Sur des chemins délaissés
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Sur des chemins délaissés

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Randonnée solitaire par les cols de Sagerou et Tanneverge. Par L. Seylaz.

Œabent sua fata libelli » disaient les anciens. Ce ne sont pas que les livres, ou les jeux, qui sont soumis aux caprices du destin. Les montagnes participent à ces hasards de la fortune. Trient et Tête Noire qui pendant près d' un siècle, à partir de 1770, ont vu défiler toute l' Europe, sont tombés dans un profond abandon, et l' auto ne leur a apporté jusqu' ici qu' un maigre regain de vie. Qui aujourd'hui, sauf quelques troupes d' écoliers, s' arrête à Vernayaz pour visiter les gorges du Trient? Et le Schmadribach? et tant d' autres sites dont les vieilles estampes nous disent la vogue qu' ils ont connue.

Sans avoir jamais vu une pareille affluence, les cols précités paraissent néanmoins avoir été, autrefois, plus fréquentés qu' aujourd. Ce sont les seuls passages qui mettent en communication directe le fond de la vallée de Sixt avec la Suisse. Le premier conduit du Fer à Cheval dans le vallon de Suzanfe et à Champéry; le second vous amène à Barberine et à Finhaut. Ils sont marqués sur les cartes, non pas comme des fantaisies d' alpinistes, mais comme des passages réguliers, avec trace du chemin 1 ). Même la carte fédérale au 1:250,000 et la vieille carte de Savoie de Müllhaupt au 1:300,000 les indiquent comme tels.

Or, depuis cinquante ans, ces cols ne sont presque jamais cités dans la littérature alpine 2 ). Depuis des années je guettais l' occasion d' aller dans ces parages faire connaissance avec ce cirque du Fer à Cheval qu' on dit si grandiose. Mais voilà! fete nous voit partir pour les Hautes Alpes avec des buts plus glorieux. Juin et septembre, généralement consacrés à ces randonnées dans les Préalpes, sont aussi généralement encombrés de tâches diverses. Ou bien c' est une neige précoce qui a glacé les revers, ou bien c' est un compagnon qui fait défaut au moment voulu, ou bien la difficulté des communications fait échouer le projet. Tant et si bien que depuis trente ans que je cours les Alpes, je n' avais jamais passé la ligne frontière entre les Dents Blanches de Champéry et les Perrons, ni caressé des yeux les précipices magnifiques du Fer à Cheval. Et je n' avais jamais jusqu' ici rencontré de collègue clubiste qui eût franchi l' un ou l' autre des cols susnommés Me trouvant l' été dernier en villégiature aux Granges sur Salvan, je résolus d' aller explorer ce massif. Mon vieil ami le guide Pierre Délez de Salvan me donna quelques renseignements, en particulier sur les fameux « Pas-Nè », la clé de tout le système de défense des parois de Tanneverge. Un vieux chasseur, qui avait souvent rôdé ces parages, completa mon instruction, et je montai coucher à Salanfe.

Le lendemain matin, je partis à 3 heures par un ciel brouillé qui n' augurait rien de bon. Avant d' atteindre le col Suzanfe, je fus contraint de m' abriter de la pluie sous un gros bloc, d' où je contemplais d' un œil découragé de lourds paquets de nuées déferler par la trouée du col, tandis que le vent s' écorchait en hurlant aux arêtes des Dents du Midi. Demi-tour, et une heure plus tard je me glissais dans l' auberge encore endormie, et réintégrais ma couche encore tiède pour essayer de renouer le fil des rêves interrompus.

Quelques jours après, nouveau départ. Cette fois le ciel est magnifique, et malgré la neige fraîche qui a blanchi les sommets jusqu' à 2300 m. j' ai bon espoir. A 5 heures du matin je suis déjà au col Suzanfe. Cinquante minutes de glissades et de marche rapide m' amènent jusqu' au point de jonction des deux vallons de Suzanfe. Il s' agit maintenant de remonter la branche occidentale, d' en gravir le flanc sud pour atteindre le col de Sagerou ( 2400 m .) largement ouvert sur la crête qui relie le massif des Dents Blanches aux glaciers du Ruan. Sous le soleil matinal, la dernière pente, couverte de neige fraîche, défendue par un banc de rochers noirs, est toute luisante de verglas. Une profonde solitude, un silence absolu remplissent le vallon. Depuis que j' ai quitté Salanfe, où tintaient paresseusement les grelots sourds du bétail épars sur la plaine et où les lanternes de quelques touristes matinals en route pour la Cime de l' Est brillaient et disparaissaient comme des feux-follets, je n' ai plus rencontré signe de vie. Ici, point de troupeaux encore, et pas de caravane sur le chemin de la Haute Cime; pas même de chamois.

Je remonte en écharpe une interminable pente neigeuse, plus roide et plus molle à mesure que je m' approche de la sombre paroi qui soutient le col. Celle-ci peut être surmontée par un détour sur la droite ( O. ) ou gravie directement par une cheminée qu' on dit facile.Va pour la cheminée. Deux heures de soleil ont déjà libéré les eaux. Tout est dégoulinant, suintant, bruissant de gouttelettes et de filets d' eau. Le toit qui coiffe cette muraille a enduit les rochers d' un crépi noirâtre, gras et visqueux qui rend la varappe malaisée. Il me faut une demi-heure d' efforts, de reptations délicates, de ruses avec les lois de l' équilibre pour forcer le passage et me rétablir sur le bord du toit. Ce n' est pas tout encore: impossible de m' y tenir, et je dois en hâte tailler des marches dans cette boue gluante de schistes décomposés recouvrant un fond gelé. Les quinze pas qui me séparent du col sont des plus pénibles. Enfin à 7% h. ma personne dressa sur la crête, en face de l' éblouis coupole du Mont Blanc, une silhouette assez piteuse, crottée, les bras et les flancs vernis de fange noire.

Aujourd'hui, par exception, ce n' est pas l' admirable panorama des cimes profilées sur le ciel qui m' intéresse le plus. A mes pieds se creuse un cirque immense, si profond que je ne puis apercevoir les prairies qui forment le plancher de la vallée, masqué par les pentes supérieures. Ses flancs arrondis sont constitués par de hautes parois verticales superposées en étages séparés par des toits gazonnés, et coupées perpendiculairement par les écharpes mouvantes de cent cascades. A cette heure matinale, le fond est encore rempli d' ombre bleutée; mais le soleil, glissant par-dessus les épaules enneigées du Ruan, des Rosses, de Tanneverge lance obliquement dans cet amphithéâtre des faisceaux de rayons qui font poudroyer l' air et étendent au-dessus de l' arène comme un vélum chatoyant. C' est là qu' il s' agit d' abord de descendre, VIII32 en une plongée de quinze cents mètres, avant d' attaquer la paroi opposée par quelque défaut encore invisible.

Confiant dans la direction indiquée par ma carte, je descends au sud des pentes d' éboulis. Un peu plus bas, deux chamois jouent sur une terrasse. Ils ne semblent pas se soucier beaucoup de moi et me laissent approcher jusqu' à quelques mètres, mais finissent cependant par s' éloigner en trottinant le long d' une vire, me laissant assez embarrassé de continuer la descente, constituée par une succession de bancs rocheux, de gazons rapides, de lapiaz écorchés, dont l' angle d' inclinaison va croissant jusqu' à la grande falaise terminale dont on devine le grand saut. Pour l' instant ça ne va guère: les chamois m' ont entraîné trop bas. Je n' ai pas le temps aujourd'hui de me laisser enfermer dans quelque cul-de-sac, et plutôt que de courir ce risque, je préfère remonter vers l' ouest pour gagner le vallon de Vogealles, où je sais devoir trouver un sentier. Après avoir atteint l' épaulement du Mont Sagerou ( En Pernia ), je dévale par quelques névés et des lapiaz perfides jusqu' aux chalets de Vogealles. Quelle solitude et quel abandon! Groupés dans un creux au milieu de la houle acérée des lapiaz, la plupart des chalets ne sont plus que ruines, poutres pourrissantes, pans de murs envahis par les orties. Il en reste deux debout cependant, un à chaque extrémité du hameau détruit. L' un doit être celui du berger, car quelques nippes sèchent sur un muret; l' autre porte un bel écriteau indiquant la propriété du Club Alpin Français, mais l' intérieur n' est que vide et absolu dénuement.

Pas un bruit; pas un être vivant. Immobilité, désolation, silence lourd. Les pierres blanchies semblent être les débris de squelettes épars au milieu de cette décomposition. Le clair soleil ne fait qu' accentuer l' impression de mort qui se dégage de ces ruines. Je ne m' y attarde guère.

Le sentier passe sur la rive droite du ruisseau, au pied de grandes parois. Il s' insinue entre d' immenses blocs, encombré de pierrailles, recouvert çà et là par les éboulements, les herbes, les débris d' avalanches. En se jouant, la nature efface en quelques saisons les traces de la pénible conquête des générations.

La qualité de la roche a changé. Après les belles murailles de calcaire blanc, voici des schistes noirs où les ruisseaux ont creusé des ravins au profil arrondi. La piste, après avoir longtemps appuyé vers la droite, revient à gauche et coupe trois ou quatre de ces chenaux, puis atteint en quelques lacets la terrasse des chalets de Boray ( 1407 m. ). Il est 10 heures. Le bétail est déjà rentré dans les étables, à cause de la chaleur, et le hameau a l' air désert. Toutefois, un toit qui fume, une porte entr'ouverte, m' incitent à entrer. Une jeune femme m' apporte une jatte de lait. Pendant que je me restaure, elle fait la toilette de son bébé, c'est-à-dire qu' elle l' emmaillote dans quelques chiffons grisâtres et chauffe pour lui, sur la cendre, dans une sorte de louche, son repas de lait. Rude simplicité. Le petit n' a que deux mois. Il n' avait que quelques semaines lorsqu' on l' a transporté, dans une hotte, par les précipices du Pas du Coq. Car les chalets de Boray sont sis sur un petit plateau au-dessus de la première assise qui forme l' enceinte du Fer à Cheval. Le bétail y parvient en faisant un long détour par le Fond de la Combe. Pour les gens il y a, taillé aux flancs du rocher, un étroit passage, glissant, vertigineux, en comparaison duquel le fameux Mauvais Pas de la Mer de Glace est un chemin de tout repos. La trace va, vient, revient, tourne sur elle-même, profitant des moindres rides de cette muraille de près de deux cents mètres, et finit par atteindre les prés semés de boqueteaux qui forment l' arène du cirque.

Depuis les chalets de Boray, je me fatiguais les yeux à étudier l' immense falaise de Tanneverge, cherchant à y découvrir le fameux passage des Pas-Nè, qui est la clé de cette formidable redoute. Lequel de ces couloirs faut-il gravir? Laquelle, de toutes ces cascades, marque le point d' attaque? Aux chalets de Boray, la jeune femme m' avait dit que le passage n' était pas visible de là. D' autre part, mes renseignements disaient qu' il faut choisir comme point de départ le hameau de Frenaley. Allons donc à Frenaley. Et je déambulais sur le chemin de Sixt, me donnant le torticolis à tourner la tête à gauche pour scruter les flancs de la montagne.

Tout à coup, au débouché d' un bois sur une belle clairière, je tombe sur une route magnifique, qui dessine une boucle élégante au milieu de la pelouse1 ). Qu' est donc? Et voilà que surgissent deux, trois, quatre autos, qui déversent sur la clairière tout un beau monde lustré, bichonné, flanelles et ombrelles. Et les kodaks, et les jumelles d' entrer en action; et les exclamations de fuser, et les papotages d' aller leur train. Le contraste de cette scène avec la solitude angoissante dans laquelle j' avais marché jusqu' ici en devenait presque risible à force d' être brusque. Cette solitude décharnée et austère des hauteurs ne me paraissait plus si lourde, en comparaison de ces mondanités. Quittant la chaussée, je montai vers le Frenaley, dont je venais de découvrir les toits de bardeaux brillant à travers les haies, à quelques minutes en amont.

Un paysan m' indiqua la cascade de la Méridienne et le couloir des Pas-Nè. Pour en atteindre le pied, il faut remonter pendant une bonne heure, en forçant son chemin à travers la forêt touffue, les broussailles et les pierres croulantes des ravines, le talus d' éboulis qui s' appuie aux escarpements. On m' avait parlé d' une piste qui traverse ce maquis diabolique, mais je ne sus pas la découvrir, et ce fut une corvée assez pénible.Voici enfin les Pas-Nè: une cascade blanche, sorte de fontaine de Moïse gigantesque, jaillit d' une fissure de la paroi, à quelque deux cents mètres de hauteur. Immédiatement à gauche ( N. ) le calcaire gris et massif fait place à des roches noires, dont les feuillets inclinés sont imbriqués comme les tuiles d' un toit. Un couloir évasé, où descend un léger filet d' eau, et qui plus haut se resserre en gorge, monte à perte de vue. Plus à gauche, une pente herbeuse, d' une raideur impressionnante, vient mourir à quelque cent mètres au-dessus des éboulis. C' est là le chemin: le couloir d' abord, puis le gazon.

Ce n' est pas sans quelque appréhension qu' on s' engage sur ces roches noires, glissantes, polies par les eaux et par les pierres dont c' est la route favorite. Mais on s' aperçoit bientôt que ça va mieux qu' on n' osait l' espérer. Le couloir est assez large pour qu' on puisse y zigzaguer, choisir son chemin, profiter d' une fissure, d' une vire favorable. On s' élève ainsi d' une centaine de mètres, cent cinquante peut-être, jusqu' à ce que la disposition du terrain et le bon sens vous poussent à gauche vers le gazon. Il est touffu, épais, et d' une solidité réconfortante. On s' y agrippe des deux mains, et il n' y a plus qu' à grimper ainsi contre cette interminable et vertigineuse paroi verte. Une indisposition, aggravée par le lait glacé bu aux chalets de Boray, énervait mes forces; je désespérais de voir la fin de cette montée. A ma droite, la haute paroi de la Méridienne, surplombée d' un toit herbeux, était un point de repère et permettait de mesurer mes progrès: elle fut lente, bien lente à s' abaisser. Il me fallut près de deux heures pour atteindre le petit bloc sur lequel est gravée la croix Moccand. A côté de la croix, une flèche peinte en rouge montre au nord la direction de l' alpe du Frezon. Pour moi c' est au sud que je dois aller, et gagner les vastes pâturages de Tanneverge en tournant le pic de ce nom. Ce mouvement s' opère par une sorte de large vire très inclinée qui ceinture toute la face ouest de la montagne, à l' altitude d' environ 2000 mètres. Un vrai chemin de ronde, accroché au-dessus de la muraille de huit cent mètres du Fer à Cheval, et dominé à son tour par de formidables escarpements, par d' audacieuses tours rocheuses qui se perdent dans le ciel. Le talus est couvert çà et là de mousses et de maigres gazons, mais il est formé le plus souvent d' éboulis mouvants; en outre, il est coupé en plusieurs endroits de profondes ravines, les guras ou gorges de Tanneverge, dont la traversée, toutefois, est plus effrayante que difficile. Cela rappelle à la fois les Grandes Ancrenes au Muveran et les fameux Bänder du Bifertenstock. Mais sur ce dernier sommet les semelles ferrées des alpinistes ont marqué dans les schistes et la pierraille un vrai petit sentier où l'on chemine presque à l' aise. Ici rien de pareil. C' est le royaume de la solitude et de l' abandon. Il n' y passe peut-être pas une caravane par année. Même les chamois, dont ce devrait être le paradis, semblent avoir déserté ces parages. En nul endroit je n' ai vu de traces du passage des hommes, à peine quelques pistes de chamois à moitié effacées. Toute cette traversée doit donc se faire dans la caillasse croulante, l' esprit et les jarrets tendus, les bras arqués sur le piolet. Mais il vaut la peine de s' arrêter, là où la pente moins inexorable le permet, pour se laisser envahir et subjuguer par la grandeur fascinante du site. La tête renversée en arrière, on se donne le vertige à essayer de compter et de débrouiller les aiguilles de roc, les tours, les clochers éblouissants de blancheur dressés contre le ciel. Bientôt fatigué, on ramène son regard vers la terre: là-bas, tout au bout de la vallée verdoyante et calme, le clocher de Sixt brille au milieu des toits. Mais le plus impressionnant est de regarder en arrière le chemin parcouru; il y a un endroit, après avoir traversé la dernière et la plus profonde des gorges, où, de même qu' au Bifertenstock, on se demande comment on a passé là. Le Pic de Tanneverge, a écrit quelqu'un, est une montagne qui promet beaucoup lorsqu' on la voit de la vallée, mais qui donne encore plus qu' elle n' avait promis.

Au bout d' une heure de traversée, après avoir tourné un promontoire rocheux, on accède presque de plain-pied sur le vaste pâturage de Tanneverge, aujourd'hui désert comme tout le reste. Il n' y a plus qu' à en remonter les pentes douces et fleuries jusqu' au col, marqué par une sorte de guérite en pierres. Avec celui-ci, on retrouve les sites familiers et les sentiers fréquentés.

Si à cette heure tardive il n' y a personne sur le Pic de Tanneverge, on remarque cependant, dans les pierriers de la face sud, la piste qui y conduit. Une autre trace vous amène, à l' est, sur un épaulement de la Pointe de Finive, flanqué d' un pluviomètre qui fait assez cocasse figure en cet endroit, et d' où l'on descend rapidement vers le lac de Barberine, dont l' admirable nappe bleue remplit tout le vallon.

C' en était assez pour ce jour-là, car c' était un pèlerin passablement fatigué qui traversait, vers le soir, la plaine d' Emosson.

Horaire: 3 h. 30 Départ de Salante.14 h. 00 Croix Moccand.

5 h. 00 Col de Suzanfe.18 h. 10 Col de Tanneverge.

7 h. 30 Col de Sagerou.19 h. 45 Emosson.

11 h. 10 Frenaley.

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