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Au Buochserhorn

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Par Gabriel Oberson.

On s' imagine quelquefois qu' il faut quitter ses occupations ordinaires et se lancer dans des aventures sans utilité, telles que courses de montagne ou randonnées à bicyclette. Je venais de céder à l' une de ces suggestions de notre époque et je m' en repentais. Malheureusement, une fois une excursion décidée, je ne reviens jamais en arrière, et il fallait coûte que coûte, malgré le temps couvert, exécuter cette ascension du Buochserhorn.

J' étais assailli par une foule de considérations sur la vanité de mon entreprise, et rien ne me semblait plus ordinaire, plus plat qu' un pont sur la Reuss, que je traversais de nuit, qu' un bateau en partance avec ses bruits rares et grotesques de vapeur qui s' échappe, de fer qu' on remue, d' ordres qu' on donne. La joie ne pouvait paraître plus factice que sur ce bateau fait pour l' industria, où des gens venaient débourser de l' argent pour se persuader qu' ils s' amusaient. Tout autre passe-temps me paraissait plus attrayant: par exemple, une grasse matinée dans la douceur d' un lit douillet, une flânerie béate par des allées ombreuses, un déjeuner assaisonné de propos animés et rieurs. Mais non! J' étais condamné à cette réalité instante, à ce bateau qui semblait traiter d' imbéciles ceux qui venaient s' y abattre comme des mouches à miel. Ils étaient assez rares et cette solitude augmentait l' impression qu' on avait de n' avoir pas su trouver le plaisir cherché pour ce dimanche-là.

La société cependant n' organise pas de plaisirs absolument vains. On pourrait en dire ce qu' on dit des métiers, qu' il n' y en a point de sots. Malgré l' air timide et transi des passagers en ce mois de novembre 1927, nous en avions pour notre argent. Le bateau fendait les flots grisâtres à une belle allure; on oubliait les rites mesquins du départ, et le travail des roues rythmait le défilé des rives indéfiniment songeuses. Des lumières les piquaient, presque aussi évocatrices que des étoiles, lesquelles manquaient totalement ce soir-là à cause de la brume qui descendait jusqu' à mi-hauteur des montagnes. J' avais quelque espoir d' une éclaircie, mais y renonçant bientôt je me vouai décidément à la contemplation de la nuit, audacieusement campé à l' avant du navire, le col retroussé et les mains dans les poches, pareil à un explorateur des mers polaires. Quelques passagers, également attirés par la beauté du spectacle, bravaient le froid et se tenaient sur le pont, mais la communauté de leur goût n' alla pas jusqu' à leur faire échanger quelques paroles.

Je descendis seul à Buochs comme un fétu tombant d' un char de paille. Je regrettais maintenant le bateau qui semblait me faire des reproches: « Pourquoi m' as quitté, disait-il, quand nous étions si bien. Je t' offrais de confortables banquettes où tu pouvais somnoler en respirant les bouffées chaudes sorties de mon ventre laborieux. Maintenant va chercher fortune dans tes rochers préférés; mais je doute... » Je cessai de l' écouter, car on n' a jamais vu quelqu'un remonter sur un bateau dont il vient de descendre.

Le Buochserhorn se dressait devant moi, aussi mystérieux dans ses brouillards que le Sinaï devant les Hébreux. Un sentier se présenta. Avisant une indigène, je lui demandai si c' était le bon. Mais j' eus le tort de lui lancer quelques regards exophtalmiques, ce qui fit qu' elle me répondit trop hâtivement que je n' avais qu' à monter.

Ce sentier n' était pas fait pour apaiser mon esprit énervé par la précarité de mon excursion. Il zigzaguait, se dédoublait, se changeait en conduite d' eau, et finalement disparaissait après m' avoir engagé dans une pente boisée tout à fait malcommode.

Je comptais faire une promenade et non une excursion à varappe. J' avais mes habits du dimanche et mes souliers sans clous. Je fus bientôt excédé par les glissades continuelles dans les aiguilles de sapin rendant nécessaire la crispation des orteils. Par moment j' entendais dans les arbres un bruit qui ressemblait à de la pluie, mais je ne pus jamais savoir s' il correspondait à une réalité.

A Buochs, les cloches invitaient les fidèles aux joies tranquilles de la contemplation. Au-dessus de moi, des couloirs sauvages se dressaient où sans doute les démons évoluent pendant les orages. Le défaitisme me gagnait. Je me voyais déjà reprenant le bateau et rendu à mes chères études à l' institut Rotsee. Cependant, tout en redescendant, j' obliquais à gauche, du côté où devait se trouver le chemin. Je traversai des clôtures barbelées près de fermes d' où l'on devait observer avec défiance cet étranger aux allures louches. Je craignais de voir un Cerbère trop zélé enfoncer ses crocs acérés dans mes mollets délicats. Bientôt je vis des gens revenir lentement de la messe et je demandai mon chemin.

La journée commençait ainsi par un épouvantable « pétouillage ». La sensation de me promener par force me saisit avec une nouvelle vigueur. La conviction que je devais avoir du plaisir me causait une véritable peine et je ne pouvais me dispenser d' analyser indéfiniment mes impressions.

Tout à coup, je vis devant moi un splendide lieu de villégiature, Rickenbach, et en même temps, à gauche, une longue croupe qui montait et se perdait dans le brouillard. C' était le chemin du sommet. J' avais renoncé à y aller, étant la proie d' une « flegme » aussi découragée qu' inquiète. Je voulais tout tranquillement gagner Beckenried par les Bärfallen. J' y montai pourtant par crainte des reproches agitants que me fait toujours ma conscience après ces reculades.

Toujours pointer en avant, toujours foncer dans le brouillard, marcher pour marcher, sans beauté, sans passion, voir un ressaut après l' autre et croire que cela n' aura pas de fin, voilà une disposition à peu près pareille à celle de Dante traversant la forêt qui le menait aux enfers. Le fleuve Léthé n' est pas cette mer qui m' enveloppe, insaisissable et impondérable, et ravit à l' esprit toute sorte de point d' appui. Vais-je émerger dans la clarté finale, ou bien la lueur qui m' attire est-elle une simple fantasmagorie d' un malin génie?

Non; c' est bien fini. Voilà le signal qui m' indique que je ne verrai rien aujourd'hui. La nécessité m' impose une relâche, car je ne puis monter plus haut, ni décemment descendre de suite. Après m' être rassasié du son des clochettes arrivant des bas-fonds, je m' étends paresseusement sur trois bâtons de ma taille qui me garantissent de l' humidité du sol. Je fermai les yeux et m' étonnai alors de la seule chose que je sentais. Car le philosophe doit toujours s' étonner, dit Aristote, et j' admirais cette bonté gratuite du Buochserhorn, dont le dos rond me portait sans que j' eusse à lui payer aucune redevance.

Et de se trouver seul, sur ce sommet, avec ce couvercle de brouillard, l' esprit s' étendait soudain dans des proportions infinies. Et une sorte d' amour immense le submergeait de ne trouver autour de lui aucune contradiction. Embrassant d' un coup l' ensemble des phénomènes, il y trouvait un parfait accord et s' identifiait avec eux, souhaitant trouver de nouveaux moyens de proclamer cette union sans réserve. Un magné- tisme soudain aspirait ce corps étendu en plein abandon et le diluait dans la beauté totale. Pareil aux effluves d' une musique enchanteresse, il illuminait la pensée en provoquant des élans d' enthousiasme. L' infini du bien révélait son existence, se faisait pressant et annihilait toute crainte du mal. La seule possibilité de ce dernier suscitait une soif de sacrifice telle que toute douleur pour le combattre eût paru douce. On voit quelquefois dans les Alpes, sur un tertre élevé, se profilant en plein ciel, un Christ en croix ouvrant ses bras au grand soleil de la nature: attitude logique et si séduisante que j' aurais voulu sentir les clous qui me liaient au grand tout, dont j' étais encore trop séparé.

Et la complexité de toute la nature Affluait en un point par où la créature Vivant de toute vie entraînait dans son cours Mille êtres différents, ravis de son amour.

Alors l' esprit du Buochserhorn me parla en ces termes: « Je te remercie chaudement d' être venu me trouver dans cette solitude. Je ne suis qu' une chose et nous avons plus besoin des hommes que les hommes n' ont besoin de nous. Ceux-ci sont en général égoïstes et ils se figurent que nous existons tels que nous apparaissons à leurs yeux. En réalité il n' en est pas ainsi. L' image qu' ils ont de nous, le phénomène, n' est qu' une combinaison de notre être avec leurs organes. Je ne sais si tu me comprends. Une chose n' est qu' un ensemble de couleurs, de sons, de sensations de tact et d' odorat. Or tout cela est en partie produit par les organes humains. Que serait une couleur sans l' œil qui la perçoit; un son sans l' oreille qui l' entend? Une simple possibilité. Il en résulte ce que tu vas traiter d' absurde, mais qui n' en est pas moins réel, c' est qu' une chose qui n' est pas perçue n' existe pas. Saint Thomas est d' accord avec moi, puisqu' il soutient que toute existence matérielle est prouvée par les perceptions. Une forme sans perception est une forme non actualisée, une forme sans phantasme, incapable de subsister par elle-même. Ainsi tu te rends compte qu' en venant te coucher ici, tu m' as actualisé au moment où je m' y attendais le moins et mon âme aussitôt s' est émue.

Quand tu seras retourné dans la plaine, ne manque pas de te souvenir de moi et dis à ceux qui ne me connaissent pas combien il est délicieux et profitable de sentir l' âme d' une montagne. Beaucoup de gens ont ,,fait " le Buochserhorn, mais jamais je n' ai parlé à quelqu'un comme je l' ai fait cette dernière fois. »

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