Un conflit : Willy et le génie de la montagne
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Un conflit : Willy et le génie de la montagne

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Par le Dr Ed. Wyss.

Willy ce matin est grinchu. La marche sur glacier pour gagner les rochers l' ennuie et l' accès jusqu' à l' aiguille lui donne du souci. J' essaye vainement de l' égayer. Il est aussi gris que le ciel qui n' annonce rien de bon. Il garde un souvenir assez pénible de sa montée à la cabane et voudrait encore dormir.

Il a une verrue plantaire qui le chicane. En outre il m' en veut de ce qu' au moment où je lui comparais, hier, le glacier à une mer houleuse congelée ( comparaison que je trouve d' ailleurs fort jolie ), il est tombé ou plutôt, il s' est flanqué dans une « baignoire » avec de l' eau jusqu' aux genoux. Pour le consoler je lui ai expliqué que c' était fort bon pour sa verrue! Aujourd'hui ses souliers et ses bas ne sont pas encore secs que déjà le ciel menace de l' arroser en commençant par l' autre extrémité!

Willy a en outre une lèvre enflée qui donne à sa bouche quelque chose de cocasse. Il s' est, paraît-il, « envoyé le piolet sur la figure », ainsi qu' il le disait si bien hier.

Il s' est enfin battu toute la nuit avec une puce qui s' est juré de monter avec lui jusqu' au sommet à ses dépens! Où diable l' a attrapée? Ah oui... il le sait bien. Il avait un compagnon de nuit à sa droite, un gros gaillard de guide. Elle peut venir de lui ou bien alors c' est moi le coupable. Quel beau type que ce guide! Il n' avait qu' un défaut, c' est d' avoir empêché Willy de dormir précisément au moment où il en avait envie. Ma foi... ce sont des choses qui arrivent: quand on a un dentier, il faut l' enlever avant le sommeil de peur de l' avaler. Or Willy se plaint qu' il avait perçu un bruit indiscutable... un petit claquement, puis l' entrechoquement de dents se laissant entendre jusque dans la profondeur de la poche — et, certes, la poche d' un guide est profonde — juste au moment où Morphée voulait de lui. Naturellement cela a causé des associations d' idées; elles se sont enchaînées de telle façon qu' il ne pouvait plus rester immobile, ne sachant quel côté présenter au guide. Représentez-vous ce cauchemar: le dentier se plantant dans le bas de son dos! Il est vrai qu' il proémine passablement!

Et puis ce n' est pas tout. J' ai prié Willy ce matin de se moucher dans son mouchoir et non plus entre les doigts ainsi que le pratiquent certains montagnards qui ont un coup de soleil sur le nez, les doigts et le mouchoir gelés. Ceci a mis le comble à sa mauvaise humeur. Et cela s' appelle une partie de plaisir! Je n' insiste donc pas et le laisse pester contre les pierres têtues qui maintenant lui barrent la route et dont jaillissent des étincelles au contact de ses semelles, voire de sa verrue plantaire!

« Allons, Willy... tu verras ça... une bonne bouteille de mousseux à notre retour, alors qu' on aura bien soif et qu' on pourra se réjouir de la journée! » Ces mots ont un effet très salutaire. Il ne dit plus rien et de ce front de bon garçon courroucé disparaissent peu à peu les rides de mécontentement. Il se met même à rire sur lui-même et sur son bain de pieds au fond très bon puisque la verrue ainsi « macérait », et sur le guide et sur la puce et même à mes dépens.

Nous escaladons donc alertement les contreforts de notre sommet. Comme il est beau, comme il est puissant et fascinant! Sa pyramide finale se dresse presque verticale, l' arête est faite de bon rocher solide; quelles promesses!

Mais voilà, quand on part à la montagne avec Willy on peut s' attendre à toutes sortes de choses curieuses.

Déjà nous avons attaqué le rocher et ne sommes pas éloignés de l' épaule, lorsque Willy tout à coup me pousse du coude et me montre à quelque quinze mètres un drôle d' être humain solitaire en ces lieux.

Vêtu d' une peau de mouton, les pieds chaussés d' une peau de chamois, il nous tourne le dos. Raison pour le contourner et le regarder de face... Quel vilain petit être! Pendant ce temps de petits yeux verdâtres se sont braqués sur nous et ne nous quittent plus. Eclat de rire de Willy à qui j' impose silence. Les yeux sont volontaires, au menton petit et large est plantée une barbe de bouc, le nez est épanoui et les arcades sourcilières proéminentes surtout à cause des sourcils en broussailles. Les membres sont courts et les doigts de ses mains velues presque de même longueur.

Willy s' esclaffe. « Non! mais qu' est qu' il fait par ici? Donne-lui de l' iode pour son goitre, de la Tricalcine pour ses os, du sirop magistral pour le reste, et surtout allons-nous-en! » Ses paroles eurent un résultat extraordinaire. Le petit homme se dressa furieux et nous toisa de haut en bas.

Je murmure à Willy de se taire, que les êtres défavorisés par la nature sont généralement susceptibles et qu' il faut se garder de les vexer. Au contraire, il serait de meilleure politique de faire la captatio benevolentiae; on ne sait jamais... Je n' eus pas le temps de terminer que le gnome nous adressa la parole:

« Voici deux montagnards qui me semblent être bien fiers et présomptueux! ( Pauvre Willy !) Vous voulez donc escalader ce sommet et vous vous figurez que vous y arriverez en commençant par mal parler de moi? Stupide imprudence de votre part! Il est bon de réfléchir avant de rire et surtout avant de savoir à qui l'on s' adresse! » Je lui demande donc qui il est.

« Je suis le génie de ces montagnes, le roi de ce domaine. » Willy: « Un méga... un mégalom... » Le génie: « C' est moi qui commande ici, et qui ne veut se soumettre à mes exigences le paye. » Willy: « Evidemment un mégalomane! » Le génie: « Il est bon, chers amis ( il disait „ chers " aigrement ) que vous ayez mon consentement; je ne le donne qu' à ceux qui le méritent. Loin d' ici les vantards, les sots, tous ces malins qui s' attaquent aux sommets sacrés en tremblant de peur et qui, redescendus sur le plancher des vaches vont raconter leurs hauts faits vus au verre grossissant; je ne puis supporter ces gens-là, et ne permets l' accès qu' à ceux qui le méritent. Car j' ai toute-puis-sance ici et vous pourriez l' apprendre à vos dépens. N' avez donc jamais remarqué que chaque massif a son caractère, sa personnalité et que, si on ne le connaît pas encore, on doit l' aborder avec le même doigté que lorsque l'on fait connaissance avec un inconnu! Ceci est un petit dû à son génie. Qu' est que ces figures maussades qui se permettent de maugréer contre ciel et terre, contre l' état des lieux, le rocher, la neige, la glace, que sais-je? Il est de mauvaise politique de m' indisposer au moment où l'on a le plus besoin de moi !! » Nous sommes éberlués, ne sachant quelle tête faire, Willy surtout avec sa lèvre enflée! Le meilleur parti à prendre est sans doute la captatio.

Je lui réponds: « Ce n' est ni par vantardise ni par présomption que nous venons en ces lieux! Nous aimons la montagne pour ce qu' elle représente de puissant et de beau, mais nous ne connaissons pas son génie! C' est donc toi le maître de toutes ces merveilles? Cher génie! Est-ce toi qui pares ces parois rocheuses, d' où l' eau tombe en nappes, d' aqueducs multicolores? Ce sont sans doute des ponts pour les fées? Est-ce toi qui, pour t' amuser, fais voler ces papillons d' argent qui naissent d' un tourbillon de vent dans la neige soufflée? Ou bien est-ce toi qui fais, de boules de neige, ces grandes et sonores avalanches? C' est ton jeu aussi de tirer des feux d' artifice de géant dans une avalanche de pierres imitant une salve d' artillerie? Oui, c' est bien toi qui, comme Chantecler, fais lever le soleil chaque matin; tu indiques les tons dont il doit colorer les neiges et le soleil t' obéit; et quand tu l' as congédié tu appelles la lune qui, la nuit, chasse les sombres cortèges de fantômes. Tu garnis le firmament des plus jolies veilleuses ou bien tu l' animes de fusées nombreuses et variées. Tu appelles l' étoile du soir, cette douce étoile que l'on caresse du regard, puis l' étoile du matin qui pâlit à la vue de l' astre de feu. Tu habites des palais de cristal dont les murs reflètent l' azur du ciel. C' est toi le sculpteur qui taille ces mille figures de glace, cocasses ou tragiques, ces profils où l'on croit reconnaître les ombres des défunts? Ton ciseau est un instrument merveilleux. Sans doute peux-tu aussi endeuiller le paysage d' un sombre crêpe ou le revêtir d' un vaste suaire en appelant la neige! Le murmure de la source que je n' ai pu comprendre, est-il ton langage? O génie, notre bon génie, accorde-nous ta faveur! » Ces paroles semblent produire le meilleur effet, car le regard du gnome soudain s' apaise.

Willy naturellement gâte tout.

« Ah ça, petit génie, quelle chance de te rencontrer! Ta toute-puissance pourrait me soulager de bien des maux: d' abord de cette puce qui, malgré la chasse assidue que je lui ai faite, boit mon sang trop généreux. Et puis ensuite de cette verrue qui, quoique macérée, me fait terriblement mal! Si, en outre, tu peux guérir l' enflure de ma lèvre... » Il n' a pas le temps de terminer car le génie est hors de lui. Les yeux lui sortent de la tête: « Ah, ahaa... Voilà donc votre impertinence?... Tant pis pour vous. Vous allez le payer! J' enverrai le vent vous balayer de l' arête! » Willy: « Nous avancerons à quatre pattes et nos cordes sont solides! » Le génie: « J' enverrai le verglas et la neige transformer les rochers en glacis inabordables! » Willy ( de plus en plus courageux ): « Nous mettrons les crampons » ( il ne les avait encore jamais mis !).

Le génie: « J' enverrai l' orage, la foudre... » Willy ( me demandant ): « T' as pas un paratonnerre? » Le génie: « Indignes et impertinents, vous allez valser! » Cette fois c' est moins drôle, Willy ne rit plus... et quand je me retourne, le petit monstre a disparu...?...?...

Nous continuons notre route et déjà nous atteignons l' épaule, lorsque subitement le vent se lève.

De blanches mousselines de brouillard montent des vallées pour coiffer les sommets. Willy qui se gratte toujours, les compare à des moustiquaires. Il ne « rouspète » plus, au contraire, la lutte lui donne du mordant. Je persiste dans la montée et il me suit fort gaillardement.

Le vent se met à siffler zu... zu... zui... i... i... Nous devons avancer à quatre pattes; une rafale qui hurle plus fort que les autres m' oblige à reprendre prestement la position habituelle des singes un instant abandonnée. J' en de nouveau zu... zu... et soudain un rire aigu et sinistre: « h.. .ouie, h.. .ouie.. .e, le su-û-û-aire! » Le brouillard nous enveloppe, nous avançons encore et attaquons les flancs de la pyramide. Ce n' est pas difficile; mais quand le vent soudain déchire ce voile, le précipice qui nous entoure est prodigieux! Il semble que nous volons puisque la base nous est cachée. « Bon sang »! s' écrie Willy. Il commence à s' inquiéter. Nous voici à la traversée de la plaque Burgener accrochés aux cordes, nos mains sont gelées et nos pieds dérapent. Il faut secouer ces cordes pour les débarrasser de leur croûte avant de pouvoir les prendre à pleines mains. Du grésil se met à tomber, puis de la neige. En un rien de temps tout est blanc, y compris Willy et moi.

Deux hommes de neige luttent maintenant contre les éléments, non plus pour atteindre le sommet, mais plutôt pour retrouver la voie du retour. Willy se concentre à l' étude de chaque mouvement et j' en suis bien heureux, devant assurer chacun de ses pas. Pour le moment nous oublions de manger, nous avons oublié toute notion de temps et bien plus encore... nous avons oublié la bouteille...

Les effets de ce temps de chien sont diaboliques. Là où nous avons passé avec facilité, nous devons maintenant user de la plus grande prudence! C' est avec peine que je retrouve les prises qui nous ont servi à la montée! Willy se mouche de nouveau dans les doigts; je ne puis guère lui en faire l' obser, le vent hurle bien plus fort que moi! Pauvre Willy, son nez est bleu et ses mains rouges, son habit blanc... quel beau tricolore! Nous ne sommes pourtant pas le 14 juillet! Mais il ne se débrouille pas mal et je lui en sais gré.

Les piolets se mettent à siffler et l'on sent une tension électrique dans l' air. On respire de l' ozone. Il ne manquait que cela! Je presse encore le pas, tandis que des grondements de plus en plus rapprochés se répètent dans tous les échos, comme autant de voix de géants. Mon anxiété est grande. Je ne sais pas si nous arriverons en lieu sûr avant que l' orage nous gagne. « Allons, Willy, mets-en! » La foudre tombe sur le sommet au milieu d' un craquement épouvantable.

« Qu' est qu' elle a pris, la Vierge en métal, là-haut! » « C' est notre paratonnerre », répond Willy, « je pensais bien que nous en aurions un! » Enfin voici les derniers rochers. Nos traces se voient encore plus bas sur le glacier.

Une heure et quart de marche, c' est peu de chose quand il s' agit de retrouver la cabane et sa douce hospitalité et sa douce chaleur!

Maintenant Willy dort à poings fermés.

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