhait de voir le mauvais temps ruiner à l' aube, entre songe et veille, des espoirs de course ou d' escalade. Mais il ne faut pas trop ausculter son inconscient, de peur d' y lever une troupe morbide de complexes. Aussi ai-je décidé simplement que ceux-là seuls qui échappent à cette paralysie nocturne de la volonté d' agir, et sans en être j' en connais plusieurs, peuvent devenir de grands alpinistes...

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