Une saison de faces glaciaires (1955)
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Une saison de faces glaciaires (1955)

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Avec 3 illustrations ( 145-147Par Adrien Voi Mat

Le Blümlisalphorn par la face nord Qu' on choisisse ses arêtes ou sa face nord, le Blümlisalphorn est une montagne où l'on a toujours un vif plaisir à retourner. Son nom - « Corne de l' Alpe aux fleurettes » - plaide peut-être en sa faveur par sa poésie.

Je l' ai gravr-maintes fois; néanmoins le désir d' y revenir reste intact. De par sa situation, son altitude, les difficultés de ses itinéraires, c' est une montagne presque idéale pour l' entraînement de transition roc et glace en début de saison.

Ce samedi 9 juillet ne fait pas exception à la règle des samedis de la saison 1955. Le temps est instable, et les touristes qui partent seulement par le beau fixe ne le marqueront certainement pas d' une pierre blanche! Nous sommes bien éloignés de la cabane que nous entrons déjà dans la bruine et le brouillard. Plus tard une petite pluie insistante vient encore attrister le paysage restreint de pierres sombres, dégoulinantes, et de neige livide. C' est à se demander ce que nous venons faire dans cette grisaille.

Très cordialement accueillis, comme de coutume, par le gardien Kilian Ogi, nous sentons renaître la confiance en notre étoile. Le plafond du brouillard s' abaisse progressivement et, finalement, nous assistons à un coucher de soleil d' une rare splendeur. Des troupeaux de cumulus, énormes moutons blancs, arrondissent leurs dos ondulés sur le Kiental et le Kandertal qu' ils cachent entièrement. Seuls les sommets émergent. Haut dans le ciel, s' étendant loin à l' horizon, des cirrus transparents flambent au soleil couchant. Selon leur épaisseur ils prennent toutes les nuances allant du blanc de l' argent en fusion au jaune lumineux et finissent par le rouge de plus en plus sombre. Au dessous, les sommets à contre-jour sont violacés, tandis que la chaîne de la Blümlisalp se teinte en rose. C' est féerique, et nous sommes comblés de joie. Ce spectacle, à lui seul, vaudrait plusieurs montées à la cabane.

L' aurore est la réplique inversée du crépuscule, dans des tons plus froids. Avec Maurice Brandt et mon épouse, nous allons nous hasarder dans notre première face glaciaire de l' année.

La face nord du Blümlisalphorn présente ( de la rimaye au sommet ) un dénivellement de 520 mètres et une pente moyenne de 45 degrés. Certains courts passages atteignent toutefois de 55 degrés. Une terrasse relativement grande, sous le sommet, a des pentes variant entre 30 et 40 degrés. Cette face fut gravie pour la première fois en 1924 par Amstutz, Richardet et Salvisberg; mais de la terrasse, pour éviter le goulet final, ils sortirent sur la gauche. La première intégrale fut faite dix ans plus tard, le 10 juin 1934, par O. Imobersteg ( seul ). Il qualifie les difficultés d' extrêmes. Depuis, cette face a été gravie plusieurs fois.

Une neige très profonde nous fait douter du succès de notre entreprise. Suivant les judicieux conseils d' Ogi, nous laissons les séracs à notre gauche, choisissant plus à l' ouest un passage où il n' a jamais vu d' avalanches de glace.

La pente se redresse progressivement, tandis que la couche de neige diminue d' épaisseur. Finalement il n' en reste que juste ce qu' il faut pour se dispenser de tailler. Nous progressons rapidement et atteignons la base d' un glacier suspendu barrant la face. La neige devient plus dure en surface. Un seul coup de la panne du piolet suffit pour nous faire une marche.

Par une traversée ascendante sur la gauche nous parvenons sur une grande chute de séracs. Sortant de l' ombre bleue, nous émergeons dans un éblouissement de lumière argentée. A chaque course ce sera une des joies les plus vives. Subitement tout se métamorphose. Les cristaux de neige, comme des myriades de diamants, scintillent au soleil. A chaque coup de piolet c' est un nouveau feu d' artifice éclatant sur le ciel bleu foncé. Souvent, il nous arrive de tailler pour le seul plaisir de voir gicler la neige et la glace en météores flamboyants. Plaisir aigu du petit matin, quand la glace est dure comme le verre, la neige pou-droyante, le soleil encore bas à l' horizon; quand l' esprit en éveil est encore avide de sensations et le corps sans fatigue.

D' ici notre trace vise directement le sommet. La pente, cassant tout à coup, forme un plateau glaciaire. Il est trop peu incliné à notre gré, car la neige devient très profonde, et nous enfonçons jusqu' aux hanches. Debout la progression est si pénible que nous nous couchons sur le ventre et rampons comme des phoques. De cette façon la neige porte et nous passons la dernière rimaye sans appréhension.

Subitement la pente se redresse et les conditions sont de nouveau excellentes. Par un goulet raide, nous parvenons à la rampe sommitale tout étonnés d' en être déjà là. Notre plus grand souci à présent est d' arriver avec précision au sommet tout proche. Pour une fois la visée est facile: en observant à gauche et à droite les arêtes, nous nous maintenons à une distance égale et dégressive. A la fin, nous pouvons toucher les arêtes des mains et posons, enchantés, le pied sur le point de jonction exact. Quel beau et parfait sommet quand on sort de la face nord! Nous en garderons un souvenir lumineux, de même que de toute la course - tant à la montée qu' à la descente -, et nous la referons avec joie à la prochaine occasion. Les conditions de la neige étant quasi parfaites -je n' en ai jamais rencontré de pareilles dans une face glaciaire - nos crampons sont restés dans nos sacs, corde de rappel et chevilles de même.

Trois cordées qui ont fait la traversée par les arêtes se restaurent au sommet. Nous les imitons en contemplant le paysage qui s' est offert, limite au loin par les Alpes valaisannes...

Le moment le plus impressionnant de la course approche. C' est celui où, quittant le havre paisible du sommet, on se lance dans le vide d' une pente raide. J' ai éprouvé le même sentiment comme élève pilote avant de prendre le vol, ou encore, mais naturellement à un degré bien moindre, avant de me jeter à l' eau dans un lac apparemment glacé. Bien sûr, on désire cette aventure, on se sent parfaitement d' aplomb sur ses jambes, mais une certaine tension d' esprit, une contraction de l' estomac, une sorte d' étreinte désagréable vous refoulent vers le haut. Le mieux est d' y aller dare-dare sans hésiter. Après quelques mètres, il y a comme un déclic, subitement on se sent à l' aise, tout à la joie de s' enfoncer sans effort dans le blanc immatériel de l' abîme. On a aussi le contentement d' une victoire morale, du raisonnement sur l' instinct de conservation. Cette impression du grand départ s' atténue d' ailleurs beaucoup après un certain nombre de descentes. A ceux qui la redoutent, je con- seule de s' occuper l' esprit à quelque chose d' autre jusqu' au dernier moment, et alors ça ira beaucoup plus facilement! A la montée nous faisons intentionnellement les marches du tracé pas trop éloignées l' une de l' autre, de façon à faciliter la descente.

Face au vide, enfonçant un peu de neige avec le talon pour combler le fond et agrandir la marche vers le haut, il n' y a qu' à suivre le tracé. C' est magnifique. Quant la pente devient trop raide, les marches, même ainsi transformées, ont une base trop petite pour supporter notre poids; alors nous nous retournons face à la montagne et marchons à reculons. Rapidement nous atteignons le plateau et amorçons la descente sur les séracs. C' est le tronçon le plus dangereux. La pente est raide et paraît d' ici en auvent s' abîmant dans le grand sérac. Une glissade serait fatale: on n' aurait pas le temps de se reprendre avant la chute verticale.

De ce perchoir nous apercevons une foule de touristes sur le glacier, au pied de la Weisse Frau. Ils sont assis sur la neige ou debout et immobiles, paraissant nous regarder avec un visible intérêt. Puis un homme seul apparaît avec une luge de secours et marche dans notre direction. Que se passe-t-il?... Peinant dans la neige profonde il avance péniblement, traînant son fardeau. S' étant suffisamment rapproché, il lance des appels et fait des signes. Reconnaissant le guide-gardien Ogi, nous pensons qu' il vient nous avertir de rebrousser chemin. Nous avons été souvent témoins de son dévouement pour des touristes en danger. Serions-nous dans ce cas? Nous interrompons notre descente et attendons. Mais Kilian poursuit son calvaire en faisant des pauses de plus en plus fréquentes: il se fatigue visiblement. Comme il passe à l' aplomb sans s' arrêter, nous en déduisons que la luge de secours est pour d' autres que pour nous. Alors Maurice se met dans une colère bleue contre les alpinistes-spectateurs. C' est la première fois qu' il voit pareille égoïsme se manifester en montagne, où la solidarité devrait faire loi. Que ces pseudo-alpinistes ne veuillent pas bouger le petit doigt pour nous, nous le comprenons, et c' est leur droit. Ils nous considèrent comme des fous, candidats au suicide. Ainsi, nous n' attendons d' eux aucun secours, et nous prenons consciemment nos risques. Mais qu' ils refusent leur aide à des touristes comme eux, victimes d' un accident sur une voie ordinaire, cela est inconcevable. Ni le train à prendre, n l' inexpérience ne sont des excuses, surtout sur un glacier sans grands risques, et sous la conduite d' un guide! Il n' y a pas de mots pour qualifier ces alpinistes dénaturés.

Reprenant notre descente, nous atteignons rapidement le glacier. Les bonnes conditions nous ont permis de faire la montée en cinq heures et demie, et cette première descente en deux heures!

... Avec un dévouement admirable, à reculons, Ogi descend péniblement du col, chevauché par le blessé. Ce dernier ( un très bon touriste ) avait bien prudemment fait la trace pour la traversée des trois sommets. La fatalité voulut qu' il glissât sur les dalles à la descente de l' arête, et fit avec son camarade - heureusement indemne - une chute de près de deux cents mètres.

Le retour à la cabane fut supporté stoïquement par le blessé, malgré une lourde pluie. Profitant d' une éclaircie, le pilote Geiger vint évacuer le blessé, lui épargnant une pénible et longue descente. On ne peut s' empêcher de comparer d' une part le comportement et les risques que prennent délibérément Ogi et Geiger, et de l' autre l' écœurant manque de camaraderie de soi-disant alpinistes.

Ebnefluh face nord Mon camarade Brandt ayant décrit cette course dans Les Alpes ( octobre 1955 ) mieux que je ne l' aurais fait moi-même, je renvoie le lecteur à son récit. Qu' on me permette cependant d' ajouter quelques souvenirs et impressions d' une ascension qui, à certains points de vue, fut pour moi une course unique.

Cabane du Rottal.... Du sommeil encore plein les yeux, nous vaquons dans la pénombre jaunâtre de la cuisine aux préparatifs du déjeuner et du départ. Aussi invraisemblable que cela soit à cette heure, dans un coin sombre, sur des manches de piolets, des miroitements réussissent à attirer mon attention. Première surprise: c' est la première fois que je vois sur des piolets étrangers les anneaux d' arrêt remplacés par de petites butées comme celles que j' ai préconisées dans cette revue. Il y a passé dix ans que nous les employons avec succès, et malgré mon article dans Les Alpes, les anneaux me paraissent devenir toujours plus volumineux et fixes encore plus bas, si bien que, si ça continue, on pourra avantageusement remplacer le piolet par un bâton de ski! Ce sera plus léger, et il ne s' enfoncera pas dans la neige, puisque c' est cela qu' on semble rechercher. Quant à l' assu... j' aime mieux n' être pas chargé moi-même d' arrêter les glissades! Cette remarque démontre-t-elle l' inutilité des articles de revue?

Prenant délicatement ces deux merles blancs pour voir comment sont faites les butées d' arrêt ( deux vis à tête lenticulaire ), une deuxième et très agréable surprise me saute aux yeux. Sur les piolets sont graves les deux noms célèbres de Reiss et Reist. ( J' apprendrai plus tard que Luchsinger les accompagne. ) Cela me console un peu: je me dis que la qualité remplace la quantité. Le résultat est donc satisfaisant.

Graduellement le pressentiment d' une troisième surprise s' insinue en moi. Peu avant notre départ, trois touristes descendent à la cuisine. Au bout d' un moment le petit Reist s' enquiert, après que je lui ai demandé si ces piolets sont les leurs ( donc pour nous, in petto, s' ils sont les hommes portant ces noms ):

- Vous allez à la Jungfrau?

- Non, à l' Ebnefiuh.

- Par l' arête nord?

- Non, plus à droite.

- Nous aussi!...

- Cela va bien, on s' aidera.

Le grand Reiss n' a pas l' air enchanté, il nous regarde - surtout Rose - d' un air soupçonneux. Moi non plus, je ne suis pas à l' aise!

Sentir derrière nous une des plus fameuses cordées actuelles m' excite, alors que d' habi je dors encore jusqu' à la rimaye! C' est une coïncidence extraordinaire que deux cordées se trouvent réunies dans cette face qui n' a plus été refaite depuis de nombreuses années. Comme c' est la seule fois que nous rencontrons une autre cordée dans une face glaciaire, je suis intrigué de connaître la mentalité d' une cordée en rapport avec l' autre. J' appréhende un certain individualisme, une certaine rivalité comme il s' en manifeste généralement dans le rocher. Ici ce serait très dangereux, en incitant à négliger la prudence pour gagner du temps.

Heureusement ce n' est pas le cas. Je crois que, comme nous travaillons l' un pour l' autre à créer notre trace, il se forge rapidement un lien de solidarité transformant nos deux cordées en une équipe. L' amorçage du contact est instantané. Il est grandement facilité par Reist qui ressemble physiquement à notre ami Inäbnit. D' emblée entre nous d' obscures affinités s' établissent. Le plus beau des sentiments que nous puissions éprouver en montagne se fait jour: la camaraderie. Au sommet nous faisons ce que nous n' aurions pas fait lors d' une course sur le rocher. Nous invitons nos camarades à partager avec nous le plaisir de la première descente de cette face nord. Et le dialogue de la cabane se répète:

- Vous descendez sur Hollandia?

- Non, sur le Rottal.

- Par l' arête nord?

- Par où nous venons de monter, voulez-vous venir avec nous?...

Nos trois compagnons se regardent sans mot dire, visiblement stupéfaits. Puis ils nous regardent - surtout Rose -, se demandant si... si le soleil ne nous a pas « dérangés »! Leur hésitation à nous suivre nous surprend au plus haut point. Je leur explique alors mon procédé de descente, ce qui ne les décide encore qu' à moitié. C' est à présent seulement que je les comprends. A leur place nous aurions fait au moins comme eux: prudence!

Quand on a l' occasion de partir pour l' Everest et le Lhotse, il ne faut pas faire de bêtise, hein?

... Dès qu' ils furent habitués au vide et eurent pris confiance en notre attirail, ils laissèrent visiblement éclater leur joie. C' est à Reist, assis devant la cabane du Rottal, que je laisse résumer cette magnifique journée.

« Das isch wieder einisch a Suntig gsi!... » Pointe de Zinal face nord Faire de grands projets, c' est la chose la plus agréable que je connaisse. L' esprit, avec une légèreté immatérielle, bondit d' une montagne à une autre. Il parcourt les itinéraires les plus hardis, les plus vastes, les plus beaux, sans fatigue, et sous un ciel immuablement bleu, par conditions et température idéales.

Du rêve à la réalité il y a un pas... qu' on ne peut pas toujours franchir. Il faut souvent compter avec un déchet! Pour la première fois, nos projets de vacances passèrent intégralement au déchet: aucune course prévue ne fut réalisée! Nous avions vu une grande paroi, puis de grandes arêtes... Les arêtes étaient encombrées de neige fraîche, quant à la paroi, mieux vaut n' en pas parler!... Entre elle et nous, ce fut une joute de patience, commencée en 1935. Sa défense fut généralement le mauvais temps. De guerre lasse, à deux reprises je lui sacrifiai, après un bon entraînement, la dernière semaine de mes vacances, sans autre résultat que d' attirer la pluie et l' orage.

Cette année nous nous rendons à pied d' oeuvre au début de nos vacances. Nous nous sommes bien entraînés pour augmenter nos chances... Hélas! La pluie, comme il fallait s' y attendre, est fidèlement venue, elle aussi, au rendez-vous de cette paroi diabolique. En même temps, comme si nous n' avions pas encore compris, une pierre ouvre malencontreusement un genoux à Maurice. La pluie qui tambourine sur notre tente, le brouillard traînant sur les montagnes, et notre camarade recousu mais handicapé pour quatre semaines, nous font finalement déserter cette région.

Où aller si ce n' est à notre bon « vieux » Mountet? La majestueuse couronne qui l' en offre suffisamment de voies intéressantes pour y aller sans projet défini. La montée à la cabane se fait par pluie et brouillard; c' est agréable, car nous sommes lourdement charges. Chemin faisant nous rencontrons une foule de touristes qui redescendent dégoûtés.

Enfin!... Après deux jours encore de mauvais temps, le ciel se découvre et l' espoir est permis.

L' aube du 30 juillet nous trouve sur le Glacier du Mountet. Un des touristes allant au Grand Cornier donne la juste définition du jour qui naît: « C' est un vrai temps à face nord. » Il est regrettable que les conditions de la neige ne lui ressemblent pas! Remonter le Glacier Durand est une longue corvée: nous enfonçons jusqu' aux genoux. Au début cela va assez bien: les yeux tout bouffis de sommeil et les idées confuses, nous marchons comme des automates. Mais la montée le long du Roc Noir nous réveille complètement. Je laisse à Rose la corvée de faire la trace, me réservant pour la face.

Parvenus sur le plateau au-dessus du Roc Noir, nous avons la face nord de la Pointe de Zinal devant nous. Nous pouvons à loisir choisir notre itinéraire: il est simple et consiste à s' élever à peu près à la verticale jusqu' au sommet.

D' ici, la face a cet air débonnaire et trompeur de toutes les pentes vues en raccourci. Nous ne nous y laissons pas prendre, et nous nous gardons d' espoirs prématurés. Les rochers sommitaux très raides sont plâtrés de neige, et la deuxième inconnue est la quantité de neige qui encombre la face. En 1943, en compagnie de Rose également, nous avions été contraints d' abandonner cette ascension à cause de la neige trop abondante et d' atteindre le sommet par le Col Durand et l' arête NE.

Cette face fut gravie pour la première fois par E.R. Blanchet avec son fameux guide Kaspar Mooser le 3 août 1926, et refaite plusieurs fois depuis. Elle se compose de quatre parties distinctes: les deux tiers inférieurs, complètement glaciaires, sont suivis d' un plateau neigeux et facile; une seconde rimaye sépare ce dernier d' une courte pente neigeuse suivie elle-même de l' escarpement rocheux sommital. De la rimaye, cette face mesure 450 mètres de dénivellement et sa pente moyenne n' est que de 42 degrés: mais c' est le plateau relativement grand qui diminue la moyenne, certains tronçons étant ailleurs surplombants.

Encombrée de neige, la rimaye n' oppose aucune difficulté.

Sur la pente assez raide qui lui succède, la neige est moins profonde, mais comme elle est poudreuse, il faut la déblayer avant de faire des marches. A notre droite, sur la Dent Blanche, le soleil provoque sans interruption des avalanches dont le tumulte augmente encore la sauvagerie de ce sublime paysage. Nulle part un tracé ou un signe de vie; c' est la grande solitude au sein de la nature minérale brute. Mais pour la voir, véritablement, il en va comme de toute chose: il faut la regarder avec amour. Sous le bleu noir du ciel, où éclate le scintillement des glaciers, on se sent lentement pénétrer par rame sauvage de la montagne, jusqu' à se confondre avec elle. Est-ce un bien-être physique? Une stimulation du psychisme sous l' effet d' une pression diminuée ou d' un oxygène raréfié? Quel est le rôle des rayons ultraviolets, infrarouges ou même cosmiques, moins filtrés, plus abondants? Cette euphorie, que nous recherchons comme un alcool, va-t-elle, poussée plus loin, jusqu' à s' iden au mal de montagne? Mystère de notre corps, ou de notre esprit, on ne peut savoir de quoi est faite notre passion des hautes cimes.

Evaluant notre progression en prenant le Col de Zinal comme repère, nous évitons heureusement les grandes crevasses qui ne sont pas pontées. En atteignant le niveau du plateau, nous voyons qu' une grande crevasse nous en sépare. La convexitée qui précède le plateau supérieur est généralement la grande difficulté glaciaire de cette face. L' inclinaison de la pente change brusquement et provoque dans l' écoulement glaciaire soit une seconde crevasse, soit une zone transversale d' effondrement barrant la face. A notre gauche, la lèvre inférieure de la crevasse s' étant effondrée, nous descendons sur ses débris et nous nous trouvons au pied du mur de glace. Une lame surplombante et ascendante va nous faire gagner, par un pont aérien sur un vide de vingt mètres, la lèvre supérieure et le plateau. Taillant des prises profondes pour les mains, à la deuxième tentative nous passons laborieusement le surplomb sans secours artificiel. Vient le parcours ascendant d' une quinzaine de mètres sur la lame effilée, où Fon taille des marches; enfin nous nous risquons sur le pont... qui tient, malgré que le piolet passe au travers.

Le plateau se laisse traverser facilement, mais la marche dans la haute neige est labo- rieuse. Enfin la pente se redresse et après la seconde rimaye, la neige poudreuse diminue de plus en plus. Les rochers sont dissimulés sous une gangue de neige poudreuse recouvrant du verglas. Nous gardons nos crampons et cherchons les petits plans de neige. Le rocher fauve sur la droite nous attire, mais... il conduit sur l' arête, et c' est au sommet que nous voulons émerger. De même, par la gauche, il serait facile de s' en sortir en gagnant l' arête nord-est; mais il serait vraiment dommage de gâcher la course près du but. Donc, continuons verticalement.

Nous sommes surpris de la faculté que nous avons de deviner les prises sous la neige; ce n' est que rarement que nous déblayons en vain. Cela va bien mieux que l' apparence ne le laissait supposer, et nous progressons assez rapidement dans ces rochers très raides et délités. Ces mauvaises conditions augmentent l' attrait de cette course. Quand nous étions débutants, nous évitions le plus possible la neige et la glace, et présent nous la recherchons si le rocher est mauvais - ce qui est généralement le cas dans les faces semi-rocheuses. Une course de ce genre est une course complète, car on met à contribution toutes ses connaissances et toutes ses forces physiques. Techniquement, ces courses semi-rocheuses demandent des connaissances plus étendues que les courses exclusivement rocheuses ou glaciaires. Un varappeur est à l' aise dans une paroi rocheuse. Un alpiniste est généralement un varappeur évolué qui sait plus ou moins bien tailler pendant un certain temps. Ces courses semi-rocheuses lui conviennent parfaitement, l' effort physique étant moins long et moins localisé. En outre, les rochers ou les îlots rocheux rompant l' uniformité de la pente, elle devient moins vertigineuse, on a l' illusion d' avoir des points fixes, du solide à quoi se raccrocher. Les faces entièrement glaciaires, par contre, pour un alpiniste sachant tailler sans fatigue excessive, offrent psychologiquement le maximum de joie. Rien n' arrête le regard, c' est la jouissance du grand vide et l' ivresse qu' il procure. En outre il donne la satisfaction morale d' avoir intégralement créé sa voie à la force de ses bras. C' est le meilleur remède que je connaisse contre le complexe d' infériorité...

Subitement nous émergeons au soleil et au sommet. Le rocher est bien chaud et bien sec, quel contraste! Devant un panorama grandiose nous nous étalons comme des lézards, puis nous nous restaurons longuement, en refaisant par la pensée les nombreux sommets paradant autour de nous. Puis il faut à regret songer à la descente! L' itinéraire du Col Durand nous tente, mais notre trace est là, qui nous attend. Nous aidant de la double corde passée sur un rocher, nous nous replongeons dans l' ombre et le froid de la face nord. Quelques blocs saillants nous permettent de renouveler la manœuvre. Arrivés sur la pente de glace, deux ou trois chevilles remplacent les blocs, puis l' inclinaison de la pente nous permet de descendre dans la trace sans corde fixe. A la descente, le plateau est vite retraversé. Pour le mur de glace, hélas, il n' en va pas de même. Nous n' avons que notre corde de caravane de trente mètres, et les bouts flottent dans le vide. Nous devons nous hasarder encore une fois, précautionneusement, sur le frêle pont de neige, et descendons en équilibristes sur le fil de la lame de glace. A grands coups de piolets, nous rabattons l' extrémité d' un bon mètre, ainsi que la partie surplombante. Chevilles, double corde, et nos marches du matin nous permettent d' atteindre aisément le fond de la crevasse. D' ici nous descendons rapidement dans notre trace consolidée par la fonte et regagnons la cabane, laborieusement, dans la neige fondante.

La première descente nous a pris trois heures. Nous en avons mis sept et demie pour la montée.A suivre )

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