Toponymie orographique de la Suisse. — III
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Toponymie orographique de la Suisse. — III

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Avec 1 carte.

Par Frédéric Montandon.

III. Kulm et Chaux.

Grâce au Righi-Kulm, visité chaque année par une foule de touristes, le mot kulm, modeste vocable du terroir, est arrive à être universellement connu. On admet qu' il dérive du substantif latin culmen, « faîte, sommet »; mais comme il existe, avec cette signification, aussi bien dans les montagnes saxonnes que dans les Alpes, il serait rationnel de lui attribuer une origine plus ancienne et plus étendue, c'est-à-dire une origine vieille-européenne. Même dans le vieux slave, on trouve le mot cholmu pour « colline ».

D' une façon générale, la multitude des toponymes appliqués au relief du terrain n' est rien d' autre qu' un assemblage de noms génériques, de substantifs, qui ont subi, au cours des millénaires, et suivant les contrées on ils étaient employés, de multiples transformations phonétiques. Il est souvent possible — mais pas toujours — d' opérer un classement parmi ces mots, de les répartir en catégories, en familles, dans lesquelles on retrouve tous les degrés de descendance et de parentage. Dans le cas présent, qui est simple, nous pouvons être presque sûrs que les colma du Tessin et que les cuolm des Grisons sont fils du culmen latin. ( Nous disons presque parce que colma et cuolm pourraient être autochtones, et qu' alors leur parenté avec culmen serait comme de frères à frère. ) Pour les Kulm de la Suisse centrale et pour les Gulmen du canton de St-Gall, on peut hésiter entre la dérivation latine et la dérivation germanique, tandis que les Kulm saxons, loin d' être des mots empruntés, paraissent bien faire partie du vocabulaire archaïque allemand; ils sont les cousins du culmen latin, d' une part, et du cholmu vieux slave, d' autre part.

Chose curieuse, le représentant celtique de cette famille semble manquer. Essayons d' expliquer cette apparente anomalie. Dans tout l' occident de l' Europe continentale ( la péninsule ibérique et les Gaules ), on employait, du temps de la basse latinité, le mot calma ( ou calmis ) pour désigner les hauts plateaux où l'on mène paître le bétail. Comme ni calma, ni aucun mot analogue n' existent dans le latin classique, il faut admettre qu' il s' agit là d' un terme très répandu chez les anciennes populations ibères, ligures et celtiques, et qui a été emprunté à celles-ci par le bas-latin. Actuellement, calma s' emploie encore en Provence pour désigner un « plateau rocheux terminant une montagne » ou un « maigre pâturage au-dessus de 1800 m. » ( Magnan ). En basse Bourgogne, une chaume — variante de calma par les permutations c-ch et lu — équivaut au « sommet dénudé et pierreux d' une colline » ( Littré, supplément ). Toujours et partout, le sens originaire et essentiel de ces noms communs est celui de « faîte, sommet, hauteur », avec les idées accessoires de « sol rocailleux » ou de « pâturage maigre ». L'on a généralement confondu cette origine pré- latine avec le calamus latin, « roseau, chaume », qui a donne le chaume français, « tige de blé », ou « champ de céréales ».

Mais revenons à kulm l Suivant Auguste Longnon, la vieille racine cairn- a, entre autres, persisté en Rouergue et en Albigeois sous les formes cairn ou culm. Voilà donc un indice qui démontre la probabilité d' un étroit parentage entre le calma bas-latin ( en réalité ligure ), le colma italien, le kulm allemand et le cholmu vieux-slave. Pourquoi en serait-il autrement, alors que le u ( ou ) permute constamment avec le o ( ouvert ), lequel permute à son tour constamment avec le a? Il faut même tenir compte, non seulement des passages d' une voyelle à l' autre, mais aussi d' une consonne à l' autre, par exemple du Z au r ( le r roule, patois, et non guttural ). Dans les permutations phonétiques du langage courant, un exemple typique est l' adjectif français calme, « tranquille, serein », qui s' écrivait corme au moyen-âge, ainsi dans cette phrase, citée par La Curne de Sie-Palaye: — Semble la mer assez tranquille Et le vent calle, fait-il corme Assez sur l' eaue?

Dans la toponymie des lieux habités, nous constatons que deux villages fribourgeois, qui portent chacun le nom de Charmey en français, s' appellent Galmis en allemand. Un village du Jura bernois porte le double nom de Charmoille ou Kalmis. Parallèlement, il est intéressant d' apprendre que le nom primitif, ou du moins médiéval, de la Gemmi était Curmilz ou Curmys, c'est-à-dire « les hauteurs ». Jaccard fait dériver ces termes du latin culmen, « sommet », et rappelle que, dans le Dauphiné, comme signifie aussi « sommet ».

De là, il découle clairement que les mots kulm, colma et cuolm ne sont pas seulement parents très rapprochés du Kalm Berg de Schinznach ( Argovie ), des Galmi Hörner du haut Valais, et du Mont Calme de Nenda ( Valais ), mais aussi du Charmoz de la région de Finhaut, et de toute une série de Charmette et Charmille ( comparez: Alpette et Alpille, Arpette et Arpille ) des Alpes vaudoises et du bas Valais Tous ces noms s' appliquent, non à des lieux où pourrait croître le charme ( arbre ), mais à de simples pentes gazonnées dans la haute montagne, à de hauts plateaux où l'on mène paître le bétail en été, et même à des sommets rocheux qui ont peut-être une allure grandiose, mais qui n' offrent rien de particulièrement « charmant ». En dehors de la Suisse, nommons les Carmo des Alpes liguriennes, les Calmette provençales, les fameux Charmoz ( z parasite, et o final quasi atone ) de Chamonix, le Charmant Som du massif de la Grande Chartreuse, les Colmet et les Cormet de la Savoie et du Pays d' Aoste.

Tous ces radicaux, kulm, colm, cairn, carm, charm, et en particulier corm, représentent si bien les idées de « sommet », de « hauteur », de « montagne », qu' un écrivain valdôtain, le Dr A. Bertolini, est arrive, par une étude qui fait honneur à la science toponymique, à démontrer que le nom de Courmayeur, dont la forme ancienne et locale est Kromeiöi ou Kormeiau, se décompose en deux termes: korm ( ou, par métathèse, krom ), « montagne », et -iôi, suffixe fréquentatif. L' étymologie latine de Curia mayor, souvent citée, n' est qu' une hypothèse fantaisiste. Le pays de Kromeiöi ( ou de Kormeiau, comme disent, en patois, les habitants de la ville d' Aoste ), forme la tête de la vallée de la TOPONYMIE OROGRAPHIQUE DE LA SUISSE.

Doire et s' adosse à la plus haute cime de l' Europe. Il est par excellence le pays des montagnes, et, en ce sens, un exact pendant du Pays d' En Haut vaudois et de l' Oberland bernois.

Si, dans notre titre, nous avons fait accompagner kulm du mot chaux, qui, au premier abord, lui paraît être totalement étranger, c' est qu'entre ces deux termes, il y a, en réalité, plus d' affinités qu' on ne le pense. Cependant, avant de chercher à nouveau des parentés, voyons ce que signifie chaux. Et d' abord, enlevons le x final, que tous les auteurs regardent comme une lettre parasite, et écrivons chau.

Dans le patois savoyard, chau ( ch dental, comme le th anglais ) signifie « colline ». Au Pays d' En Haut vaudois, tzaô équivaut à « pointe de montagne ». En. Gruyère, une tsao est un pâturage abrupt, près des sommets. Dans le Jura bernois, une tchâ est une colline de pâturage. Dans le Valpelline, cha ou tea signifie « le pâturage le plus élevé de l' alpe ». En Auvergne, on applique le mot; chau aux hauts plateaux de lave ou de basalte. Au Piémont, le mot eia ( à prononcer tchia, avec i bref, mouillé ) désigne toujours des pointes de montagnes. Dans le folklore vaudois, il est question des gracieuses fées qui, sur le sommet des chaux, présidaient à la garde des troupeaux ( Dulex-Ansermoz ). Un proverbe fribourgeois dit: fin de tsô, fin de mó, c'est-à-dire que le foin des chaux donne du mal à récolter ( Gauchat ).

Il n' en faut pas davantage pour se convaincre que le sens originaire et général du substantif patois chau, avec toutes les variations amenées par les permutations du ch en is et du au en o et en a, correspond aux idées de « hauteur », de « sommet » et de « montagne ». On retrouve même encore l' idée de « hauteur », sans celle de « montagne », dans le mot dzo, qui, à Vionna, dans le bas Valais, signifie « juchoir » ( Gilliéron ).

En résumé, la signification de chau, tsa, eia, tzao, est exactement la même que celle de kulm, colm, cairn, corm. Et peut-être ces deux groupes de mots ne sont-ils qu' une modification l' un de l' autre. Pour Jaccard, chau dérive de cairn, par suite de la chute de Y m final, « comme les n, m des racines corn, verm dans les mots cor, ver; mais de même que ces lettres reparaissent dans cornet, termine, le m reparaît dans les dérivés Charmet, Chalmet, Chaumette, etc. » A cela nous pourrions ajouter que cette transformation a probablement eu lieu, dans les dialectes ligures ou celtiques, avant l' existence du breton, car dans cette langue, nous ne trouvons pas cairn, mais bien saô, qui signifie « élévation, hauteur, montée », par exemple dans cette phrase: War ar saô éma ann ti, c'est-à-dire: « la maison est sur la hauteur ». Le saô breton et nos tzao ou chau ne sont qu' un seul et même mot, ayant exactement le même sens. Si l'on a souvent défini le mot chau ou chaux par « terrain inculte » ou par « terrain dénudé », c' est que nécessairement les hauteurs des Alpes ou celles de l' Auvergne sont incultes ou dénudées. Le mot n' existe pas en plaine. Par contre, il désigne souvent un quartier de village ou un secteur de commune TOPONYMIE OROGRAPHIQUE DE LA SUISSE.

qui sont « sur la hauteur », c'est-à-dire qui se trouvent plus élevés que le centre de la localité, ou qui forment la région la plus haute du territoire ou de la commune. Ainsi dans le Jura, avant le XVIIe siècle, les habitants du Locle allaient exploiter les chaux qui faisaient partie de leur juridiction, c'est-à-dire les hauteurs, les plateaux, qui s' élèvent au Sud-Ouest et au Nord-Est de leur village. Plus tard, ces plateaux se sont couverts, à leur tour, d' aggloméra, lesquelles ont fini par se constituer en nouvelles communes sous les noms de Chaux-de-Fonds, Chaux-du-Milieu et Chaux-des-Tallières.

Sur le plateau vaudois, un très grand nombre d' éminences, de mamelons, qui n' ont rien d' inculte ni de pierreux, portent le nom de Chaux, en concurrence avec Crêt, ou Mont, ou Molard. Plusieurs de ces « chaux », formées de dépôts glaciaires, correspondent à ce que les géologues appellent kames ou drumlins. Sur les cartes, en lit parfois, inscrit au sommet d' une hauteur: Sur Chaux, et plus bas en altitude: Sous Chaux.

Dans les Alpes suisses, nombreuses sont les Chaux, nom qui s' applique tantôt à des cimes gazonnées ( Chaux Ronde, Vaud ), tantôt à une pointe rocailleuse ( Chaux d' Anthème, Valais ), tantôt à un versant boisé ( Chaux d' Hochmatt, Fribourg ), tantôt à des contreforts herbeux ou rocheux. Certaines Chaux, par exemple l' Alpe de la Chaux, sur Lourtier ( Valais ), sont des pâturages qui peuvent avoir une forme concave; dans ces cas particuliers, ce sont des dépressions, et non des pointes. Mais là encore, la signification du mot chau est la même que la signification patoise du mot montagne, c'est-à-dire « pâturage de haute altitude » — que ce pâturage soit en creux ou qu' il soit en bosse. L' alpe de la Chau et la montagne de Salanfe sont de vastes cuvettes, mais situées chacune dans les 2200 ou 1900 m. d' altitude et constituant des « hauteurs », les « lieux élevés » par excellence, relativement aux localités de Lourtier et de St-Maurice, situées à 1200 ou 1400 m. plus bas.

Nous présentons à nos lecteurs une carte où nous avons fait figurer, en nous basant sur la nomenclature de l' Atlas Siegfried, l' emplacement des sommets et lieux-dits de Suisse dont les noms font partie de la grande famille Kulm-Colm-Charm. ( Soit dit en passant que, l' espace nous étant mesuré, nous n' établissons pas une carte pour chacune des diverses familles de noms de montagnes. Devant choisir aujourd'hui entre Kulm et Chau, nous avons donné la préférence à Kulm. ) Les divers Kulm, Charm et dérivés ont été divisés en cinq catégories, chacune de celles-ci se distinguant, sur notre carte, par un signe conventionnel. Voici les principaux de ces toponymes:

1° Les Kulm de la Suisse centrale, les Culm, Culmet et Culmatsch des Grisons, les Gulm et Gulmen du canton de St-Gall; soit, en tout 41 noms 2° Les Cuolm, Cuolmen et Colm des Grisons, les Colma et Col-metta du Tessin26 » A reporter 67 noms Report 67 noms 3° Les Calmot grisons, le Mont Calme du Valais, le Kalmberg argovien, les Galm, Galmen et Galmi du Valais et de l' Oberland bernois 23 » 4° Les Charmette, Charmille et Charmoz du bas Valais, des Alpes vaudoises et du Jura bernois, les Schalmen et Scharm de 1a Suisse alémanique, et le Piz Tiarms ( forme dialectale de Tcharms ) près du col de l' Oberalp 25 » 5° Les Cauma et Tguma grisons, les Chaume, Chaumille et Chaumont jurassiens — avec la réserve que nous ne savons pas si ce dernier nom équivaut à Chaume-Mont ou à Chau-Mont... 20 » Total 135 noms En jetant un coup d' œil d' ensemble sur notre carte, l'on remarquera tout de suite le fait caractéristique suivant: Dans le seul canton des Grisons, nos signes conventionnels atteignent un total de 56, sur les 135 Kulm, Colma, Chaumette, etc., de toute la Suisse. Pour le même canton, nous n' avions précédement dénombré que 4 toponymes de la famille Balme, 8 de la famille Van et 22 de la famille Rossl ).

Un autre détail intéressant, c' est qu' en Suisse, la limite orientale des formes en Charm- et en Chaum- coïncide exactement avec la limite linguistique du français et de l' allemand. D' autre part, les formes Cauma et Tguma, très rapprochées des deux précédentes, s' appliquent à 8 alpes ou sommets dans le domaine du romanche. En Suisse alémanique, ce sont les Kulm, les Gulm et les Galm qui ont une forte prépondérance, à côté de deux seuls toponymes de la catégorie Chalm-Charm, c'est-à-dire d' un Schalmen et d' un Scharm.

Bibliographie.

Bertolini, Amilcare. L' etimologia di Courmayeur. Dans Alpinismo ( Turin ), 9e année, février 1937, p. 37 à 45.

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Gauchat, L. L' origine du nom de Chaux-de-Fonds. Dans le Bulletin du Glossaire des patois de la Suisse romande ( Zurich ), 4e année 1905, p. 3 à 15.

Gilliéron, J. Patois de la commune de Vionnaz, Valais. Paris, 1880.

Grimm, Jacob et Wilhelm. Deutsches Wörterbuch. Leipzig, 1873.

Holder, Alfred. Alt-Celtischer Sprachschatz. Leipzig, 1896 à 1913 ( 3 volumes ).

La Curne de Sainte-Palaye. Dictionnaire historique de l' ancien langage français. Niort et Paris, 1875—-1882 ( 10 volumes ).

Longnon, Auguste. Les noms de lieu de la France. Paris, 1920—1929.

Paschetta, V. Glossaire des noms contenus dans les index du Guide des Alpes Maritimes. Dans Alpes Maritimes, Bulletin de la Section des Alpes Maritimes de C.A.F. ( Nice ), années 1937, 1938 et 1939.

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