Une ascension dans les Hautes Tatry
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Une ascension dans les Hautes Tatry

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par ARNÖST Cernir, Prague

Avec 5 illustrations ( 96-100 ) Depuis deux jours déjà, le brouillard déferlait des hauteurs en longues traînées informes. Un mécanicien peu consciencieux avait-il déserté sa locomotive? L' avait plantée quelque part, dans une déchirure de rocher, d' où elle continuait à cracher sa fumée... ou peut-être le diable et sa suite coulaient-ils la lessive dans le gigantesque chauderon du Gerlach? Quoi qu' il en soit, le soleil ne réapparut qu' au troisième jour, et nous partîmes. Les montagnes étincelaient littéralement de blancheur; seules quelques vapeurs s' exhalaient encore des forêts de pins.

L' enthousiasme nous donne des ailes. L' altitude est conquise mètre après mètre, et nous voilà déjà en vue du sommet. Depuis longtemps déjà, nous avons quitté la belle flore alpestre; les dernières taches de gazon ont disparu à leur tour. Par-ci par-là quelques mousses, posées à même la pierre, donnent une note de variété à l' agréable sensation qu' éprouvent nos doigts courant sur le rocher nu. Mais il semble que le ciel se couvre à nouveau: ce sont d' abord quelques nuages épars qui pointent derrière le sommet du Krivan, puis tout à coup, sans qu' on sache comment, il y en a partout. A peine avons-nous atteint le point culminant qu' une énorme banquise noire dérive vers nous, et nous voilà soudain plongés au sein d' un univers agité de soubresauts et de tourbillons, plein d' une matière aussi inconsistante qu' impénétrable aux regards. Seule parfois, une éclaircie fugitive laisse entrevoir le dentelé d' une arête ou un bastion de rocher qui émerge un instant de ce moutonnement de vagues que baigne, par endroits, une lumière venue d' on ne sait où. Nous ne pouvons nous lasser d' admirer ce grandiose et mystérieux déploiement de forces cosmiques - d' au qu' il nous est rarement donne d' y assister de si près. Oui: la varappe reste, avant toute autre chose, une découverte, une découverte sans cesse renouvelée. Quelle richesse de nuances, quelle infinie variété dans un tel phénomène, si insolite même aux plus chanceux d' entre nous! Rien ne vient troubler le silence, si ce n' est un susurrement, une vibration à peine audible: celle de ces masses nébuleuses en gestation.

Nous sommes tout seuls sur notre petit éperon rocheux. Teile doit être la solitude des espaces interstellaires: belle jusqu' à vous anéantir, pleine d' une indicible angoisse... Tandis que je m' accrou pour inscrire mon nom au livre d' or, je découvris, posé sur un gradin, un petit bouquet d' aconits. Les corolles s' égrenaient le long de leurs tiges, rangées avec soin, à peine fanées. Leur bleu violacé évoquait l' aube d' un jour serein, les lointaines mers du Sud, deux bras tendus vers un été enfui... Quelqu'un les avait emportées de la plaine pour les déposer ici. Il n' y a qu' un cœur aimant qui sache donner ses fleurs avec une telle discrétion. Sans mot dire, nous remerciâmes l' inconnu.

Savez-vous que le granit du Ladovy stft est doux aux membres fatigués lorsque, arrive au sommet, on s' y étend tout de son long, la tête renversée en arrière, et qu' on laisse ses regards errer dans le bleu d' un ciel immaculé? Vous comprendrez qu' on ne s' y sente guère pressé de redescendre. L' ascension engendre un sentiment d' ivresse qui s' intensifie avec l' altitude. Et lorsque l'on a pris pied sur la cime tant convoitée, l'on y dispute chaque minute au cours inexorable du temps, dans l' espoir de mettre un point d' orgue à ce moment si précieux. Toute vie connaît de ces instants privilégiés. Poursuivre un but, l' atteindre un jour - cela seul peut donner un sens à l' aventure humaine.Vivre sans but, c' est vivre au rabais, c' est se résigner à une existence sans épaisseur ni consistance...

D' innombrables sommets déchiquetés s' estompent à l' horizon tandis que d' autres, les plus proches, se découpent sur le ciel d' un trait net. Une nappe de fumée grise stagne sur la vallée. Mes cheveux ondoient, se soulèvent par mèches, caresses par une brise aigrelette. Je longe des yeux la ligne tourmentée du sommet qui se détache sur l' azur. Un point blanc disparaît tout à coup, puis réapparaît un peu plus bas, semblable à une paillette de soleil, à un diamant auquel on aurait attaché des ailes. C' est un papillon, une piéride du chou. Il s' avance vers nous avec des zigzags d' ivrogne. « Que viens-tu donc chercher ici? Des fleurs, à cette altitude? Ah! oui, le soleil... pauvre diable! Il est loin, si loin... » Le voilà qui se pose en titubant. Il essaie encore d' étendre ses ailes, deux, trois fois, pour les réchauffer. « Retourne-t-en donc à tes fleurs! Bien sûr, tu n' en es plus guère capable.Viens donc ici, nous t' y porterons, parce que sans cela... » Délicatement, nous le glissons dans une boîte de fer-blanc où il se blottit, les ailes serrées, ses longues antennes immobiles. « On va t' y redescendre, et sans tarder! C' est que tu as trop présumé de tes forces. Tu n' es d' ailleurs pas le seul... » Nous le déposerons au bord du premier petit lac que nous rencontrerons, sur le gros ducat jaune d' une doronic à grandes fleurs.

La tempête fondit sur nous si brusquement qu' elle nous surprit au haut de l' arête. Des nuages noirs s' amoncelaient de toutes parts, tandis que descendait un crépuscule aux lueurs spectrales. Un instant, le vent parut rassembler ses forces, et ses premières rafales furent si violentes que nous en perdîmes presque l' équilibre. Puis une pluie froide s' abattit, qui ne tarda pas à nous transpercer jusqu' aux os. Il s' agissait de forcer l' allure, mais la corde était raidie et froide, et l'on y voyait à peine.

- Allons, grouillons-nous!

Facile à dire: où aller? Les contours des montagnes avaient disparu dans le brouillard, tout semblait s' être dissous dans un néant de grisaille. Le vent redoublait de violence. C' est en de tels instants qu' une sourde peur vous envahit. Sommes-nous au moins sur le bon chemin? Il y a déjà une heure que nous descendons, et la pente devient de plus en plus raide. Mais est-ce bien vrai, ou n' est qu' une illusion? A quoi se fier, dans cette purée de brouillard et de pluie où l'on n' y voit pas à deux mètres? « Alors, gauche ou droite? » Chaque pas en avant accroît notre incertitude. N' aurions pas dû bifurquer plus haut déjà? L' obscurité s' épaissit. Bivouaquer, trempés comme nous le sommes... belle perspective. Nous nous sommes arrêtés sur une petite terrasse où nous restons debout, incapables de nous déterminer. Nos regards ne peuvent explorer que q uelques mètres à la ronde: sur notre gauche, des dalles très inclinées; à droite, la pente paraît plus douce, mais qui sait si elle ne débouche pas sur une paroi à pic? Un horizon bouché, muré, où que l'on se tourne. Redescendrons-nous jamais? Et le temps passe, tandis que nous restons plantés là, comme paralysés. Nous avons passé tous nos vêtement de réserve, mais le froid nous gagne, il atteint nos os. Nos doigts gourds n' obéissent que de mauvaise grâce. « Vaille que vaille! » Je vais pousser une pointe sur la droite, c' est notre dernière chance. Pas trop loin!

C' est la dernière chose que j' entends, tandis que je m' éloigne à tâtons en m' agrippant aux maigres prises. A cinq mètres de mon compagnon, je l' ai déjà perdu de vue. Le rocher est glissant, mais il m' arrive de rencontrer des touffes d' herbe - preuve que nous sommes déjà relativement bas. Mais oUne inquiétude mortelle me tord le cœur, et je me cramponne convulsivement à ma prise, secoué de frissons.

- Encore un bout de chemin, un tout petit bout... et je remonte!

Mes yeux scrutent avidement les ténèbres. Là! un tas de pierres... Mais non! c' est un cairn, un steinmann, un authentique... une de ces pyramides de pierres sèches qui servent à baliser les itinéraires en haute montagne. Ne l' ai je pas salué tout haut, ce steinmann? peu s' en est fallu en tout cas. D' un seul coup, tous mes doutes, toutes mes angoisses sont balayés. Le sang afflue à nouveau dans mes veines. Le vent s' est apaisé un peu, et la pluie me fouette plus mollement. Le rocher semble aussi plus facile; quant à la suite, elle nous apparaît simple, dépouvue de tout problème. Teile est la magie d' une simple rencontre avec un de ces modestes signes de la présence humaine, au cœur des solitudes de la tempête et du roc.Traduit de V allemand par R. Durussel )

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