Une nuit sur la Dent Bianche
Par Adrien Voillat Avec 2 illustrations ( 35, 36Section de Montreux )
La « Monstrueuse coquette » de Maupassant est devant nous. Par instants, elle nous dévoile ses charmes cachés sous de légères nuées.
En dépit des pronostics défavorables de ce bon papa Vianin nous cédons finalement au magnétisme graduellement plus puissant. Ce n' est pas l' hon de faire la première de l' année par les Quatre Anes qui nous tente beaucoup, mais c' est la seule grande course qui nous reste à faire en cette fin de vacances dans la majestueuse couronne qui entoure la cabane du Mountet. Nous venons de faire la traversée du Rothorn de Zinal par l' arête rouge ( sud-ouest ) et nord; malgré le temps déplorable de ces derniers jours, la neige n' y est pas trop abondante. Cela nous encourage.
Le lendemain à 2 h. 30, les yeux gonflés de sommeil, nous quittons l' Hôtel du Mountet ( il remplaçait la cabane, celle-ci étant en construction ). Un bouc, à tout prix, veut nous accompagner!... Nous le renvoyons, mais il revient toujours avec une opiniâtreté incroyable. Il a vraiment une têêête, une tête de mule, ce bouc!... Nous perdons un temps précieux à nous en débarrasser, et le soleil fait déjà son apparition au moment où nous arrivons au pied de l' arête des Quatre Anes ( cela fera sept avec nous !).
La première partie, facile, est gravie rapidement. Pour contourner un gendarme, dans l' espoir de rattraper un peu le temps perdu, nous nous engageons ( beaucoup tropdans la face sud-est. Par une succession de couloirs très raides où le rocher est excessivement délité, en varappe délicate, nous rejoignons l' arête. Notre prétendu raccourci nous a encore retardés; il est déjà 9 heures! L' ascension reprend à nouveau, rapide, sans heurt. Le temps est magnifique, c' est un vrai délice de se mouvoir dans ces rochers baignés de soleil.
Nous arrivons à un bloc de rocher strié de traces de clous. Il mesure environ 1 m3, paraît scellé sur l' arête et ne bronche pas quand j' éprouve sa solidité. Je l' utilise donc en toute confiance comme point d' appui pour l' assurage de mes camarades. La traction de la corde le descelle, et il glisse sur la neige. Un cri d' avertissement permet à Morel de sortir de justesse de sa trajectoire. La corde, passant derrière le bloc, se tend... cramponné de toutes mes forces à l' arête, je résiste à sa traction. Un instant, le bloc s' arrête, comme sidéré de l' ingratitude humaine. Après avoir en ami prêté complaisamment son dos à bon nombre de cordées, notre refus de l' accompagner dans son unique voyage paraît le suffoquer —. Puis, comme à regret, il tourne lentement sur la corde ( elle s' enfonce dans la neige ) et continue sa course qui devient rapidement vertigineuse. Déclenchant sur son passage une magnifique avalanche poudreuse, il va se fracasser sur le glacier avec un bruit de tonnerre.
L' alerte a été chaude!
Après un sérieux contrôle de la corde, l' ascension reprend, mais avec un peu moins d' ardeur. Le rocher n' est pas franc, et la malchance paraît décidément vouloir nous tenir compagnie. Il est fréquent qu' un mauvais début de course ait ses répercussions sur toute la journée. Souvent, il serait sage de modifier l' itinéraire, ou même le but de la course. Mais il n' y a pas que les boucs qui s' obstinent...
Progressivement les glaciers s' enfoncent, et nous arrivons sous la Tour Rouge d' allure rébarbative. La traversée côté nord s' avère très délicate en raison de la neige poudreuse et de la glace recouvrant les prises minuscules. Il est midi quand nous arrivons à la « Jonction » ( 4000 m .) de l' arête qui monte du Col de Zinal. D' ici, le paysage est sublime, c' est un vrai régal pour les yeux et le cœur d' admirer les magnificences étalées autour de nous. Tous les grands sommets du Valais sont à la parade, du Weisshorn à la Dent d' Hérens, en passant par le Morning et le Cervin. La vue sur les glaciers côté Mountet et Schönbühl est très impressionnante en raison de la forte inclinaison des faces qui plongent sous nos pieds. L' arête faîtière nous est cachée par un grand gendarme rouge qui se dresse au premier plan.
La curiosité nous tenaillant, nous l' escaladons sans difficultés notables, ainsi que ses deux frères de même teinte qui lui succèdent. Entre-deux, sur du granit bien sec, s' effectue la plus agréable et aérienne des gymnastiques. Les rochers s' enfoncent de plus en plus dans la neige et sont finalement submergés. Nous sortons les piolets et, en dégageant les rochers marginaux côté Mountet, arrivons à faire une centaine de mètres. La neige devient poudreuse, sans cohésion, elle atteint en moyenne 60 cm. Les rochers sont à présent introuvables sous leur gangue de glace, et il nous reste encore 400 mètres d' arête avant d' atteindre le dernier ressaut. La face où nous sommes tombe d' un seul jet d' environ 1000 mètres sur le glacier. Nous commençons enfin à mieux comprendre les appréhensions du fidèle Vianin! Ce brave homme est un peu l' ange gardien des touristes, il faut voir avec quelle sollicitude il les accompagne... de sa lunette. Il a vu ainsi bien des choses!
Le seul chemin pour atteindre notre but est le fil de l' arête. C' est dangereux, mais comme il fait froid, peut-être que ça tiendra? En déblayant la neige, je parviens avec peine à m' y hisser. C' est à présent que commence un travail très pénible et excessivement délicat. Avec le piolet il faut chercher le fil de l' arête de glace parfois difficile à trouver, ensuite le dégager de sa carapace de neige pour nous livrer passage.
De formidables corniches se sont formées, généralement côté Schönbühl, mais souvent des deux côtés à la fois. En un certain endroit, à trois mètres sous la crête, le vent a érodé une grande fenêtre qu' il faut franchir sur un pont fragile des plus aériens. C' est durant neuf heures consécutives qu' il me faudra, sans arrêt, fonctionner en chasse-neige. En pleine action, je n' ai pas le loisir de me rendre bien compte de notre situation. Après un certain laps de temps, cela devient un travail tout à fait machinal et, ce qui n' est pas négligeable, réchauffant. Pour mes deux camarades, il n' en est, hélas, pas de même!
Les yeux rivés sur celui qui les précède, ils doivent épier tous ses mouvements. Il faut qu' à chaque instant ils soient prêts à sauter dans le vide, du côté opposé à une éventuelle glissade. Cette grande tension nerveuse, ainsi prolongée, est des plus fatigantes. L' arête est si aiguë qu' on ne peut mettre les pieds l' un à côté de l' autre sans avoir au préalable taillé un petit replat.
Un brouillard de plus en plus dense nous entoure, et les deux abîmes insondables au-dessus desquels nous évoluons deviennent toujours plus sinistres. L' opacité est telle que c' est à peine si le dernier de cordée parvient à distinguer la silhouette blafarde du premier. La rengaine — toujours la même — qu' à mon insu je fredonne continuellement, met les nerfs de Morel « en boule ». Il nous semble que l' arête se prolonge indéfiniment. Avec ce damné brouillard tout paraît transformé, agrandi à une échelle cyclopéenne.
La pente devient soudain très inclinée, et la neige me vient jusqu' à la poitrine. Je la déblaie, mais elle glisse continuellement, remplissant ainsi la trace que j' essaie vainement de faire. Continuer sur l' arête m' est impossible. Une courte et délicate traversée dans la face nord, et la neige diminue, puis fait place à une glace noirâtre très dure. Encore une dizaine de mètres, et le rocher apparaît, mais... recouvert d' une mince couche de glace semblable à du verre bleu. Les prises que je parviens à sculpter sont minuscules et demandent beaucoup trop de temps à tailler. Quelques mètres, et j' appuie sur la gauche pour rejoindre la neige. L' inclinaison diminue, ça va de mieux en mieux. Tout à coup, une perche émergeant de la neige sort du brouillard. C' est le signal du sommet!
Hurrah!... Notre joie est exubérante, nous avons l' impression d' être sauvés. Passer la nuit sur l' arête et par ce froid, nous ne savions que trop ce qu' il serait advenu de nous! Mais si notre situation s' est nettement améliorée, elle n' est pas encore rassurante, loin de là!... Nous sommes à 4357 mètres, il est 21 h. 30, le vent souffle en rafales, il commence à neiger et la nuit est là. L' arête sud nous est inconnue, et la fatigue se fait sérieusement sentir. Le plus sage nous semble de passer la nuit où nous sommes.
Lentement — nous avons toute la nuit devant nous, et il faut économiser le plus possible les distractions — nous vidons nos sacs, et nous affublant de tout ce qui peut se porter et tenir chaud, notre tenue en devient cocasse. Les glaciales bourrasques deviennent insupportables. Aussi nous redescendons d' un ou deux mètres pour nous abriter le mieux possible. Avec le réchaud à alcool, en fondant la neige, nous préparons un thé. L' eau bout, mais en me déplaçant, j' ai la maladresse de renverser la casserole avec son contenu, c' est un vrai désastre. Il nous reste une tasse de thé pour les trois!
Pour l' accompagner — on ne peut trop boire sans manger — nous absorbons un peu de nourriture ( que mon estomac ne supporte pas ) et rangeons nos effets. Un coup de vent très violent, et voilà notre lampe qui nous fausse compagnie. Nous l' apercevons rebondissant sur quelques bosses de la face nord, puis, plus rien que la nuit noire... Sombre journée!
Moitié assis, moitié debout, nous introduisons nos pieds dans nos sacs; Morel est à quelques mètres de nous ( la place où nous sommes étant malheureusement insuffisante pour nous trois ). Dans la nuit, il ressemble à une statue accroupie contemplant rêveusement le monde. Cela me fait songer à la célèbre description des non moins célèbres gargouilles: « Du haut des tours de Notre-Dame, la tête entre les mains, le diable regarde Paris... Que pense-t-il?... » Quoi qu' il en soit, Morel, dans sa rigidité, a un air sinistre. Nos pantalons sont recouverts d' une couche de glace d' un centimètre d' épais seur et ont la rigidité d' un tuyau de tôle. Cela nous empêche de plier les genoux et nous les refroidit par contact. Continuellement, nous devons bouger les orteils de crainte qu' ils ne gèlent. Nos pieds se refroidissent insensiblement, ma femme met les siens dans le même sac que moi, mais nous ne ressentons aucune amélioration. Malgré la fatigue, il nous faudra battre la semelle une bonne partie de la nuit, c' est le seul moyen de ne pas geler. Nous sommes agités d' un tremblement de tout le corps ( auto-défense ), et nos mâchoires s' entre comme des castagnettes; le bruit en est lugubre. Par bonheur, le moral reste intact, et dans ces circonstances c' est le plus important. Les heures passent avec une incroyable lenteur, il nous semble que chaque minute se prolonge indéfiniment.
A 2 heures, quelques étoiles font leur apparition dans le ciel noir. Elles semblent vouloir nous narguer de leur regard glacial, et en même temps le froid devient encore plus mordant. Du côté de l' Italie, le ciel se découvre de plus en plus. Cela nous fait rêver à la douceur des nuits méridionales! Nous sommes loin de nous douter qu' en cette même nuit ( le 25 juillet 1943 ) les chefs du régime de ce pays passent une nuit moralement encore plus terrible que la nôtre.
Les dernières heures précédant l' aube sont les plus longues et les plus glaciales. Il nous semble que le jour éprouve un malin plaisir à se faire désirer. Peu à peu, le ciel s' éclaircit, et les choses qui nous entourent sortent de l' ombre. L' aurore lumineuse est enfin là; le terrible bivouac touche à sa fin!...
Dans nos vêtements gelés, nous avons l' aisance des rhinocéros sous leur blindage. Après une brève gymnastique, qui a pour but de créer quelques charnières dans nos carapaces, nous essayons vainement de nous décorder, afin de mettre ma femme au centre. La corde est raide comme du bois; et nous parvenons avec peine à y faire quelques boucles.
Sur l' arête sud, recouverte de neige poudreuse, la descente commence. Nous avons une démarche d' automates, le cerveau vide et les membres encore raidis par le froid. Après 30 minutes de descente, le brouillard nous entoure de nouveau et nous accompagnera jusqu' au grand gendarme. Rose fait une glissade de quelques mètres sur la neige, mais elle est arrêtée par Marcel; cet incident nous fait enfin sortir de notre torpeur.
Au grand gendarme, nous hésitons sur la voie à suivre. Je ne sais si nous ne voyons pas bien clair, mais les traces nous paraissent d' une rareté excessive. Sans autre incident nous arrivons enfin sur la Wandfluh, le soleil est à présent de la partie, nous réchauffant et nous ramollissant à souhait. La différence de température est surprenante, on est étonné de la résistance du corps humain à ces altitudes, aucun de nous n' a éprouvé la moindre suite fâcheuse, même pas un rhume.
Par des couloirs et des vires — il n' y a que ça — nous descendons la face et arrivons sur le glacier. La neige y est molle et profonde, et nos jambes nous semblent de plomb. Il faut faire un grand effort pour sortir du perfide engourdissement qui nous envahit. A présent que les difficultés sont passées, il ne faut pas s' endormir dans une sécurité trompeuse, c' est souvent à ce moment qu' arrive l' accident. La marche par cette chaleur étouffante devient très pénible, et nos réserves d' énergie sont mises sérieusement à contribution pour nous sortir de ce labyrinthe de crevasses.
Enfin, voici la moraine!... la cabane Schönbühl avec sa gentille cuisinière n' est plus éloignée. Avant d' y parvenir, nous avons le désagrément d' être le point de mire d' une foule de promeneurs. Ils nous dévisagent indiscrètement, et à nos figures ravagées, à notre tenue plus que négligée ils devinent une partie de ce qui s' est passé. Nous entendons entre autres ces paroles: « Regarde ces alpinistes, comme ils sont fatigués, je n' arrive pas à comprendre ce qu' il vont chercher par là-haut? » — Ce qu' on va chercher là-haut?...
Bien des profanes ont déjà posé cette question. A première vue, la réponse paraît difficile. Les raisons sont nombreuses, et il est des choses qu' on ressent fortement, mais quand il s' agit de les exprimer... c' est autre chose. Il est difficile à qui ne porte en soi le sentiment de la montagne — le fameux microbe... d' arriver à nous comprendre. Bien des personnes nous reprochent d' y aller par vantardise, pour crâner, par bluff.
Cela est faux.
Jamais on ne se sent si petit, si faible que par une tempête, quand il faut se battre contre les éléments déchaînés, le vent qui cherche à nous emporter, les cristaux de glace qui nous burinent le visage, le froid qui nous engourdit progressivement. Ces moments-là nous amènent au contraire à l' humilité et nous font mesurer la petitesse de l' homme en face de la grandeur de la nature. La montagne pour les bluffeurs « ne rend pas ».
Un enthousiasme simulé ne résiste pas longtemps à ses dures fatigues de la montagne, elle n' est pas l' affaire des snobs.
L' explorateur norvégien Fridtjof Nansen disait: « II existe une force agissante et puissante: le désir de l' inconnu, l' appétit de l' aventure. » C' est ce goût de l' aventure qui est un des principaux secrets de l' attirance de la montagne.
Généralement, l' homme du XXe siècle a une activité toujours plus étroite, plus monotone — la récente découverte de la désintégration de l' atome promet de la rendre encore plus artificielle — qui exclut toujours davantage la fantaisie, l' initiative, l' aventure en un mot. Avec l' évolution de la technique, il arrive que ce n' est plus « l' homme et ses machines », mais « les machines et leurs hommes ». L' homme souvent ne commande plus, il est devenu un robot aux mouvements synchronisés servilement à ceux de la machine. A la montagne il peut prendre sa revanche sur la matière, et il en éprouve une grande satisfaction. C' est donc pour assouvir nos besoins ataviques de lutte que nous allons à la montagne. Elle nous fournit l' occasion d' exercer notre adresse, notre vigueur, notre endurance, notre volonté de surmonter l' obstacle. Plus l' escalade est dure et difficile, plus le grimpeur doit faire appel à toute son énergie, et plus il ressent une sorte d' harmonie résultant de l' équilibre rétabli entre ses forces physiques et psychiques. La montagne est donc un remède, une soupape à certains instincts primitifs dormant chez l' homme.