Villars-Chésières et les Alpes Vaudoises
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Villars-Chésières et les Alpes Vaudoises

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Villars-Chésières et les Alpes Vaudoises Discours d' ouverture de la fête du Club Alpin Suisse.

Eugène Rambert ( Section des Diablerets).1 )

Par Messieurs et chers collègues, Si vous voulez bien me le permettre, je suivrai l' exemple que nous donnait, il y a un an, l' honorable landamman Mulieim, notre dernier président de fête. Parlant à Altorf, dans le canton d' Uri, il nous a parlé d' Altorf et du canton d' Uri. Parlant à Villars-Chésières, dans les Alpes vaudoises, je vous parlerai de Villars-Chésières et des Alpes vaudoises.

Je suppose, messieurs, que vous soyez appelés à délibérer sur cette question: „ Qu' y a-t-il de plus beau dans les Alpes suissesCombien, dans cette assemblée, y serait-il fait de réponses? Autant, peut-être, qu' elle compte de membres; autant, du moins, que les Alpes suisses comptent de chaînes ou de groupes distincts.

„ La question est jugée, penseraient nos amis d' Interlaken, de Thoune et de Berne; ce qu' il y a de plus beau dans les Alpes suisses, ce sont les Alpes bernoises. Après la Jungfrau, tirez le rideau. " Ils se borneraient sans doute, par politesse, à le murmurer à voix basse; mais si l' un d' eux, par hasard, s' échap à le dire à haute voix, figurez-vous le charivari des prétentions opposées.Ces Bernois sont plaisants, répondraient en chœur les enfants du Valais. Et le Mont-Rose, que vous en semble? Et le Cervin, et le cirque des Mischabel, et le Weisshorn, et le Combin, et le glacier d' Aletsch? Où y a-t-il un second glacier d' Aletschün moment! s' écrierait la délégation de Lucerne; la beauté des montagnes ne se mesure pas à leur altitude. Avant de vous décerner la palme, trouvez une vue qui vaille celle du Pilate.Ou plutôt du Mythen ", ne manquerait pas d' ajouter quelque vieux Suisse de Schwytz.Messieurs, gronderait le taureau d' Uri, la gloire du lac des Quatre-Cantons, c' est le golfe d' Uri et l' Urirothstock bien sûr, objecteraient nos confédérés de Glaris, que l' Uriroth l' emporte sur le Glärnisch et que le lac d' Uri soit plus pittoresque que celui de WallenstadtSur quoi, les guides grisons, souriant dans leur barbe, se diraient les uns aux autres: „ Et l' Engadine, qu' en font-ils? Ces enfants n' ont vu ni le Morteratsch, ni 1 » Rosegg, ni même le Splügen et la Via-Mala.Jou-eh! riposteraient en iodlant tous les vachers de F Appenzell, ce qu' il y a de plus beau dans les Alpes suisses, c' est le pâturage vert au pied du Hoch-Säntis Jou-eh! ce qu' il y a de plus beau dans les Alpes suisses, c' est la Meglisalp et le Seealpsee !"

Comment faire pour accorder tous ces amours-propres, qu' exalte un légitime patriotisme? Eh, messieurs, rien de plus simple. Nous ne dirons pas: „ La Jungfrau est ce qu' il y a de plus beau dans les Alpes suissesmais seulement: „ Il n' y a rien dans les Alpes suisses qui soit plus beau que la Jungfrau. " Et ainsi du Mont-Rose, du Pilate, du Mythen, de l' Urirothstock, du Glärnisch, du Morteratsch et du vert pâturage au pied du Hoch-Säntis. Chacune de ces .belles choses a sa beauté particulière. On peut préférer l' une à l' autre; les goûts sont libres. Mais un esprit ouvert, accessible à des impressions variées, comprendra, s' il ne les partage pas, toutes ces préférences. Chacune peut se justifier; chacune répond à une certaine manière de sentir.

Si c' est dans cet esprit de largeur que l'on in-stitue des comparaisons, nous demandons, nous autres Vaudois, à être admis au concours, et nous disons qu' il n' y a rien dans les Alpes suisses qui efface le spectacle que vous avez sous les yeux.

Permettez-moi, messieurs, au moment où j' ai l' hon d' ouvrir la XXIe assemblée générale de notre Club alpin, d' essayer de vous dire ce qui, selon nous, justifie cette prétention.

Le spectacle que vous avez sous les yeux. Mais, vous en avez plusieurs.

A l' est, s' élancent les Diablerets, qu' on verrait mieux à quelques pas d' ici: ils ont, vous le savez, donné leur nom à notre section vaudoise.Vers le nord, s' abaissent des croupes boisées et des prairies aussi vertes que les pâturages du Hoch-Säntis: gracieux premier plan, par delà lequel, si nous nous élevions un peu, nous verrions apparaître les bleus horizons du Léman. A l' ouest, la plaine du Rhône, avec la longue muraille crénelée qui sert de frontière entre la Savoie et le Valais; au sud, enfin, le nid de verdure on se cache le village de Bex, puis le défilé de St-Maurice, entre la Dent du Midi et la Dent de Morcles, appuyée du Muveran, et dans l' entre, au fond, de hauts sommets glaciaires.

Voilà quatre tableaux distincts. Nous parlerons du dernier seulement.

„ Mais, dira-t-on, vous dépassez déjà les limites des Alpes vaudoises. Une partie de ce tableau appartient à la France; une autre partie, considérable, au canton du Valais. "

Vous m' autoriserez, messieurs, à ne point me laisser arrêter par cette objection. Voir, c' est avoir, a dit le poète. Comment parler d' une montagne sans parler de la vue dont elle jouit? D' ailleurs, nos amis du Valais sont la complaisance même: ils nous prêteront bien, pour un moment, leur merveilleuse Dent du Midi. Politiquement, elle n' est pas vaudoise; mais le Club alpin ne fait pas de politique. Qui de nous, en présence de montagnes dont le groupe forme un 26 tableau si harmonieux, songerait à demander si les bergers qui y ont leurs chalets relèvent tous de la même administration cantonale? La Dent du Midi est inséparable du lac Léman, que, de Vevey et de Montreux, elle encadre si bien; surtout elle est inséparable de la Dent de Mordes, son vis-à-vis, sa sœur et sa rivale. N' ayons pas de vains scrupules: prenons ensemble ce qui va ensemble.

BLes principaux groupes des Alpes, disons-nous,, ont chacun leur beauté particulière, qu' on retrouve flans la plupart des sites qu' ils offrent à notre admiration. Nous appliquons ce principe au tableau que nous considérons, et nous demandons quels err sont les traits distinctifs.

Il y en aurait plusieurs à noter, et nous ne songeons point à en faire une enumeration complète. Mais le premier, le plus caractéristique, c' est cette brèche, à deux pas de nous, entre la Dent de Mordes et la Dent du Midi, la grande brèche de St-Maurice.

Rien de plus commun que des brèches plus on moins profondes pratiquées dans les murailles des Alpes. Il y en a autant que de cols; il y en a bien davantage, car, sans parler des petites coupures auxquelles on ne donne pas le nom de cols, mais qui n' en sont pas moins des broches, on peut dire que toutes les vallées latérales — par quoi il faut entendre toutes les vallées qui coupent transversalement les assises de la montagne, comme celle de l' Aar dans l' Ober, de la Reuss dans le canton d' Uri, de la Linth dans le canton de Claris, du Ehin dans le Rheinthal — ne sont guère formées que par une succession de brèches analogues. Mais aucune n' atteint à la puissance de celle de St-Maurice. La brèche de St-Maurice coupe jusqu' à la base, jusqu' à la racine même de la montagne, une des principales chaînes des Alpes suisses, la seconde en importance, celle qui du Grimsel et du Finsteraarhorn se continue sans interruption jusqu' au Buet et par delà. Elle la coupe, de Martigny à Massongex, sur une longueur d' environ 20 kilomètres, entre des sommets dont l' altitude varie de 3000 mètres, ou peu s' en faut, à 3200 et davantage, ce qui lui permet d' atteindre à une profondeur de 2800 mètres. Il n' existe rien de pareil sur aucun autre point des Alpes suisses. La gorge du Rhin entre Reichenau et Ragatz, la plus considérable après celle-ci, ne mesure que 2250 mètres de profondeur maximum, ce qui constitue en faveur de celle du Rhône une différence de 550 mètres.

Cette différence est grande; mais elle est encore augmentée, pour l' effet, par la configuration des montagnes entre lesquelles l' ouverture a été pratiquée. Ici, malgré certaines complications dont nous dirons un mot plus tard, le phénomène est simple. On voit, du premier coup, qu' il s agit d' une brèche, et de rien autre. L' imagination n' a aucune peine à combler le vide et à reconstituer la muraille primitive. Tout l' y invite, au contraire. Les assises de la Dent du Midi continuent celles de la Dent de Mordes. Ce sont les mêmes roches, superposées ou juxtaposées de la même manière, et pour les points de repère les plus importants, les niveaux sont à peu près les mêmes.

K)4Einjhie Eiiinhert.

A Coire, il faut une étude pour comprendre la possibilité d' un raccordement, d' une continuité entre les parois unies du Calanda et les montagnes moins élevées, aux musses irréguliôres, qui leur servent de vis-à-vis. Les savants seuls s' en rendent compte. La simplicité de l' effet contribue pour une grande part à rendre la brèche de St-Maurice beaucoup plus imposante que ne l' est celle du Rhin à sa sortie des ( Irisons. Il semple qu' un des géants de la fable, un Roland titanesque, ait pourfendu la montagne de deux coups de sa Durandal, l' un de droite, l' autre de gauche, et que les choses, dès lors, soient demeurées en l' état. Hier encore la muraille était intacte, et l' épée doit être chaude des coups qu' elle a frappés.

Si j' ai nommé Roland, c' est qu' il n' y a pas, dans la fable, de plus illustre pourfendeur de granit. D' ailleurs, les populations de Bex, de St-Maurice, de Villars, n' en ont guère ouï parler, non plus que de lioncevaux et de l' archevêque Turpin. Un autre géant leur est plus familier, Gargantua, dont Rabelais nous a donné de si mirifiques nouvelles. Gargantua est le géant populaire, parce que c' est le géant bonhomme. Sa première épée fut de, bois, dit Rabelais. La légende de ce pays-ci ne lui attribue aucune épée, mais bien une hotte. C' est lui qui a bâti ces montagnes, et sa hotte lui servait au transport des matériaux. Malheureusement, elle avait un trou. A chaque halte qu' il faisait, d' autres disent à chaque pas, il en coulait quelque peu de terre, ou même de petits cailloux. Ainsi se sont formées les bosses qui acci-dentent la plaine du Rhône: les collines du Montet, de uuiii, de Charpigny et de St-Triphon. Co. sont autant de petits cailloux tombés de la hotte de Gargantua. Puisqu' il avait une hotte, il avait aussi une pelle sans doute, et s' il bâtissait des montagnes, rien ne pouvait l' empêcher de les détruire au besoin. C' est donc à lui, selon toute probabilité, que nous devons la brèche de St-Maurice. Dans un moment d' humeur, il aura, d' un coup de sa pelle, renversé sur un point la muraille qu' il venait d' édifier.

La géologie a changé tout cela; mais c' est encore à un géant qu' elle attribue la coupure de St-Maurice. Ce géant, vous l' avez vu et le verrez de partout, hier, aujourd'hui, demain; il est toujours là, travaillant sans relâche: c' est le Rhône.

Le Rhône n' est que le second de nos fleuves; il n' a ni le volume du Rhin ni la longueur de son cours; mais il est le premier de nos torrents. En amont do St-Maurice, il bataille encore, ou plutôt il bataille de nouveau, en vrai fils des Alpes, se frayant un chemin au travers des éboulements du Bois-Noir, de ces éboulements qui, tombés à plusieurs reprises du sommet même de la Dent du Midi, opposent encore à son passage la barrière de leurs blocs accumulés. Le Rhin n' a rien de pareil, à moins qu' on ne remonte jusqu' aux environs de Flims et d' Ilanz, où il est loin d' égaler le Rhône au débouché du Valais. Le Rhône du Bois-Noir est le torrent monstre, le torrent géant, et par là se confirme une règle admise par les géologues, savoir que, toutes choses égales d' ailleurs, les plus grandes vallées correspondent aux cours d' eau les plus forts, et vice-versa. L' œuvre accomplie est en raison de l' énergie de travail que peut déployer l' ouvrier.

Je ne voudrais pas, me parant d' un savoir d' em, entreprendre de raconter ici l' histoire de cette vallée. Mais il suffit de ce premier jour ouvert sur un passé lointain pour que, déjà, d' inévitables questions se posent devant nous.

Cet ouvrier a-t-il toujours été ce qu' il est jourd' hui? A-t-il toujours travaillé comme il fait en ce moment? Légitime et embarrassante curiosité. Bornons-nous à ce qui est indispensable pour guider l' imagination. Une fois sur la voie, elle achèvera sans peine l' esquisse que nous ne pouvons qu' é.

Dans la vraie géologie, celle de la science, les plus grandes choses ont de faibles commencements. C' est le contraire de ce qui arrive dans la géologie de la légende.

Gargantua naquit géant. Rabelais nous apprend que, pour sa première robe, il fallut neuf mille six cents aunes de velours bleu cramoisi, tout porfile d' or; plus, pour la ceinture, un ruban de serge de soie, moitié bleu, moitié blanc, long de trois cents aunes et demie et large en proportion. Nos amis de Bâle n' ouvrent pas de grands yeux en entendant des chiffres pareils? Quelle commande, et combien il est dommage, pour leurs fabriques. que la race de Gargantua ait disparu de la terre!

Ce n' est pas ainsi que viennent au monde les géants de la science: ils commencent par être des enfants, de tout petits enfants. Le Rhône n' a pas fait exception. Sa première robe, ou plus exactement son premier berceau, fut une humble rigole, pareille à celles que nos garçons s' amusent à creuser dans le sable, sur la grève des lacs. C' était, je suppose, près des rivages du Léman, ou de la mer qui en tenait lieu, c'est-à-dire près de la ligne où viennent à se rencontrer les masses calcaires des Alpes et les molasses du Jorat. Par le travail de l' eau, la rigole s' approfondit et s' allongea d' aval en amont. C' est la règle. Le point où un fleuve a pris naissance est le plus souvent à l' opposite de celui où il prend sa source. Il y eut un temps où le ruisselet, devenu torrent, tombait des hauts plateaux qui, sculptés par le travail des siècles; devaient prendre la figure de « imes détachées et porter les noms de Dent de Morcles ou de Dent du Midi. Plus tard, le Rhône naquit dans la région de Martigny, puis dans celle du St-Bernard et du Combin. Ce que nos cartes nomment la Dranse fut le Rhône primitif, de même que le Rhin du Splügen est le premier-né des Rhins.

Tout en s' allongeant et reculant, le bassin du fleuve se ramifia. Des vallées longitudinales, c'est-à-dire parallèles aux assises des Alpes, se formèrent à l' est et à l' ouest de la vallée-mère, où elles aboutissaient à angle droit, s' allongeant aussi d' aval en amont. L' une d' elles ayant rencontré un sol plus favorable son rapide développement a formé le Valais. L' accident secondaire a fini par être plus considérable que le fait principal. Le Rhône-Rhône a pris le pas sur le Rhône-Dranse. L' affluent est maintenant le tleuve. Même aventure est arrivée au Rhin, dont l' histoire offre des concordances si frappantes avec celle du Rhône. Ils ont grandi parallèlement, l' un à l' orient, l' autre à l' occident de la Suisse, jusqu' à devenir ce qu' ils sont devenus. Combien y a-t-il fallu de siècles, ou de siècles de siècles? Ces choses-là ne sauraient s' évaluer. Tout ce qu' on peut dire, c' est ( {lie, s' il est vrai que les vallées grandissent avec le temps, le Rhône et le Rhin ne peuvent être que les plus anciens de nos torrents ou de nos fleuves, non moins vénérables par l' âge qu' imposants par le volume de leurs eaux et l' immensité du travail accompli.

« Le premier trait distinctif du paysage alpestre que vous avez sous les yeux consiste donc en ceci, qu' il a pour centre la plus considérable des brèches alpines, formée par le plus considérable de nos torrents.

A la profondeur de la gorge correspond l' élance des cimes.

Je ne sais si vous vous en rendez bien compte, messieurs; mais on ne rencontre guère en Suisse de pareils mouvements de terrain. Beaucoup de montagnes, dans le Valais, dans les Grisons, dans le canton de Berne, sont plus élevées au-dessus de la mer que ne l' est la Dent du Midi; mais il y en a fort peu dont le faîte soit plus élevé relativement à la base, fort peu qui dominent la plaine de plus haut et de plus près.

Nos sommités les plus avancées ont de 1800 m, comme le Rigi, à 2500 m, comme le Hoch-Säntis, si cher aux Appenzellois, ce qui donne une projection verticale de 1400 à 2000 m. Plus en arrière, quelques sommets, encore très en vue, au débouché des grandes vallées, atteignent ou dépassent 2400 m d' altitude relative: le Glärnisch 2420, l' Urirothstock 2495. Ces deux montagnes ont beaucoup de rapports avec la Dent du Midi, soit pour la position, soit pour les proportions, soit même pour la forme; mais la hauteur relative de la Dent du Midi est de 2855 m, ce qui constitue une différence d' environ 400 m.

Ces chiffres pourraient être contestés. Ce sont les plus récents qu' on ait, ceux qui méritent le plus de confiance, grâce à l' exactitude des derniers travaux exécutés. Dans la première édition de la carte Dufour, on donnait à la Dent du Midi 3185 m au-dessus de la mer. Plus tard, elle en a eu 3283. Un écart aussi considérable suppose une faute de lecture. Le chiffre vrai était probablement le second; mais une dernière revision l' a quelque peu réduit. Dans la carte au 5011000, feuille de St-Maurice, qui paraîtra prochainement et dont le Bureau topographique a bien voulu me communiquer une épreuve, la Dent du Midi est cotée à 3260 m, restant ainsi la plus haute des sommités que nous avons en vue, aux premiers plans, à partir des Diablerets ( 3246 ) jusqu' à la Tour Sallière ( 3227 ). D' après la même carte, le pont de Massongex, sur le Rhône, est a 405 m, ce qui donne bien pour la hauteur relative de la Dent du Midi le chiffre indiqué, 2855 m.

Cela est considérable. Les cimes les plus élancées des Alpes glaronnaises et grisonnes ne le sont pas à ce point; il s' en faut. Malgré ses 3623 m, le Toedi, le roi des Alpes glaronnaises, ne s' élève que de 2400 m au-dessus de l' Untere, sa base véritable. La Bernina, point culminant de tout le réseau des Alpes grisonnes, cotée à 4052 ", ne domine Pontresina que de 2250. Les plus hardis sommets des Alpes bernoises et valaisannes offrent de même, pour la plupart, une hauteur relative inférieure à celle de la Dent du Midi: le Galenstock, 2050 au-dessus de Realp; le Wetterhorn, 2650 au-dessus de Grindelwald; le Grand Combin, 2684 au-dessus du Bourg St-Pierre; la Dent Blanche, 2686 au-dessus de Zinal, et le Mischabel, 2752 au-dessus de Saas-Fee. La projection verticale du Cervin lui-même, mesurée de Zermatt, dépasse à peine celle de la Dent du Midi, 7 seulement. Quelques autres rares sommets, tels que le Schreckhorn et le Weisshorn, accusent aussi une petite différence en leur faveur. Seule, la Jungfrau atteint un chiffre notablement plus élevé: 3343 m; mais aussi la Jungfrau est-elle, pour la hauteur relative, la première de toutes les sommités de la Suisse. Elle ne le cède qu' au Mont-Blanc ( 3760 ).

Si l'on pouvait apprécier en chiffres l' effet produit sur l' imagination, les comparaisons que nous venons d établir seraient plus favorables encore à la Dent du Midi. Sa position est si bien dégagée. Les hautes cimes centrales sont, pour la plupart, perdues au fond de longues vallées et flanquées de satellites qui les masquent plus ou moins. Il est souvent malaisé de trouver un point d' où on les voie de la base au farte, tandis que la Dent du Midi, la voilà tout entière. De la plaine, comme d' ici, elle se présente dans tout son développement, dans toute sa majesté, et du premier regard, on voit se succéder sur ses flancs tous les degrés de l' échelle des zones alpines.

Mais ceci est encore un des traits les plus caractéristiques du tableau: il vaut la peine de s' y arrêter un moment.

Rien, dans les Alpes, ne frappe les touristes novices autant que le contraste dont leurs flancs nous offrent le spectacle. Les premiers écrivains qui ont tenté de décrire la montagne se sont appliqués à le faire bien ressortir. Rousseau, dans sa lettre sur le Valais {Nouvelle Héloïse ), y insiste particulièrement. Trois ou quatre heures d' ascension, dit-il, de Louèchc-la-Ville, par exemple, à la Gemmi, représentent à peu près un voyage de la Méditerranée au pôle. Il a raison. On traverse tous les climats. Flore méridionale à la base, glace éternelle sur les hauteurs. Un contraste analogue existe partout: c' est une des principales beautés des Alpes. Mais il n' existe sur aucun autre point an même degré.

Grâce à la direction des vallées et à la profondeur qu' elles ont atteinte, ces âpres sommets abritent des coins de terre favorisés, où la végétation est réellement italienne. Au moment où je parle, la vendange est commencée, ou va commencer à Branson, et à Fully, de l' autre côté de la Dent de Morcles. La ligue mûrit pour la seconde fois au pied de la tour de Martigny, et l' amande est récoltée sur les rochers 112fin(jène Mwnìiert.

que couronnent les ruines de Saillon. Mais tenons-nous-en à ce que nous voyons d' ici. St-Maurice et .Monthey, sur la rive valaisanne du Rhône, Lavey, Bex, Ollon et Aigle, sur la rive vaudoise, ne connaissent pas des chaleurs aussi torri îles que Branson, Fully et Saillon; néanmoins, le souffle du Midi s' y fait déjà sentir avec une singulière puissance: si ce n' est pas l' Italie de la Suisse, c' en est la porte d' entrée. Preuve en soit les forêts de châtaigniers dont le vaste manteau flotte sur les pentes inférieures de la Dent du Midi. Ce sont les plus splendides qu' il y ait en Suisse. Le Tessin lui-même n' en a pas de pareilles. Au-dessus, à une hauteur déjà considérable, vient la zone du hêtre, à laquelle succède celle du sapin; puis les pâturages, puis les gazons épars, et enfin le rocher nu, qui, à mesure qu' on s' élève, disparaît de plus en plus sous les frimas. A vrai dire, au sommet de la Dent de Morcles, on peut encore récolter une vingtaine de plantes alpines: graminées, renoncules, gentianes, androsaces et saxifrages. En fouillant les plus hauts rochers du Muveran, on réussira à mettre la main sur une dernière petite gentiane bleue. Mais l'on ne s' en douterait guère, à la distance où nous sommes. Et ( [nant au sommet de la Dent du Midi, il est, de même que ceux des Diablerets et de la Tour Sallière, absolument dépouillé de végétation phanérogame. A partir de l' esplanade connue sous le nom de Col des paresseux, environ 200 mètres au-dessous du point culminant, il ne reste que de pauvres lichens comme on en trouve jusqu' au sommet du Mont-lîlanc, partout où le roc affleure.

Xous n' avons pas en Suisse de montagne qui rapproche à ce point des extrémités plus éloignées, qui, plus nue par les sommets, soit, par le bas, plus magnifiquement drapée de verdure. De là' un effet de variété qui est saisissant, et qui ajoute beaucoup à l' impression produite par l' élancement des cimes. C' est bien comme dit Rousseau: une ascension du pont de Massongex au sommet de la Dent du Midi, ascension qui ne demande que quelques heures et qu' on peut faire du regard en moins d' une seconde, équivaut, pour la série des zones traversées, à un voyage de la Méditerranée au pôle nord.

Cet effet de variété s' associe d' une manière extrêmement heureuse avec le dessin du paysage.

La, nature a ses caprices. Parfois très parcimonieuse en même temps que très industrieuse dans le choix et l' emploi des matériaux, elle se plaît, d' autres fois, à faire étalage de ses moyens. Ici, elle s' est montrée prodigue. Nulle part, dans un paysage de même étendue, elle n' a multiplié à ce point les formes intéressantes, et toujours diversement intéressantes.

Une supposition nous aidera à nous rendre compte de cet excès de richesses.

Supposons que nous suivions la route de St-Maurice, ou plutôt de Massongex à Martigny, et que, tout en faisant ensemble cette promenade, nous regardions tantôt à droite tantôt à gauche.

Du côté de la Dent de Mordes, nous serions surpris de l' extrême régularité de la pente. Elle est 114Kuyène. Rambert.

continue et tellement égale à elle-même qn' une pierre détachée du sommet, si elle ne se brisait pas en chemin, devrait rouler jusqu' au Rhône en ligne directe, avec une rapidité croissante. Les accidents qui rompent cette uniformité sauvage ne sont encore que des sillons, comme celui au fond duquel se cache, à mi-hauteur, le hameau de Mordes. Il n' y a pas de terrasses, ou il n' y en a que de vagues ébauches. C' est une ravine, une immense ravine, où zigzaguent à l' infini les sentiers toujours montants et où s' échelonnent, à perte de vue, les sapins sur les sapins, les rocs sur les rocs.

Le spectacle serait tout autre du côté de la Dent du Midi. Au lieu d' une muraille régulière, nous verrions se succéder des promontoires, formés par les assises inférieures de puissantes arêtes, et séparés par des gorges plus ou moins profondes, où roulent des torrents impatients de confondre leurs eaux avec celles du Rhône. Après avoir doublé le cap et franchi le défilé de St-Maurice, nous aurions à passer le torrent de Mauvoisin: nom significatif et qui n' a pas besoin de commentaires. Puis, après un second promontoire, viendrait un nouveau torrent, dit de St-Bar-thélemy, voisin plus dangereux encore. Ces deux torrents sont de la même famille que la Xolla des Grisons et l' Illgraben du Valais. Celui de St-Barthélemy ne le cède guère à ces riveaux mal famés. Aujourd'hui à sec, il sèmera demain la terreur sur ses bords, roulant à Hots énormes toutes les boues qui tomberont de l' amphithéâtre dont il rassemble les eaux. On croirait parfois que la montagne elle-même s' écoule par le torrent. Ce nain, qui tout à coup devient géant, entreprend, dans ses jours de colore, de fermer le passage au Rhône, et si le Rhône n' était pas le Rhône, ce serait fait depuis longtemps.

Voilà déjà de quoi donner du relief à une pente. Mais ce n' est pas tout. Par delà le Bois-Noir, un nouveau promontoire doublé, nous verrions dans un pli de rocher — simple gerçure — tomber de cascade en cascade cette brillante Sallenche, qui ne se lasse pas d' égayer de ses jeux les escarpements du granit, et comme si ce n' était point encore assez, voici, quelques pas plus loin, les noires excavations par où débouche le Trient, digne émule de la Tamina, sortant, comme elle, des entrailles de la terre. Ainsi, dans une simple et courte promenade, nous aurions rencontré les principaux types des torrents alpestres: le torrent de ravine, représenté par le Maxi-voisin et le St-Barthélemy; le torrent de cascade, qui ne s' est pas encore emprisonné dans un lit ténébreux, représenté par la Sallenche, et le torrent souterrain, vieux mineur dont l' œuvre est achevée, représenté par le Trient.

Enfin, au moment d' arriver à Martigny, nous [lasserions un nouveau cours d' eau, qui, soigneusement digue, n' offre pas le même intérêt pittoresque, mais dont la présence nous expliquerait pourquoi il y a tant de différence entre les deux versants du long défilé. La Dranse, le Rhône de jadis, charrie beaucoup, et ses alluvions ont obligé le Rhône actuel à se serrer contre la muraille de la Dent de Morcles, à en suivre exactement le pied, de telle sorte qu' il la mine constamment par dessous et que tout ce qui fait H6Eugène Humbert.

saillie tombe à mesure. Du côté de la Dent du Midi, l' espace est plus libre; des terrains vagues y forment un fond de vallée, dont la largeur a suffi pour permettre aux affluents d' ajouter leur travail à celui du fleuve, en se créant chacun son lit et sa gorge, voire son cirque ou sa haute vallée.

N' oublions pas, parmi les faits qui contribuent à varier l' intérêt de la promenade, la rencontre inopinée des roches calcaires et des roches cristallines. Les arêtes avancées de la Dent de Morcles et de la Dent du Midi sont calcaires, tandis que celles qui tombent en arrière, dans la direction de Martigny, sont granitiques. Or la différence est grande, poni- le jeu des lignes, entre ces deux espèces de roches, feux d' entre vous qui n' ont pas encore l' œil habitué à la sentir pourrraient s' y exercer en chemin. Ils pourraient chercher l' exacte limite des deux terrains et se demander, par exemple, pourquoi la forme arrondie du Salentin est une forme granitique, tandis que, tout à côté, le singulier profil des rocs de Gagnerie trahit l' action des eaux sur des masses calcaires.

Portons maintenant nos pas d' un autre côté: diri-geons-les de manière à passer devant la façade nord — la grande façade, celle qui regarde le lac — de la Dent du Midi d' abord, puis de la Dent de Mordes et des sommets qui la continuent jusqu' au Muveran.

Ici nous ne sortons pas du calcaire; mais la richesse des formes en est à peine diminuée: seulement les rôles sont intervertis.

La Dent du Midi, serrée de près par le torrent du Val d' Illiez, est, de ce côté, plus massive, plus unie que la Dent de Morcles. C' est le côté qu' il faut voir si l'on veut en dénombrer les sommets. Il y en a sept, dit-on; on pourrait tout aussi bien dire huit. Mais ces dentelures multipliées ne sont que des dentelures, et la façade même de la montagne n' en est pas moins régulière, large, haute, d' une pente à peu près égale à elle-même, et d' une beauté singulièrement majestueuse dans son austère simplicité. La Dent de Morcles, au contraire, quoiqu' elle n' ait que deux pointes, nous offre une série d' érosions importantes. La première est celle de Javernaz, la seconde celle d' Oe, deux vallons bien alpestres, qui s' ouvrent à la limite supérieure des forêts et s' abritent entre de fortes arêtes projetées en avant. Ensuite, pour la couronne, vient la vallée profonde qui s' enfonce jusqu' au pied même du Muveran, la romantique vallée de Frenières, des Plans et de Pont-de-Nant, qui finit par s' en aller tourner derrière les arêtes avancées d' Oe et de Javernaz. Ici encore la richesse des formes est grande: les ruisseaux vaudois qui ont travaillé la façade nord de la Dent de Morcles et du Muveran ne sont pas des ouvriers moins habiles que les torrents valaisans qui ont sculpté le versant oriental de la Dent du Midi.

Mais ce n' est que par supposition que nous avons fait cette double promenade. Nous sommes à Villars, et Villars n' est situé ni dans la brèche de St-Maurice, ni en face de son ouverture. Il est en dehors et de côté. Aussi ne voyons-nous pas également bien les 27 parois au pied desquelles nous venons de passer, en-imagination.

La façade nord de la Dent du Midi ne se présente à nous qu' en perspective fuyante, tandis que celle de la Dent de Morcles se montre en plein. Voici les vallons de Javernaz et d' Oesannaz, où d' innombrables troupeaux broutaient, il y a peu de jours, l' herbe la plus fleurie de la montagne. Ils y sont encore, attendant avec impatience que le soleil qui nous favorise ait fondu les neiges d' hier. Voici la vallée de Frenières et des Plans, qui se resserre et s' élargit tour à tour » Vous en voyez assez pour deviner, par delà un premier étranglement, l' une des plus fraîches corbeilles de verdure qui puisse inviter au repos le voyageur fatigué.

Nous ne voyons pas non plus également bien les versants opposés de la brèche de St-Maurice. Celui de la Dent de Morcles n' étale point à nos yeux les escarpements de sa formidable muraille. Nous ne pouvons en juger que par une ligne de profil, simple et hardie. En revanche, rien ne nous échappe de celui de la Dent du Midi. Voilà le torrent de Mauvoisin et son cirque, taillé dans les assises calcaires qui dominent St-Maurice; voilà celui de St-Barthélemy et son vaste système de ravines, où se suspend, vers le sommet, un petit glacier qui semble prêt à tomber; voilà le sillon où s' ébat la Sallenche; voilà, dans l' ombre, là-bas, le noir débouché du Trient. Voici enfin, entre ces érosions diverses, les arêtes résistantes, secondaires ou principales, qui soutiennent encore la montagne: elles se succèdent du nord au sud, et nous pouvons en mesurer tous les angles, en compter toutes les dentelures, toutes les brisures, toutes les déchirures. Le spectacle est complet.

Ce que nous voyons le mieux, de chacune des deux montagnes, c' en est donc le côté le plus mouvementé; aussi n' offrent nulle part, dans leur opposition, une plus grande richesse de lignes et de contours, d' arêtes saillantes et de sombres ou romantiques vallons.

Que serait-ce si, portant plus loin nos regards, nous les fixions maintenant sur les montagnes blanches — toutes granitiques, celles-là, toutes primitives — qui forment le groupe central? Car, il est temps de le dire, cette brèche de St-Maurice n' est pas seulement une porte par où s' échappe le Rhône; c' est encore une fenêtre ouverte pour nous sur un monde situé par delà, et ce monde n' est autre que celui du Mont-Blanc, non pas encore tout entier, mais dans une de ses parties les plus intéressantes. Essaierai-je d' en compter les aiguilles et les coupoles? Essaierai-je de vous dire ce qu' il ajoute à une abondance déjà si grande de lignes et d' accidents pittoresques? Non, nous en avons vu suffisamment pour justifier ce que nous disions tout à l' heure: La nature, ailleurs si ingénieuse à faire beaucoup avec peu, a voulu se donner ici le plaisir de triompher avec prodigali é.

La beauté de ce paysage est une beauté de profusion.

La profusion n' est pas un défaut? Oui, quand elle s' étale sans ordre, quand le regard, sollicité de tous les côtés à la fois, ne sait où se reposer. Mais la nature a suivi ici le conseil que l'on donne aux artistes et aux poètes: elle a fait de l' unité dans la diversité.

Ceci nous apparaîtra clairement quand nous aurons situé, chacun à sa place, les différents groupes du paysage et les principales figures dont ils sont composés.

Mais est-il bien permis de parler de figures à propos d' un paysage sans figure? Le mot est plus juste qu' il ne semble d' abord.

Les anciens philosophes pensaient que lorsque nous parlons de beauté à propos d' un objet matériel, c' est que nous y associons involontairement une idée ou une impression, transformant ainsi un phénomène de l' ordre physique en une apparition de l' ordre moral. Ils avaient raison, Messieurs; ils avaient cent fois raison. La matière brute, s' il est possible de la concevoir, n' est pas belle. Elle ne peut devenir belle que lorsqu' elle a revêtu une forme, et que cette forme devient une figure à laquelle nous prêtons une âme vivante. Nous en usons ainsi, sans trop nous en douter, avec tous les tableaux que nous offre la nature, et surtout avec les paysages de montagne. C' est même en cela que consiste la principale supériorité du paysage de la montagne sur celui de la plaine: il rend plus faciles, plus frappantes, ces sortes de personnifications. Une montagne, c' est quelqu'un. Impossible de la décrire sans lui prêter des attributs qui n' appartiennent, au sens strict, qu' à des êtres qui sentent, qui pensent et qui agissent.

Regardez la Dent du Midi. N' est pas vrai qu' il y a quelque chose de royal dans cette ampleur des bases et dans les plis flottants de ces vertes draperies? N' est pas vrai que rien ne saurait être plus hardi, avec plus de grâce, que ces lignes d' arêtes, fort éloignées les unes des autres à leur point de départ, et qui ne se rapprochent que pour s' élancer ensemble et dessiner dans les airs la silhouette d' une cime légère, svelte et pourtant majestueuse? Cette montagne est femme; cette montagne est reine.

La Dent du Midi forme presque à elle seule un premier groupe; les quelques sommets qui y figurent avec elle, le Luisin, la Tour Sallière, paraissent se ranger sous sa dépendance.

Un second groupe est composé de la Dent de Morcles et des sommités auxquelles elle donne la main: la Tête-Noire, la Dent aux Favre, les deux Muveran, le petit et le grand.

Femme aussi cette Dent de Morcles, avec ses deux cornes recourbées, prêtes à s' abattre, pour la déchirer, sur une rivale trop belle et trop fière. Femme, mais pas du tout reine. La Dent du Midi ne sait rien de la Dent de Morcles; mais la Dent de Morcles ne cesse de regarder la Dent du Midi d' un œil inquiet et jaloux. Vaincue, elle songe à se venger, à moins que, par un dernier effort, elle ne réussisse à reconquérir là victoire. On dirait, à la voir pyramider dans l' espace, qu' elle se dresse pour se grandir.

Je néglige les sommités intermédiaires, quoiqu' elles ne manquent pas d' intérêt, et je vais droit à notre vieux Muveran.

Pourquoi vieux? Eh, messieurs, c' est encore par association d' idées, par interprétation symbolique. La Dent du Midi, qui doit avoir à peu près le même âge que le Muveran, paraît jeune en comparaison. Aucune montagne ne porte plus allègrement le poids de ses cimes; coquette et brillante, elle a des élans soudains, des audaces, des fantaisies. L' espace lui appartient. Le Muveran est ramassé sur lui-même; il est calme, il est reposé, il est grave, et c' est d' un mouvement soutenu, à la fois énergique et tranquille, qu' il élève son front sourcilleux, sillonné par les rides du temps. La force est un de ses attributs. C' est une ruine, sans doute, comme toutes les montagnes: on en voit même fort peu de plus ravinées, et cependant cette ruine a l' air solide; on la dirait inébranlable. Le peuple, dont l' instinct est sûr, malgré quelques erreurs accidentelles, dit le Muveran, reconnaissant par là et saluant en lui une majesté toute virile. Il frappe moins, à première vue, que la Dent du Midi; mais quand on a vécu dans ce pays, c' est de lui, peut-être, qu' on a le plus de peine à se séparer. „ Comment voulez-vous, disait Charpentier, à qui l'on offrait en Allemagne une position brillante, comment voulez-vous que je quitte ce grand Moferan?uainsi qu' il l' appelait dans son français germanique. Charpentier avait des raisons diverses pour s' y être attaché. Aucune montagne n' avait été plus directement associée à ses études et à ses travaux. C' était en le considérant tous les jours du seuil de sa demeuredu seuil de cette maison blanche, aux volets verts, dont, il y a cinquante ans, tous les savants de l' Eu rope savaient le chemin — qu' il avait fait quelques-unes de ses meilleures découvertes. Mais n' est pas permis d' attribuer à d' autres influences encore cette affection naïve et touchante? Il a un charme, ce grand Moferan, le charme des natures qui, à la virilité du caractère, ajoutent les grâces de la bonté; voyez comme il entoure et protège ce petit et charmant glacier, le glacier de Plan Névé, qui repose entre ses bras' comme un aiglon dans son nid. Le Moferan, c' est encore Gargantua, le géant bonhomme.Peut-être, messieurs, trouverez-vous que j' insiste trop sur ces impressions fugitives. Il n' y faut toucher que d' une main délicate, car elles doivent une partie de leur charme à ce qu' elles ont d' insaisissable. Les exprimer, c' est déjà les altérer. Chacun, d' ailleurs, les ressent à sa manière. C' est comme une mélodie qui peut plaire à tous sans qu' il y ait deux personnes qui y attachent exactement le même sens.

En ces sortes d' analyses, le plus sûr est de s' en tenir aux généralités. Du moins conviendra-t-on que la poésie des Alpes résulte, en grande partie, du rôle qu' y joue la ligne ascendante. Cette poésie se laisse ramener à deux termes principaux: la ligne qui monte et la ligne qui descend; le précipice et ses terreurs, la cime et ses clartés. Aussi ne se développe-t-elle dans toute sa puissance que lorsque certains niveaux sont atteints. En ce sens, quoi qu' en puissent dire nos amis du Pilate, l' altitude n' est point indifférente à l' impression produite. A égalité de grâce et de hardiesse dans les formes, la cime la plus haute est 124Eugène Rambert.

nécessairement la plus belle. Il y a une différence entre les sommets de trois mille mètres et ceux de quatre mille. La Dent du Midi, il faut bien l' avouer n' est pas encore la Jungfrau. Pour la poésie de la ligne descendante, du précipice, rien ne lui manque. Si vous voulez savoir ce que c' est que de voir profond, de voir le bleu dans le gouffre, allez là haut, sur la Cime de l' Est. Mais il lui manque quelque chose des effets que peuvent produire les lignes qui montent; elle ne fait qu' aborder cette région supérieure où la lumière tombe de près sur les épaules blanches des véritables reines des Alpes. Mais aussi la Dent du Midi n' est pas — non plus que la Dent de Mordes et le Muveran — tout ce que vous voyez de Villars. Regardez par delà, et la poésie des hautes cimes lumineuses brillera à vos yeux dans sa splendeur la plus immaculée.

Nous voici en présence du troisième groupe, le dernier et le plus variable des trois: il suffit, pour le voir se modifier, de monter ou de descendre quelques centaines de pas.

Hier déjà, d' Aigle et d' Ollon, par cette brèche de St-Maurice, fenêtre ouverte sur un monde plus lointain, vous avez vu apparaître à la dérobée quelques aiguilles, quelques coupoles qui ont sûrement tenu votre curiosité en éveil. Vous aurez deviné, ou on vous aura dit, au besoin, que c' étaient les contreforts les plus orientaux du massif du Mont-Blanc, tels que la pointe d' Orny, la Grande-Fourche et l' Aiguille du Tour. A mesure que vous vous êtes élevés, elles se sont dégagées. Avec un peu d' attention, vous aurez Villars-Chésières et les Alpes vaudoises.425- distingué le glacier du Trient, un des plus purs des. Alpes, dans l' enceinte circulaire qu' abritent leurs murailles. Cependant des cimes nouvelles et plus hautes venaient enrichir le groupe primitif. De Huémoz, le premier village de montagne que vous ayez rencontré,, l' Aiguille d' Argentière, flanquée de celle du Chardonnet, paraissait la plus élancée de toutes. A Chesières, elles trônait encore. Dès lors, vous avez marché de l' ouest à l' est, et vous avez perdu peu à peu les sommités les plus orientales; elles se sont cachées derrière la Dent de Morcles; mais du côté de la Dent du Midi on en a vu briller d' autres, et bientôt l' Ai d' Argentière, que vous voyez encore, a dû céder le pas à l' Aiguille, toujours accompagnée de la Corne du Dru, son fidèle satellite.

Pour le coup, voilà bien la poésie du monde alpin supérieur. Il n' y a pas de neiges plus virginales, pas même sur le front de la Jungfrau. Mais ce n' est rien encore. Ce soir, dans notre promenade à Gryon, nous verrons un point blanc qui restera obstinément éclairé quand les plus hautes neiges seront dans l' ombre, et vous acclamerez en lui le monarque des Alpes,, le Mont-Blanc en personne. Demain, après quinze ou vingt minutes de marche, sur la route de Chamossaire, je dis la route et non les sentiers, vous n' en verrez plus seulement le sommet, vous le verrez dans toute sa gloire, avec les glaces ruisselantes de ses flancs. Il y aura un moment où il occupera presque seul l' ouverture qui nous offre cette série de tableaux successifs, d' échappées plus admirables les unes que les autres. Puis, montant encore, l' ouverture s' élargira, et peu à peu rentreront en scène, mais dans l' ordre inverse, les cimes disparues, jusqu' à ce que nous ayons enfin, des hauteurs de Chamossaire, le massif tout entier, toujours dominé par l' incom coupole du Mont-Blanc.

s« s Tels sont les trois groupes dont se compose le paysage.

Pour embrasser l' ensemble, il suffit de les mettre à leur place.

Au centre, la brèche de St-Maurice; par cette brèche, dans le fond, le groupe du Mont-Blanc, plus ou moins complet, selon le lieu précis d' où l'on regarde; sur la droite et sur la gauche, en avant, le groupe de la Dent du Midi et celui de la Dent de Mordes, appuyée du Muveran. Et c' est tout.

Il n' y a pas d' ordonnance plus simple; il n' y en a pas de plus favorable à l' unité d' un tableau. Tout se subordonne aux cimes lointaines. C' est pour elles que cette ouverture a été pratiquée, et les sommités qui les encadrent paraissent n' exister, si fières soient-elles, que pour leur faire une garde d' honneur. Ainsi l' attention est ramenée de partout vers le point central, qui est aussi le point lumineux.

A vrai dire, une ordonnance pareille est chose commune dans les Alpes; on en retrouve le type un peu partout à l' entrée des grandes vallées, souvent aussi des petites. Elle n' en est pas moins heureuse. Ces vues par échappées prêtent merveilleusement à la fantaisie. L' imagination les achève, et ce qu' elle rêve embellit ce que voient les yeux. Et puis, la Vìllars-Cliésiìres et les Alpes vaudoises.127 chose rare, c' est d' avoir pour fenêtre ouverte une brèche de St-Maurice; pour groupe de fond, celui de l' Aiguille ou du Mont- Blanc, et pour garde d' honneur une Dent du Midi, une Dent de Morcles et un Muveran. Ceci, c' est le privilège unique, c' est la gloire de Villars-Chésières.

Mais, messieurs, depuis le temps que je vous parle de la vue dont on jouit de Villars-Chésières, je ne vous ai rien dit encore ni de Chesières, ni de Villars. Je n' en dirai qu' un mot.

Villars-Chésières, vous le voyez, est une terrasse demi-circulaire, qui se relève en arrière. Située à mi-hauteur de la montagne ( 1250 à 1300 m ), elle est toute en prairies et en bouquets d' arbres. On dirait un parc anglais. La main de la nature, plus intelligente parfois que celle du plus fin jardinier, y a semé sapins et mélèzes, comme si elle avait voulu nous inviter à encadrer de verdure les cimes blanchissantes. Ceci encore est un contraste, et l' un des plus séduisants qui se puisse imaginer. Ceci encore est un des traits caractéristiques du paysage que vous avez sous les yeux. Le regard et la pensée se portent tour à tour sur les splendeurs de l' horizon et sur la fraîcheur des premiers plans. Ce Mont-Blanc est incomparable, sans doute; mais il serait d' un éclat moins pur sans cette branche de mélèze qui se dessine sur son manteau d' hermine; on a peine à détourner les yeux du colosse, et pourtant n' est pas encore plus beau lorsqu' on a considéré un instant les fleurettes qui émaillent la pelouse — qui l' émailleraient demain jusqu' au sommet de Chamossaire si la saison était moins avancée: — une pâquerette, une primevère rose, une simple anémone sylvie? Ainsi des fleurs aux cimes et des cimes aux fleurs flotte et se berce l' imagination, parcourant d' un vol heureux le monde des choses créées, passant et repassant du gracieux au sublime, de ce qui charme à ce qui transporte, et trouvant partout de nouveaux motifs de réjouissance et de religieuse admiration.

Messieurs, vous ne resterez pas assez longtemps parmi nous pour voir ce tableau comme il faudrait le voir, en repos, à l' ombre, et d' un lieu choisi. Mais si peu que vous restiez, vous en aurez vu suffisamment pour comprendre que les Vaudois soient extrêmement attachés, non seulement à leur bleu Léman, mais encore à leurs montagnes. Attachés, le mot n' est pas assez- énergique; ils en sont entichés. C' est très sérieusement qu' ils croient que le monde des Alpes ne saurait offrir plus de magnificences que dans ce coin de terre. Toutefois, ils n' oublient pas les justes et sages réserves que nous faisions en commençant. Ils ne disent pas que les Alpes n' ont rien de si beau; ils disent qu' elles ne peuvent pas être plus belles.

D' ailleurs, si Vaudois que nous soyons, nous restons et resterons bons et fidèles Confédérés. Notre particularisme, comme on dit, n' a rien d' exclusif. En alpinistes dont les yeux et l' esprit sont ouverts, nous nous rappelons cette Jungfrau, qui ne nous paraît pas moins brillante qu' à nos amis de Berne; ce Mont-Rose, ce Cervin, ce Weisshorn, dont la majesté ne nous ravit pas moins que les enfants du Valais; ce Pilate, ce Mythen, ce golfe d' Uri, cet Urirothstock, qui comptent autant d' admirateurs parmi nous que dans les sections de Lucerne, de Schwytz et du Gothard; ce Glärnisch et ce lac de Wallenstadt, dont la pittoresque beauté n' est pas chère seulement aux Glaronnais; cette Bernina, que nous savons voir avec les mêmes yeux que les guides grisons, à la barbe imposante; ce vert pâturage enfin, au pied du Hoch-Siintis, où nous avons quelquefois iodlé, d' une voix moins juste et moins retentissante, mais d' un cœur aussi joyeux que les bergers de 1' Appenzell.

Ces sentiments sont aussi les vôtres, Messieurs et chers collègues. Groupons nous donc ensemble sur le sein de la mère-patrie, où il y a place pour tous; dépouillons toute vaine jalousie et serrons-nous fraternellement la main, pleins d' une juste reconnaissance pour Celui qui nous a fait naître dans un pays où tout est beau, si beau qu' on ne sait à quelle partie il faut donner la préférence.

IV. Kleinere Mittheilungen.

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