Un vieil Icare
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Un vieil Icare

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Texte: Emil Zopfi, Obstalden GL Photos: Robert Bösch, Oberägeri ZG

Je viens tout juste de glisser du pied droit, puis du gauche, sur la dalle lisse. Je me suis rattrapé de la main droite à un trou coupant, tandis que l' autre s' accroche à l' arête vive d' une prise. Ainsi suspendu des deux bras, j' améliore au mieux ma position. A ma droite, la corde coulisse dans le mousqueton de la dégaine, fixée à un gollot. Malgré cet assurage, je me cramponne désespérément au rocher en me hissant vers le haut, et mes pieds trouvent finalement un point d' appui. Des gouttes de sang maculent la roche et mes doigts me font mal.

« Tu aurais pu te laisser tomber plus intelligemment », me lance ma fille Susi lorsque je redescends vers elle. Je lève les yeux vers la paroi; vingt mètres au-dessus de nous se balance la dégaine avec ses deux mousquetons. Dire que je ne me trouvais plus qu' à deux mètres du relais, assez facile à atteindre; je m' étais même demandé si je n' allais pas continuer. Mais je m' étais déchiré contre le rocher trois doigts de la main droite et un de la gauche, le sang dégoulinait sur la pierre et la corde, et la douleur était brûlante. Pris de panique, je me suis laissé descendre à la corde. Résultat: j' ai abandonné pour quarante francs de matériel dans la paroi.

Je jette un coup d' oeil circulaire autour de nous. Heureusement que le jardin d' escalade est désert en ce jour de semaine! Pourvu que personne ne vienne! Car la honte que je ressens est pire que le matériel perdu et les doigts abîmés. L' abandon d' une dégaine dans une paroi est une grossière erreur qu' un grimpeur sportif ne devrait pas commettre. Un « vol » est moins grave!

Nous avons donc la chance d' être seuls. Ma défaite restera secrète et mon matériel fera le bonheur du prochain grimpeur. Il ne nous reste plus qu' à déguerpir.

« Je t' aurais retenu », me dit Susi. « Tu aurais dû te laisser tomber plus souplement et tu ne te serais pas blessé. Avec un petit mouvement de pendule, tu aurais atteint le relais. » Je ne réponds pas car je sais qu' elle a raison. Je suis loin d' être un as. Les « freaks » de la grimpe contrôlent leurs chutes, ils sautent pour s' écarter de la paroi et rebondissent tout en douceur contre le rocher. Puis ils se remettent dans la voie et recommencent, encore et encore, jusqu' à ce qu' ils aient vaincu la difficulté. Je me rends compte une fois de plus que je ne leur arrive pas à la cheville. J' appartiens à une autre époque, celle des lourdes chaussures de cuir aux semelles profilées, des mauvais pitons d' assurage et des relais précaires. En ce temps-là, chaque chute pouvait être la dernière car l'on n' était jamais sûr de la solidité des pitons, de la sécurité des relais ou de l' assurage du compagnon de cordée. Je me souviens de Heini Ryffel qui, en raison d' une erreur d' assurage, avait entraîné avec lui Juli Hensler dans une chute libre de 200 mètres, au Bockmattli. Il y a bientôt trente ans de cela et la tombe de Heini n' existe même plus. On s' agrippait alors au rocher jusqu' à la dernière extrémité, ce qui explique mon réflexe de m' accrocher à mes prises, d' où mes blessures aux mains.

Pliage de la corde, comptage des dégaines. Il en manque une maintenant! Puis nous empaquetons les baudriers, bouclons les sacs de magnésie et retirons nos chaussons de grimpe. Sac au dos et chaussures de gymnastique aux pieds, nous quittons les lieux.

Le poème « Die gestundete Zeit » ( Il est encore temps ), d' lngeborg Bachmann, me trotte par la tête. « Ne te retourne pas! Lace tes souliers, car les jours mauvais arrivent! » En effet, c' est bientôt l' hiver et les premières neiges qui marqueront la fin de la saison de grimpe. Ai-je vraiment renoncé trop tôt?

Notre jardin s' appelle « La Galerie », parce qu' il se trouve au-dessus de la galerie de protection contre les chutes de pierres de la route Weesen-Amden. Des débris rocheux entre lesquels pointe une maigre végétation recouvrent cette dalle de béton, dominée par une paroi verticale de calcaire gris et compact, marquée çà et là par les traînées jaunes laissées par l' extraction de la roche lors de la construction de la route. Nombre de trous de forage sont encore visibles. A droite, quelques gros blocs instables sont retenus au-dessus de l' abîme par des câbles d' acier. Parvenu au bord de la toiture bétonnée, je me retourne une dernière fois et aperçois ma sangle noire se balançant doucement contre le rocher. Cette voie porte le nom prédestiné d'«Icare » et je venais d' y tomber, comme ce personnage mythologique qui avait voulu atteindre le soleil avec des ailes artificielles. J' avais échoué, car j' avais placé la barre trop haut. Je m' étais proposé de parcourir un itinéraire destiné à de jeunes loups et non à un homme d' âge mûr, de presque cinquante ans. Une mélancolie insidieuse m' envahit, car c' est l' au. L' hiver va venir et l' année sera bientôt terminée. Au-dessous de nous, le lac étale la froideur de ses eaux, sur lesquelles vogue une seule et unique voile. La brume emplit la plaine de la Linth et des nuages s' élèvent dans le lointain, pareils à des tours, en direction du Glärnisch. Ainsi va la vie.

L' automne revient toujours et l'on prend une année de plus. Avant de s' en rendre compte, on arrive au bout de la vie et il ne reste plus que les souvenirs...

Nous descendons l' échelle d' aluminium donnant accès au jardin d' escalade, puis sautons par-dessus la barrière pour atterrir au bord de la route, au-dessous de la dalle de béton. Une bouteille brisée gît sur l' as, abandonnée par un inconnu et une Rover nous dépasse en nous crachant ses gaz d' échappement au visage. Silencieux, nous cheminons l' un derrière l' autre au bord de la chaussée. Entre-temps, le sang de ma blessure s' est coagulé, mais ma main reste douloureuse.

Encore un regard vers le lac. A cet endroit, la route est tellement adossée à la montagne qu' on en éprouve presque le vertige. Tout est gris et triste et je me laisse aller à des réflexions peu optimistes. Tout cela n' a plus aucun sens. Tu n' y arriveras jamais. C' est l' âge. Laisse donc la place aux jeunes comme ta fille, là devant toi, avec son pantalon collant, son corsage tigré et sa corde enroulée autour d' elle! Susi me demande parfois: « Aujourd'hui, tu es jeune ou vieux? » Selon mon humeur, j' opte pour l' une ou l' autre réponse. Bientôt, je serai encore plus âgé et je n' aurai plus ce choix. Donc, il te faut renoncer au rocher, cultiver tes roses et tondre ton gazon. Tu as fait ton temps; sois heureux de l' avoir vécu et de pouvoir te nourrir de souvenirs!

Arrivés à la voiture, nous ouvrons le coffre et y rangeons la corde et les sacs. Tous les foyards sont déjà dénudés et leurs feuilles mortes recouvrent le gravier. Je rêverai assurément de la chute et me réveillerai trempé de sueur. Je ne grimperai peut-être plus jamais. Nous montons dans le véhicule et partons sans nous retourner.

Quel long hiver! Le soleil disparaît au sud derrière les arêtes du Fierz et du Mürtschenstock, derrière la forêt et les rochers. La nouvelle année commence mal. C' est la guerre dans le golfe Persique après l' inva du Koweit par l' Irak. Des centaines de puits de pétrole brûlent et le liquide noir s' écoule dans la mer. Notre planète vit dans la crainte d' une guerre gigantesque où inter-viendraient fusées, gaz, canons géants et même l' atome.

Au printemps, il pleut beaucoup, les nuages se traînent, il fait froid et l' ambiance est morose. A quelques reprises, Susi et moi nous nous rendons à Amden, au jardin d' es. Nous commençons tout à gauche.

par la voie « Anfängerglück » ( Au bonheur du débutant ). Heureusement qu' elle existe, car elle est assez facile et son 6e degré convient parfaitement à nos tentatives de novices. La grimpe sur cet itinéraire nous rend notre joie. Il débute par une traversée sur la gauche. Une variante, appelée « Déviation », permet d' atteindre le même relais en gravissant les dalles en ligne droite. C' est une ascension plus ardue, 6+ peut-être. Quelque temps après, je réussis la « Déviation » en tête, puis « Rotpunkt » ( Point rouge ), sans me tenir aux pitons. Nous nous attaquons ensuite à « Icare », mais son difficile passage de sortie m' oblige constamment à utiliser cet artifice.

J' avais acheté une planche portant des prises, que j' avais fixée au-dessus d' une porte du galetas. Nous nous entraînions souvent à nous hisser sur ces prises et ces trous de diverses formes et dimensions, et aussi à nous tenir sur de minuscules grattons de pied. Nous pratiquions également le jogging avec assiduité et nos dispositions étaient très sportives. A Nouvel-An, je pesais septante kilos et maintenant je commençais de perdre du poids.

« Icare » n' a bientôt plus de secrets pour nous. Les problèmes commencent au sixième piton, où il faut surmonter deux bombements en surplomb. La première fois que je m' y étais trouvé, assuré par Heinz, j' avais cru ma dernière heure venue. Je n' avais vraiment aucune idée de la manière d' atteindre une prise arrondie, située assez haut à gauche dans la paroi. Des papillote-ments gris-jaune virevoltaient devant mes yeux, j' avais peur de tomber dans la corde... ce que j' avais tout de même fait, « machine à coudre » dans les jambes, crampes des bras et doigts tout mous. A cet endroit, nous nous tractions dans une sorte de vertige vers le haut en empoignant sans façon l' anneau de corde accroché au septième piton. Les premières fois, j' ai même mis le pied dans la boucle, tentant de saisir le piton suivant, au-delà du surplomb. On doit ensuite saisir une prise coupante puis, avec la main droite, une écaille dans le mur terminal tout lisse, passer le mousqueton dans le dernier piton et s' éti vers la gauche jusqu' à des prises aux arêtes vives. Telle fut notre première méthode pour escalader cette voie. Par la suite, nous découvrons de nouvelles possibilités, ici une petite prise de main, là un gratton pour le pied. Susi découvre même sur l' arête du premier surplomb des « gouttes d' eau » presque imperceptibles. Quant à moi, je préfère traverser vers la gauche, un peu plus bas: en me tenant en adhérence sur la dalle polie, je parviens à attraper la dernière prise salvatrice.

Les vingt mètres de rocher d'«Icare » nous remplissent tellement l' esprit qu' ils occultent toutes les autres vicissitudes du monde. Les 500 puits de pétrole du Koweit peuvent brûler en dégageant quotidiennement dans l' at des quantités fantastiques de suie, de soufre et d' autres matières nocives, l' Himalaya peut se recouvrir de neige noire, qu' importe! Nous sommes obsédés par la prise de gauche du premier surplomb qu' il faut atteindre avant de se hisser pour en attraper une autre, minuscule. Puis il faut s' y tenir, prendre pied à droite sur une dalle vertigineuse, ne pas glisser, ne pas se laisser déséquilibrer, saisir ensuite une prise inver- sée à droite et accrocher le mousqueton au dernier piton.

Cela nous a occupés tout le printemps.

Par un frais matin d' été, j' arrive enfin à vaincre « Icare », tout simplement et sans peine excessive. Parvenu au relais, je m' y assure, me penche en arrière et regarde vers le bas. Sous mes pieds plonge une paroi de dix-sept mètres seulement; mais ce petit rocher me donne la même impression que les 900 mètres de la face nord-est du Badile, que j' avais gravis juste trente ans auparavant, en huit heures d' efforts continus dans la tempête et les averses de grésil. Semblable à de la neige, la magnésie saupoudre les prises du surplomb. Je ne ressens aucune impression de froid ou de faim, aucune crainte de la mort. Tout sourire, Chris lève le pouce en signe de réussite. La joie et le soulagement m' inondent et je me sens aussi fringant que lors de l' ascension de cette grande paroi de ma jeunesse.

Traduit de l' allemand par Cyril Aubert

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