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A skis par la voie des crocus vers les neiges éternelles

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Par Henri Béguin.

Le printemps de 1938 venait de naître dans la haute vallée. Un nombre indéfinissable de crocus ouvrent leurs clochettes, agitées par la bise qui descendait le Val Bever. Un étrange murmure part des mélèzes, dont les branches d' un vert délicat se balancent doucement. C' est dans cet ensemble harmonieux qu' un groupe composé de Bâlois, de Zurichois et d' un Vaudois avance en file indienne vers les hauteurs du Val Bever en direction de l' Alp Suvretta da Samedan. Corde, piolet, provisions pour quatre jours et, par-dessus le marché, les lattes qu' il fallait porter plus d' une heure, constituent une épreuve remarquable de la solidité de nos pauvres épaules; pourtant, chose étrange, nous nous soumettons, nous qui connaissons la montagne, qui l' aimons, nous qui n' ignorons pas la large compensation qui nous attend là-haut.

Après une bonne heure de marche mesurée, la neige prend une surface uniforme qui nous permet de nous chausser de nos bois et, ainsi à notre aise* nous longeons le cours du Beverin jusqu' aux dernières limites des sapins aux troncs tortures attestant la lutte constante contre les dépressions atmosphériques. Au fur et à mesure que nous montons, l' aspect devient plus alpestre et soudain nous touchons à l' Alp Suvretta da Samedan d' ou le Val Bever se sépare du Val Suvretta. Les rayons du soleil font briller les glaces du Piz Bever dont l' arête descend jusqu' à l' angle des deux vallées. Très paisiblement nous laissons s' écouler une longue demi-heure de repos à l' ombre du chalet de l' Alp et, lorsque sonne l' heure du départ, nous nous trouvons tous bien réconfortés.

La route s' engage tout d' abord dans une sorte de gorge qui va s' achever au Chaunt della Ruina. Nous devons traverser la rivière plusieurs fois et, finalement, nous suivons son cours sur la gauche. Nos regards restent attachés à la puissante architecture du Piz Traunterovas qui barre l' ho, à ses neiges splendides qui exercent sur nous une attraction irrésistible; son charme nous saisit; nous augmentons notre allure pour achever l' étape de ce jour. Par de grands zigzags nous attaquons la pente fort raide qui part du sud pour gagner le plateau de Picuogl; la chaleur est accablante, la fatigue augmente sous le poids de nos sacs; pourtant nous nous élevons ainsi silencieusement et graduellement sans cesse dans cette atmosphère souveraine, car la soif des cimes s' était emparée de nos âmes. Nous avons mis plus de trois heures depuis notre dernier arrêt pour gagner la cabane « Jürg Jenatsch » située à une altitude de 2650 m. Avec un soupir de soulagement nous ouvrons la porte accueillante. Un monde select s' y trouve déjà rassemblé et aussitôt l'on nous fait place avec la plus grande courtoisie pour nous permettre de nous restaurer. Par chance, ce soir le sort ne m' avait pas désigné pour les travaux de cuisine et, une fois réconforté, j' eus le loisir de flâner dehors. Mes regards parcourent l' itinéraire du lendemain, traversent le glacier de Picuogl, gravissent, interrogateurs, l' arête di élégante du Piz d' Agnelli et reviennent satisfaits. Non loin, à quelques mètres du refuge, des mains laborieuses avaient construit une sorte de signal, la fière sentinelle du gîte; seul au milieu des neiges il donne à qui s' approche du refuge un sentiment de quiétude et de sécurité. La paix est grande dans cette soirée de Vendredi-Saint; elle n' est troublée que par la légère bise qui descend des hauteurs; la nuit s' avance et s' enfonce dans le vallon. Le bleu de la voûte céleste perd son éclat; un nombre infini d' étoiles caressent de leurs rayons les géants déjà endormis. C' est le pays du silence, de ce silence devant la majesté duquel nous nous inclinons, qui pénètre cœur et âme, qui écoute la voix intérieure qui, semblable à un langage mystérieux, s' élève dans la profondeur de l' infini, telle une prière du soir. Le bruit de sabots de bois martelant durement le sol me rappelle la présence de mes camarades, et je me hâte de les rejoindre; ils sont déjà réunis autour de la table de la cabane où ils se préparaient dans une atmosphère de calme et de sérénité au plus délicieux repas. L' heure de l' extinction des lumières était depuis longtemps passée; pourtant le sommeil ne vient pas: dans mon voisinage, des ronflements se font une alliée de la lune qui vient à travers la fenêtre me lancer en plein visage sa lueur rousse. Enfin la fatigue triomphe et, me tournant de l' autre côté, je m' endors.

Piz d' Err ( 3383 m. ).

Le lendemain au petit jour, une lumière diffuse annonce l' approche de l' aube, notre groupe se retrouve frais sans la moindre trace de fatigue et, après un bref déjeuner, nous partons à la conquête du Piz d' Err. L' un derrière l' autre nous avançons en ligne droite sur le glacier de Jenatsch pour gagner le premier plateau. La bise, très froide ce matin, nous mord au visage, alors que les sommets éclatent déjà de lumière. Puis vient la seconde terrasse à gravir, la pente sensiblement plus raide nous oblige à la prendre en zigzag. Tout au long de notre parcours le panorama s' élargit et augmente l' enthousiasme, anime nos jambes. Un immense bloc d' où partent des lames de glace nous impose une perte de temps, car il faut le contourner; enfin il s' achève sur l' épaule du glacier qui conduit directement au point 3120 m ., l' avant du sommet que nous attaquons résolument; le bruit des piolets de ceux qui nous précèdent part de l' arête. Nous nous dirigeons vers le couloir neigeux du nord qui va aboutir, une vingtaine de mètres en-dessous de la cime du Piz d' Err, à des roches usées. Un dernier effort nous amène après trois heures de marche au sommet d' où nous embrassons un panorama nouveau. Tout près le Piz d' Aela, si beau, si fascinant, retient longtemps notre attention, plus loin le massif du Bernina se dresse hautain, de petits nuages blancs jouent autour de ses cimes; vers le sud-ouest les géants bernois et valaisans rivalisent de beauté. Le froid continue sans cesse à nous cingler et nous oblige à quitter le sommet: avec quelques précautions nous regagnons le couloir pour redescendre au dépôt des skis et tous, dans une folle poursuite, nous volons en bas le glacier; sans arrêt la joyeuse bande regagne le refuge, laissant derrière elle une gerbe de neige poudreuse toute scintillante.

Piz Traunterovas ( 3156 m. ).

L' après tirait à sa fin lorsque nous atteignons l' arête neigeuse du Piz Traunterovas qui conduit sans aucune difficulté jusqu' au sommet, où nous nous laissons bercer par une douce somnolence. Le regard se perd dans le cirque immense des glaciers; il remonte nos traces toutes fraîches le long du Vadret Traunterovas, il reste attaché pour quelques instants au Piz d' Arblatsch soutenant l' assaut de quelques nuages en forme d' écharpes mouvantes rôdant autour de ses épaules et, enfin, il embrasse le massif du Palu dont la blanche toison s' étale en une brillante traînée sur son dos énorme; pour finir il va fouiller dans le pourpre du ciel où le soleil couchant fait rutiler ses reflets. Longtemps nous admirons toutes ces beautés, tous ces « Piz » qui, semblables à des flèches sanglantes, s' élèvent vers le ciel. Il est difficile de trouver le courage de se séparer de cette gigantesque vision; pourtant l' heure fort avancée nous oblige au départ. Silencieusement nous regagnons nos hickory et nous prenons nos dispositions pour la descente; d' un seul élan, par une pente très inclinée dans une poudreuse légère, nous nous perdons dans l' ombre grandissante. La chasse se poursuit le long du Vadret Traunterovas; le charme de quelques chutes merveilleuses nous amuse; en moins de rien le Vadret Picuogl est atteint. La fuite recommence sur les vastes bosses du glacier recouvert d' un duvet d' une neige admirable offrant au skieur le summum de plaisir. Notre vitesse grisante se développe beaucoup trop vite; déjà apparaît la cabane.

Piz d' Agnelli ( 3208 m. ).

Etendu flegmatiquement sur une planche à côté de notre gîte, je re-construis l' itinéraire de cette belle matinée de Pâques; le soleil caresse de ses chauds rayons tous les alentours, il fait étinceler en feux d' argent la trace fine de nos skis qui, franchissant les diverses terrasses du Vadret Picuogl, vont conduire au col qui sépare le Piz d' Agnelli de la Cima da Flex* Nous y avions dépose nos bois et délesté nos épaules de nos sacs. En deux groupes nous nous étions engagés dans la roche par endroits très mauvaise de l' arête qui s' achève sur un petit plateau, l' avant du sommet, dont la paroi nord se précipite verticalement et d' une façon effrayante vers le glacier Picuogl. La cime finale du Piz d' Agnelli se dressait orgueilleusement dans un ciel bleu turquoise et sa forme élégante avait exercé sur nous une attirance fiévreuse, de cette fièvre qui peut être comparée au secret de l' inexpli soif des hauteurs. En suivant la crête terminale recouverte de glace, nous nous étions élevés en même temps que notre esprit vers le sommet d' où le regard plonge dans le vide du versant opposé qui, d' un seul jet, s' en dans une mer de neige. L' atmosphère semblait remplie des vibrations de mille cloches; une symphonie divine émanait des cimes formant une douce harmonie: c' était la voix de la reconnaissance. Oui, de cette reconnaissance pure sans limite qui part du cœur et dont il est difficile de définir l' ardeur de sentiment. Cette reconnaissance illuminait particulièrement le regard d' un des nôtres, de ce fameux Milo qui, en ce jour superbe, avait l' honneur de

fêter ses trente ans. Aurait-il pu choisir un lieu plus beau, plus solennel? Il était un peu plus de 10 heures lorsque nous avions décidé de battre en retraite et, encore sous l' impressionnante vision de l' échappée lumineuse que noti* avait offerte notre belvédère, nous reprîmes la route de i' arête. Après un court repos, l' inévitable pipe et quelques bonnes histoires, nous nous étions lancés en ligne de tirailleurs, les bois aux pieds, en une folle poursuite en bas le Vadret Picuogl; aucun obstacle jusqu' à notre point de départ. J' en étais là de mes méditations lorsqu' à l' appel de mes camarades je me jàtis' machinalement à préparer mes peaux de phoque.

Piz délias Calderas ( 3393 m. ).

Si, de la cabane Jürg-Jenatsch, l'on veut gagner cette sommité, i| faut tout d' abord longer pendant une demi-heure environ le Vadret Jenatsch et ensuite contourner la paroi nord du Piz Picuogl. De là, par une longue montée en zigzag on arrive rapidement aux crevasses et aux séracs qui s' étagent en un superbe désordre. Comme un inexprimable sourire, les rayons du soleil faisaient resplendir glace et neige sous cette lumière étin-çelante, lorsque nous atteignîmes les bases du Vadret délias Calderas. Sur du névé très dur nous traversons l' immense plateau conduisant au versant du Piz délias Calderas qui s' élance coquettement en forme de pyramide dans le bleu du ciel où quelques nuages fouettés par la bise courent en direction du Bergell. Au bout de trois quarts d' heure, après avoir traversé cette mer de neige et gravi une pente très raide, nous mettons nos skis en sûreté tout au début de l' arête. A chaque pas dans une roche solide, nous cherchons des yeux le sommet. Les prises sont excessivement bonnes, quelques enjambées permettent de s' élever rapidement sans difficulté, sans pièges jusqu' à la cheminée au pied du bloc terminal. Werner, notre toujours joyeux docteur en chimie, passe le premier et avec la même souplesse et le même train' avec lesquels il a su si bien nous préparer hier une délicieuse polenta, il est le premier à parvenir au sommet qui, telle une citadelle, domine la route du Piz d' Err. C' est de nouveau un ravissement des yeux et de l' esprit. Devant nous s' élèvent les Piz Piatta et Forbisch; en arrière le massif du Bernina jette ses feux d' argent, et dans le lointain le mur formidable du Piz Badile garde jalousement le silence sur le tombeau de ses victimes trahies par le plus sacré des amours, l' appel de la cime. De retour au dépôt des skis, nous nous préparons en hâte pour l' ultime descente de ce jour, et tout de suite le groupe de tête s' évade pour rejoindre le plateau. L' équipe reformée se dirige vers le versant du Vadret délias Calderas, sur lequel l' ombre monte déjà, et soudain la fuite fantastique recommence; elle exige quelque maîtrise et un travail sérieux des jambes, car par endroits les crevasses sont béantes. Notre enthousiasme ne connaît plus de limite, lorsque nos bois glissent à nouveau gracieusement dans une neige poudreuse; il faut avoir vécu ces moments pour en comprendre le charme. Toujours plus bas, à rapide allure, avec des cris de joie! La chasse dans le tapis blanc ne prend fin qu' au refuge devant une tasse de thé bien méritée; Départ.

Les murailles du Piz Picuogl sont encore plongées dans la nuit tandis que sur les arêtes des traînées de brouillard avancent sous la faible lumière lunaire. Dans la cabane, d' où tout à l' heure s' échappait encore un concert de ronflements sonores, tout annonce le départ prochain. Entre temps la lumière du jour arrive à flots et colore de ses faisceaux les bandes de nuages envahissant les sommets. Bientôt nous fûmes bien loin du refuge, à peine pouvons-nous distinguer encore son toit qui nous avait abrités si gentiment pendant trois jours. Par la route du Piz Traunterovas nous gagnons le Vadret Traunterovas, et c' est à nouveau l' occasion de quelques belles chasses de vitesse dans la grande tombe qui descend. On remonte en quelque trente minutes à la Fuorcla Traunterovas, col qui permet de rejoindre la Fuorcla Suvretta. La bise victorieuse dissipe les nuages qui, dans des formations les plus bizarres, semblent éclater de rire; le versant opposé de la Fuorcla Traunterovas nous réserve la plus agréable des surprises, car une neige pareille à un duvet nous permet une descente fabuleuse sans fatigue ni effort qui se termine au refuge Suvretta. L' imposante paroi du Piz Julier monte noire et orgueilleuse vers les deux, et les rayons du soleil déjà très haut s' emparent des glaces de la cime et en font d' éblouissants miroirs. Après un court repos nous repartons allègrement dans le vallon qui, par une pente raide, finit par conduire à la Fuorcla Schlatain ( 2877 m .) où nous arrivons vers 10 h. y2 environ; le pays a complètement changé d' aspect: dans le fond, l' Engadine repose paisiblement, les villages de Celerina, St-Moritz, Sils, au cachet si particulier, nous saluent. Sans attendre davantage l' équipe part en trombe, pleine de joie, sur la piste qui dévale le versant sur Lej Alv. Une courte montée conduit à Corviglia; la neige qui par places avait disparu annonce la zone où le printemps sort vainqueur de sa lutte avec l' hiver; cette neige qui a su nous procurer tant de plaisir se fait de plus en plus rare; le trace devient difficile, il nous oblige même à terrier parfois de ces jolis crocus qui, dans leur couleur délicate, élèvent timidement leurs corolles. Enfin une dernière lame de neige mourante s' achève dans un buisson de rhododendrons et marque la fin de notre glissade. Tandis que, fort satisfaits de la belle réussite de notre course, nous courons, visages bronzés et barbus, lattes au dos, en bas l' alpage, quelques nuages entreprenants remontent la crête du Piz Roseg, mais refoulés à nouveau se tordent en remous. Nos montres marquent 15 h. 25 lorsqu' après avoir grave à jamais notre belle aventure dans nos cœurs devant quelques verres d' un excellent Veltliner en plein St-Moritz, le train nous séparait de nos deux camarades qui avaient le bonheur de continuer encore quelques jours à jouir de l' allégresse de l' ivresse blanche. L' express avait déjà disparu dans le trou noir de l' Albula. Pourtant, la nuit accablante ne peut éteindre nos regards illuminés de la blancheur mélancolique, car témoins silencieux de nos amis qui, engagés sur les remparts neigeux du Piz Palu, ils les accompagneront dans la rude ascension jusqu' au sommet pour s' unir alors avec les leurs dans la profondeur du ciel lumineux.

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