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Autant en emporte le vent

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

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emporte le vent

Andrea Vogel, Grüsch

La caravane de yacks montant au camp de base avancé Je m' étais joint à une grande expédition de 26 participants, dont deux femmes et six Suisses, qui partait au printemps 1987. Objectif: le Cho Oyu, 8201 m. Nous étions la première expédition à s' attaquer à ce géant himalayen par le nord, c'est-à-dire par le versant chinois. Les températures nettement plus basses qu' au Népal, mais surtout les taxes d' autorisation bien plus élevées ( pour notre groupe, elles se montaient à 30000 dollars US ), avaient jusque-là découragé les alpinistes de choisir ce versant. Pour financer cette entreprise, la majorité des participants avait travaillé et vécu très sobrement durant une année entière.

Vers le camp de base avec les yacks Notre voyage était organisé jusqu' au camp de base. De là, nous avions prévu que chaque participant déciderait de son engagement. Après avoir effectué les derniers achats à Katmandou, nous fûmes conduits en car, puis par jeeps, jusqu' au camp de base inférieur. De ce point, il s' agissait de transporter environ 2500 kilos de matériel et de vivres jusqu' au camp de base avancé, situé à 5700 m d' altitude. Notre départ fut retardé de six jours à cause d' une violente tempête de neige. Après cela, nous pûmes enfin nous mettre en route, aidés par des conducteurs de yacks et leurs bêtes, pour une montée aussi pénible que fascinante. Certes, ce camp avancé se trouvait à une altitude très élevée, mais c' était le seul site convenable.

Nous étions en chemin depuis trois jours lorsque les yacks restèrent pris dans la neige, un peu au-dessous de notre but. La distance que ces animaux incroyablement vigoureux auraient franchie en deux heures, il nous fallut quatre jours de transports pénibles pour en venir à bout! Parvenus enfin à ce Neu qui allait être notre base pour les six semaines à venir, nous eûmes tout loisir de contempler l' objet de nos rêves, le sommet du Cho Oyu, et d' étu les possibilités d' ascension. Par ailleurs nous avions bien sûr les tentes à monter et mille autres petites choses à faire, qui nous occupèrent pleinement.

Le Cho Oyu ( 8201 m ), depuis nos tentes du camp de base ( 5700 m ) Style alpin: sans porteurs vers le sommet Celui qui choisit une ascension en style alpin renonce du même coup au confort que peut offrir l' aide des porteurs. Il se contraint à choisir lui-même son itinéraire, à faire la trace dans la neige, à monter la tente, de même qu' à préparer ses repas. Dans un camp intermédiaire non loin du camp de base avancé, nous disposions d' une tente de cuisine com- mune où Inge, l' une des deux femmes présentes, nous gâtait parfois en nous préparant un délicieux repas chaud.

A titre de comparaison, voyons un exemple d' expédition classique. Nous avons rencontré à 6700 m des Chiliens qui venaient du Népal, accompagnés de sherpas. Quelle différence! Les participants à l' expédition étaient servis par les sherpas, qui par ailleurs transportaient tout le matériel, montaient les tentes et cui-saient même du pain! Une marche d' approche vécue dans de telles conditions ménage l' alpi et lui permet de se limiter à une seule question: comment monter là-haut, puis en redescendre? De tout le reste, il n' a pas besoin de se préoccuper.

Six semaines dans la tempête Après quelques journées ensoleillées au camp de base avancé, le temps changea de nouveau. Le ciel magnifiquement bleu se couvrit très rapidement, et ce fut la tempête de neige, avec des températures jusqu' à 30 °C au-dessous de zéro. Au cours des cinq semaines qui suivirent, nous fîmes plusieurs tentatives pour gagner le sommet de la sixième montagne du monde: tout d' abord des reconnaissances, puis des tentatives par groupes, selon les itinéraires décidés. Urs Mattli, Fredi Graf et moi-même étions les seuls à tenter notre chance à ski. Après une montée de six heures, nous installâmes notre camp I à 6400 m. Il se trouvait sur l' épaulement le plus bas du versant nord-ouest. Un jour plus tard déjà, le camp II se dressait à 6700 m, du matériel y était déposé et quelques cordes fixes étaient en place. Un jour et une nuit d' accli, et nous redescendions au camp de base avancé.

Mais au cours de la tentative suivante, nous fûmes pris dans une tempête confinant à l' ouragan. Simplement pour monter la tente au camp I, il nous fallut deux heures, et durant la longue nuit qui suivit nous pouvions à peine communiquer, tant le vent rugissait. Le lendemain, nous nous aventurâmes tout de même jusqu' à la grande chute de séracs ( le passage-clé ). Grâce aux cordes fixes, nous franchîmes sans encombre ce passage scabreux, portant chacun une charge de 15 kilos. Nous avions laissé nos skis plus bas car il était impossible de songer à une descente à ski dans un tel terrain. Cette fois-ci, nous atteignîmes l' altitude de 7300 m et pûmes ériger un nouveau camp. Mais ensuite le temps se détériora. Un camarade de notre expédition, redescendant d' un camp d' urgence installé plus haut, nous raconta que les conditions météorologiques y étaient absolument invraisemblables. Urs et moi décidâmes malgré tout de continuer à grimper aussitôt que possible, pour atteindre enfin ce sommet tant convoité. Cependant, le vent et le froid devaient nous contraindre à la retraite.

Une décision difficile Par beau temps, le sommet aurait pu être atteint en six heures environ. Mais dans les conditions présentes, nos chances de revenir vivants ne dépassaient pas 50 pour cent. La longue période de mauvais temps nous avait épuisés, et démotivés. Il était temps de prendre la décision de renoncer à toute nouvelle tentative de monter au sommet. Une fois cette décision prise, j' éprouvai immédiatement un grand sentiment de soulagement, de même que je parvins à établir une distance intérieure par rapport à toute cette entreprise. Certes, une capitulation représente une perte de prestige et équivaut à une défaite. Adieu la réussite, adieu la gloire! Mais l' acharnement à poursuivre un but aveuglément, en courant le risque de gelures et en ne pensant ni à soi-même ni à ses proches, conduit tôt ou tard à l' échec.

Paysage glaciaire, dans les environs du camp de base avancé Des « trous d' âme » Tout en redescendant du camp IV, je tournais et retournais ces pensées dans ma tête. Nous étions partis tard et traversions maintenant un haut plateau à 7300 m, en direction de la chute de séracs. Soudain, au beau milieu de cette immense plaine, la visibilité se réduisit à un ou deux mètres. Gare! Nous risquions de nous perdre. Terrible danger à affronter ainsi, sur le chemin du retour, et qui, pour la première fois au cours de cette expédition, me fit connaître la panique. De plus le vent soufflait avec une telle violence que Urs, malgré ses 85 kilos et ses crampons, fut renversé par une rafale et parvint tout juste à s' agripper à son piolet et à moi. La température était alors de -32 ° C, et la vitesse du vent avoisinait 100 km/h. Tout était raide de gel et un froid glacial nous enveloppait.

Nous n' avancions plus debout, mais accroupis, puis en rampant. Autour de nous mugissait un ouragan auquel nous étions livrés sans défense. Nos dernières étincelles d' espoir s' envolaient dans le vent, après que le désir inconscient d' atteindre le sommet eut été balayé, et toute volonté brisée. Je n' étais pas loin de perdre la raison et je plongeai dans des rêveries étranges, qui duraient des fractions de seconde ou des minutes entières. Mais toujours la réalité me réveillait et me secouait: « Allons, ne reste pas là à rêver! Même si tu vas très mal! Qui es-tu? Un fou?... » Mais qui pourrait m' interdire de rêver ici? Personne ne me voit dans cet enfer glacé, fouetté par la tempête. Ou bien, y a-t-il quelqu'un? Il me semble que je sens une présence, non? Une immense volonté de vivre s' impose à moi, ma volonté de vivre. Elle me tire en avant, jusqu' à cette planche de salut, ce petit fanion-balise presque enseveli sous la neige et le givre. Puis, à la faveur d' une brève éclaircie, d' autres balises deviennent visibles, indiquant le passage dans la chute de séracs. Nous sommes sauvés. Cette vérité, je n' en comprendrai la portée que plus tard, et elle me remplira alors de reconnaissance.

Compensation La décision prise était la bonne. Nous n' avions plus que cinq jours à disposition, et aucune amélioration du temps ne s' annonçait. C' est ainsi que nous avons interrompu notre expédition au bout de cinq semaines, et que nous avons pris le chemin du retour plus tôt que prévu, par la longue vallée de Palung. Markus Schmuck, notre chef d' expédition ( de même que premier vainqueur du Broad Peak, 8047 m ), réussit à ma grande joie à organiser une visite de la ville sainte de Lhasa, capitale du Tibet, avec l' aide du manager sportif chinois qui nous accompagnait au camp de base. Le comité sportif chinois se chargeait aimablement de tous les frais. Ce voyage fut pour nous tous une compensation grandiose et une consolation merveilleuse après ces jours de tempête. Et pour moi, le pays et ses habitants, mais aussi la conscience d' avoir échappé à un terrible danger, devenaient tout à coup beau- Lhasa: le Potala, ancien palais gouvernemental du Dalaï-Lama coup plus importants que le sommet si lointain. De fait, comparé aux semaines passées sur les flancs du Cho Oyu, le voyage au Tibet fut très court; pourtant ce sont aussi - et même surtout- les impressions de ces quelques jours qui resteront fixées dans ma mémoire. Les Tibétains ont été privés de leur liberté, mais leur rire et leur gaieté naturelle, personne n' a pu les leur enlever. Ils cherchent la paix dans le bouddhisme et rayonnent de joie de vivre, même s' ils possèdent bien peu de chose. Ils représentent à mes yeux un témoignage de plus du fait que la voie du bonheur intérieur ne passe pas par les richesses matérielles.

Traduction de Annelise Rigo

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