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Alpinisme souterrain

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Trois kilomètres sous terre dans les grottes de Djeita Avec 2 illustrations ( 8, 9 ) Par J.L. S.

Nous étions rentrés d' Europe, l' automne dernier, pour trouver le bureau de notre ami Albert envahi par une étrange végétation: ce n' était partout que stalactites, colonnettes de calcite douces au toucher et comme savonneuses, ou fleurs de pierre délicates comme de jeunes pousses de corail.

« Ça, nous dit Albert, ce sont les trésors de Djeita, la grotte du Nahr et Kelb K » Nous ne fûmes pas longs à nous passionner à notre tour pour ces merveilles souterraines, et, après deux reconnaissances, à désirer pousser une pointe dans cette grotte dont le premier kilomètre seul avait été exploré. Une fin de semaine particulièrement heureuse ( une fête locale nous libérait pour trois jours ) permit la réalisation de notre projet. Et un jeudi soir à 22 h. nous chargions notre matériel sur le toit de la voiture: sacs de couchage, toiles imperméables, lampes, pétrole, cordes et canots ( nous utilisons des canots pneumatiques de la R. A. F., plus connus sous le nom de dinggies ).

Une demi-heure d' auto, une heure et demie de marche dans la nuit à travers les orangeraies désertes et les buissons d' épines, et nous atteignons l' entrée des grottes. Un trou, 25 m. à ramper, une petite paroi humide et 1 Le Fleuve du Chien ( à 15 kilomètres au nord de Beyrouth ).

, Inous voici sur la grève d' embarquement. Derrière nous, la rivière s' engouffre bruyamment dans un déversoir tandis que devant elle forme un beau lac tranquille où nous allons bientôt voguer. Nous nous mettons rapidement en tenue ( costume de bain, espadrilles, et un béret basque, utile avant tout pour y cacher allumettes et magnésium ); nous gonflons les canots et prenons le départ. Un à un mes camarades embarquent, leur lampe attachée à l' avant de l' esquif, et, à petits coups de pagaies, commencent à remonter le courant. Je pars le dernier pour jouir du spectacle: bientôt, quand nous aurons passé le tournant et franchi le premier obstacle ( un gigantesque rocher qui barre le courant ), il n' y aura plus qu' un merveilleux silence, à peine troublé par le bruit des rames, et nous serons tout au plaisir d' une calme balade sur cette eau noire et luisante. Tantôt la voûte s' élève immense et surplombe, menaçante, dans les ténèbres, tantôt le plafond bas nous oblige à courber la tête — et nous sommes presque rassurés de le sentir si proche, malgré des traces d' effondrement récent.

Nous connaissons déjà le parcours, aussi n' accordons qu' un regard distrait et presque blasé aux merveilles que le travail des eaux nous offre. Et pourtant! cathédrales de calcite, piliers gigantesques, colonettes minuscules et fragiles, cascades figées, stalactites « en oreilles d' éléphant » qui tombent jusqu' au niveau de l' eau et chantent au choc comme un gigantesque xylophone, draperies étagées dans la meilleure tradition du Châtelet, toutes les nuances de blanc, de crème et de rose... chaque tournant invite à s' arrêter pour jouir du spectacle. Mais aujourd'hui nous sommes pressés; et, gagnés par le silence étrange qui nous entoure ( un silence de choses mortes ), nous continuons sans mot dire notre promenade, attentifs seulement à ne pas crever nos canots sur les rochers qui affleurent. A 4 h. du matin, nous nous étendons pour dormir un peu sur une petite plage de sable jaune, non loin d' un gigantesque effondrement. La belle balade est finie; demain commenceront les vraies difficultés.

Le lendemain, en effet, commença le travail harassant: embarquer, ramer, débarquer, dégonfler les canots, qui, mouillés, pèsent double, charger les sacs énormes, cheminer une heure dans des roches instables où chaque angle mort, mal éclairé, tend ses pièges, ou bien dans des boyaux trop étroits pour qu' on y passe avec le sac, regonfler les canots, rembarquer, ramer 10 minutes, redé-barquer, redégonfler les canots, etc.... Aussi, à 19 h., étions-nous heureux de trouver, au pied d' une magnifique cascade, une multitude de petits couloirs sablonneux qui offraient à chacun une niche particulière pour y passer la nuit. Nous étions fatigués, mais ravis; nous ne devions pas oublier certains passages: le boyau dénommé l' Enfer, étroit, hargneux, d' une roche absolument noire, où, à quelques mètres au-dessus du torrent qui se précipite dans un déversoir, il faut longer la paroi debout sur des lames de rocher coupantes et fragiles; les rapides qu' il fallut remonter mètre par mètre en s' agrippant des deux mains à la paroi latérale ( le courant était trop fort pour que l'on pût ramer ), ou bien ceux qu' il fallut remonter à pied — et le courant à mi-jambes menaçait de nous renverser tandis que nous peinions à tirer nos canots, pourtant vides; ou encore l' arrivée soudain dans cette caverne im- Die Alpen - 1948 - Lts Alpes3 mense ( 200 m. de long ), régulière et lisse, pareille à une gigantesque station de métro. Certaines impressions allaient nous hanter encore tandis que nous cherchions le sommeil: la menace des ténèbres quand la grosse lampe « Lux » s' est tout à coup éteinte ( elle était à secce moment d' angoisse terrible, quand brusquement je me sentis entraîné par le courant vers un déversoir à peine entrevu dans la furie de l' écume, et que, vainement, les dents serrées, je m' acharnais des deux rames à rejoindre la nappe d' eau calme qui, à trois mètres de là, me narguait...

Le lendemain devait être la dernière journée de marche en avant. La grotte devint de plus en plus étroite et difficile. Les canots furent abandonnés, tous les vingt mètres il fallait changer de versant. Enfin nous aboutîmes à une cascade dont nous entendions depuis longtemps le fracas. Elle tombait, surplombée par un étonnant plafond de draperies jaunes, sur un lac aux flancs presque lisses. Une méchante petite vire sous une roche surplombante nous abandonna brusquement à 10 m. de la cascade, agrippés au roc, et regardant d' un air navré, devant nous, la paroi absolument dépourvue de prises. « Il faudrait des pitons »... D' ailleurs il se fait tard ( façon de parler, car sans nos montres nous n' aurions aucune notion du temps ), nous devons songer au retour.

Nous étions à plus de trois kilomètres sous terre. Il fallut passer encore une nuit sur le sable, après avoir vainement cherché dans les sacs quelque chose de sec; mais tout était devenu humide dans cet air saturé d' eau: les sacs de couchage, les provisions, les cigarettes. Enfin, le dimanche à 17 h., nous vîmes filtrer un rayon; il y avait trois jours que nous n' avions vu le soleil ou tâté une roche sèche. Nous avons éteint les lampes; nous sommes restés encore un quart d' heure à fumer une cigarette dans l' ombre pour laisser nos yeux, démesurément agrandis, retrouver leur accoutumance au jour; et nous sommes sortis dans la chaleur et la lumière. Etendus sur des roches brûlantes, émerveillés, nous avons regardé, dans l' acre parfum des broussailles, le soleil s' éteindre sur des collines violettes...

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