Aux Alpes du Dauphiné | Club Alpin Suisse CAS
Soutiens le CAS Faire un don

Aux Alpes du Dauphiné

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

La Meije ( 3987 m. ).

La traversée des arêtes ( 28/29 août 1913 ).

Auf dem Berge!... Aux montagnes, aux montagnes, Mon oeil plonge aux cieux ouverts; Je domine les campagnes, Je suis roi de l' univers.

( Chant populaire suisse. ) La Meije a, dans les études et dans la chronologie alpine, une histoire semblable à celle d' autres montagnes, célèbres par leur grande altitude.

Des alpinistes de toutes les nationalités sont accourus et accourent pour en escalader les parois lisses ou les couloirs dangereux, en franchir les glaciers escarpés. Et ils sont tous d' accord pour reconnaître les grandes difficultés que présente cette montagne.

Les tentatives pour parvenir au sommet de la Meije furent nombreuses et répétées, et la victoire coûta beaucoup d' inquiétude et de peine. Les audacieux, qui les premiers attaquèrent la Meije, arrivés à une certaine hauteur, reprirent le chemin du retour, persuadés qu' elle était inaccessible. Des guides très experts, des alpinistes connus du monde entier, parmi lesquels MM. Whymper, Walker, Moore, estimèrent un rêve irréalisable l' escalade de cette montagne que jamais nul pied humain n' avait foulée.

La « Grande Muraille sud » paraît une digue infranchissable à celui qui la regarde du glacier des Etançons.

Ce furent les tentatives de M. Henri Duhamel ( il atteignit en 1876 une altitude remarquable ) qui frayèrent le chemin à celui qui vainquit définitivement la Meije. Et en effet la renommée de virginité, dont avait été jusqu' à ce jour entouré le nom de la « sublime » Meije, tombait le 16 août 1877 par l' intrépidité du vaillant alpiniste M. Emmanuel Boileau de Castelnau.

D' autres audacieux suivirent son exemple, et le Rév. W. A. B. Coolidge fut le second vainqueur.

Qu' il est étrange, le massif de la Meije!

Sa structure massive donne l' impression, à celui qui le regarde, d' avoir campé dans les airs, comme un capuchon mis de travers, son sommet découpé.

C' est du côté nord qu' il paraît le plus découpé, même scié. Car une des caractéristiques de ce massif, c' est le double aspect tout à fait différent des versants nord et sud.

Tandis que, vue du côté nord, la chaîne de la Meije paraît une suite de minces petits pinacles s' élevant au-dessus de parois noires, çà et là tachetées de neige, vue du côté sud, elle n' est qu' une barrière uniforme, très haute et presque régulière. Un seul sommet, le Grand Pic ou Pic occidental, s' élève comme la tour d' un phare, vis-à-vis des chaînes des montagnes, qui se suivent semblables à des vagues dans un vaste océan.

Si le massif est bizarre, le nom l' est bien davantage!

Que signifie ce nom de Meije donné à cette belle chaîne?

Les versions et les interprétations des savants sont nombreuses. La plus probable est celle qui fait dériver ce mot de Meijo ou Meidjo, qui signifie, dans le patois de La Grave, « Midi ». Et en effet, géographiquement et astrono-miquement, la Meije se trouve, par rapport à La Grave, juste au midi. Le ruisseau des Etançons, jaillissant du glacier du même nom, semble presque couler du Promontoire que termine la Pyramide Duhamel et se dirige vers le sud, comme dirait M. Alexandre Manzoni, entre deux chaînes non interrompues de montagnes. Il paraît un sentier tout blanc, conduisant directement aux terres du sud les plus éloignées.

On peut examiner la Meije du côté nord aussi bien que du côté sud: elle présente partout un aspect très imposant, qui la fait paraître, pour ainsi dire, inabordable. Etant donnée la différente conformation des deux versants, et le côté nord ayant un aspect plus séduisant et plus varié, on peut facilement comprendre que les premières tentatives aient été faites du versant nord, car la structure de la montagne, vue de ce côté, semblait être plus accessible.

Les descriptions des premiers qui fixèrent de loin leurs yeux sur le massif de la Meije, de ceux qui la regardèrent de près et l' étudièrent attentivement, de ceux qui essayèrent, les premiers, de l' escalader et de ceux enfin qui réussirent à atteindre son sommet, m' avaient fait penser à la difficulté presque insurmontable de pouvoir rivaliser avec eux.

MM. Whymper, Walker et Moore, accompagnés au mois de juin 1864 par Christian Aimer et Michel Croz, les guides les plus appréciés de leur temps, à la vue de la « Grande Muraille » n' hésitèrent pas à déclarer, comme je viens de dire, que toute tentative d' escalader la Meije serait vaine. Et M. Moore même, après plusieurs années, ne changea pas d' avis.

Le célèbre guide Aimer qui escalada des sommets nombreux et difficiles, parmi lesquels le Pic Central de la Meije en 1870 avec M. W. A. B. Coolidge, en essayant de parvenir de celui-ci au Pic Occidental ou Grande Meije, de 17 mètres plus élevé, déclara qu' aucun être humain ne réussirait à atteindre le sommet.

D' autres alpinistes très célèbres, comme M. Cox, M. Gardiner, les frères Pendlebury et M. Taylor, après avoir escaladé pour la deuxième fois, avec d' autres excellents guides, le Pic Central de la Meije, en regardant le Pic Occidental, le plus élevé du massif, déclarèrent que pour eux aussi « il paraissait formidable au delà de toute expression ».

Le guide Hans Baumann dit une fois qu' un touriste avec de bons guides pourrait parvenir au sommet de la Meije, mais n' en reviendrait jamais.

L' énumération de toutes les phrases et de tous les avis des alpinistes, qui s' accordent pour reconnaître les difficultés que présente la Meije, serait vraiment trop longue.

Les 18 tentatives exécutées de 1870 à 1877 pour vaincre la « rebelle » avaient expliqué en partie les mauvaises impressions de tous ceux qui s' étaient préparés à cette difficile entreprise. Ces tentatives sont écrites dans l' album glorieux de l' alpinisme universel.

Tout le monde connaît celle de M. Henri Duhamel, qui devait enfin atteindre la victoire.

La « Pyramide Duhamel » sera toujours rappelée dans les annales de la Meije; l' historien et l' alpiniste en parleront: l' un dans ses ouvrages, l' autre dans ses mémoires et dans ses relations.

La période des insuccès devait enfin se terminer, et cela avait lieu le 16 août 1877; mais après quelles difficultés inouïes! Le vainqueur, M.Em-manuel Boileau de Castelnau, nous en donne la description dans une relation claire, détaillée et émouvante, publiée dans « l' Annuaire du Club Alpin Français » de cette même année 1877.

Depuis ce jour, on a escaladé plusieurs fois le Grand Pic de la Meije, et bien souvent la traversée des arêtes fut répétée.

Le sommet de la Meije fut longtemps inconnu aux alpinistes italiens. Il faut remonter jusqu' en 1875 pour connaître les tentatives de M. Alexandre Martelli, de la section romaine du Club Alpin Italien, tentatives qui échouèrent à cause du mauvais temps.

Ce furent notre illustre et vénéré maître M. Guide Rey et M. Alexandre Sella, accompagnés des guides italiens G. G. Maquignaz et Antoine Castagneri, qui eurent l' honneur de la première ascension italienne de la Meije, le 4 juillet 1887.

Trois ans après, le 23 juillet 1890, un autre vaillant alpiniste italien, M. Louis Vaccarone, escalada la Meije. Dans sa relation, entre autres choses, il écrit:

« Nous nous acheminâmes sur la grosse muraille pour laquelle l' épithète de « terrible » n' est pas exagérée; c' est une lutte corps à corps avec la montagne. » Depuis, d' autres alpinistes exécutèrent l' ascension du Grand Pic de la Meije et la traversée des arêtes, mais ils ne sont pas nombreux. Nous souhaitons pourtant que leur nombre devienne considérable, afin que l' alpinisme italien puisse rivaliser avec celui des autres nations, qui ont fait de la chaîne de la Meije le champ de leurs compétitions.

Quand, le 27 août 1913, je descendis à l' Hôtel Juge de La Grave, mon premier soin fut d' explorer le sommet redoutable. La longue-vue de l' Hôtel Juge me permit de l' examiner à loisir, et pendant deux heures je n' éloignai pas le regard des rochers sur lesquels le soleil jetait des éblouissements d' or et des sillons flamboyants.

Je demandai ensuite des renseignements sur les meilleurs guides de La Grave. On me présente les frères Théophile et Florentin Pic: le premier guide, le deuxième porteur. Je discute avec eux, et leurs paroles me permettent de me rendre compte de la situation. Les deux montagnards, à leur tour, semblent vouloir s' assurer de mes qualités d' alpiniste. Ils m' accablent de questions alpines, ils scrutent mes conditions de corps et d' âme. Evidemment ils sentent leur responsabilité et veulent être sûrs que le nouvel adorateur de la Meije ait les qualités nécessaires pour être agréable à cette cime souveraine. L' examen doit m' être favorable puisque nous décidons et exécutons les préparatifs pour l' escalade.

Et le matin suivant, une claire journée ensoleillée augmentait mon espoir et la confiance de mes compagnons.

Comme on ne peut pas effectuer l' escalade de la Meije et des crêtes en moins de deux jours, que l'on parte de La Grave ou de La Bérarde, ayant considéré les difficultés à surmonter et le long chemin à faire, nous décidons de marcher sans trop nous hâter.

A 9 heures, en effet, nous nous mettons en chemin pour la Brèche de la Meije et pour le Refuge du Promontoire, construit par la section de l' Isère du Club Alpin Français et situé dans la partie inférieure de la rive gauche du glacier de la Brèche de la Meije.

Par un bon chemin muletier nous descendons à la Romanche, et, tournant à droite, nous nous engageons dans le défilé du torrent de la Meije, auquel nous parvenons un peu au-dessous des masures de Chalvachères.

D' ici on commence à admirer la Meije dans sa beauté et dans son aspect imposant. Le lieu est poétique. A cette belle étendue verdoyante, où l'on distingue les masures de Chalvachères, au caractère de la haute montagne, s' oppose, assez près, un grand bassin aride et pierreux, plein de gros rochers et de détritus, avec, à gauche, le panorama splendide de la Meije et de ses grandioses et effrayants surplombs.

De Chalvachères nous parvenons au glacier de la Meije: il est partout plan et recouvert de détritus. Nous n' en traversons qu' une assez petite partie. Les pentes devenant trop inclinées, et afin d' en éviter les crevasses, nous attaquons les rochers, qui forment comme un promontoire contre lequel se brisent et se répandent les glaces, qui se précipitent des hauteurs. Les rochers sont appelés Enfetchores. Les points d' appui sont solides, mais la marche est difficile et pénible à cause de la montée et des gros blocs de pierre qu' il faut franchir.

Arrivés au sommet du promontoire, nous accordons une demi-heure de repos à nos corps fatigués et nous consommons un modeste déjeuner.

Ce promontoire rocheux renferme le glacier sous la Grande Meije, de sorte que celui-ci forme une série de séracs qui brillent merveilleusement aux rayons du soleil, donnant à cette zone glacée un aspect caractéristique et étrange.

Nous reprenons sur le Glacier de la Meije notre marche fatigante et difficile à cause de la neige molle et en mauvais état, jusqu' à la Rimaie de la Meije. L' unique grande difficulté pour rejoindre la Brèche de la Meije est constituée par cette rimaie, quelquefois infranchissable: tout le reste n' est pas bien remarquable.

Nous parvenons à la Brèche à 3 h. 45 de l' après. Elle est située à une altitude de 3369 mètres, entre le Doigt, contrefort du Pic du Glacier Carré ( 3860 m .) à l' est, et le Râteau ( 3754 m .) à l' ouest.

D' ici le panorama est merveilleux, surtout sur le Grand Pic de la Meije, qui apparaît dans toute sa grandeur, couvert à la base d' un large manteau de neige très blanche.

Je place ma carte de visite sous un caillou parmi les quelques rochers qui marquent la Brèche, et nous descendons par le glacier des Etançons vers le Refuge du Promontoire ( 3093 m .) que nous apercevons avec joie. Nous y arrivons à 4 h. 35 de l' après. Nous le trouvons déjà occupé par un groupe d' alpinistes, avec lesquels nous échangeons les salutations d' usage. J' eus alors la chance et le plaisir de connaître le renommé alpiniste M. Louis Comberousse.

Il convient d' adresser de grandes louanges aux fondateurs de ce refuge, qui a remplacé le refuge du Châtelleret du versant des Etançons. Il offre du confort et des avantages aux grimpeurs non seulement de la Meije et de ses crêtes, mais aussi de tous les sommets environnants.

Mais le temps avait changé à l' improviste et, avant que nous pussions nous abriter au refuge, nous fûmes rejoints par la pluie et par un vent très fort, accompagné par intervalles d' épais brouillards.

Et un certain découragement nous avait envahis: à la belle confiance de quelques heures auparavant avait succédé le doute de ne pas pouvoir accomplir notre entreprise. Je pensais que, probablement, sur les rochers au-dessus du refuge, ou sur les sommets tout là-haut, il neigerait et que le matin suivant le verglas empêcherait l' ascension. Et ma crainte était partagée par les guides, qui le montraient clairement par l' expression de leurs visages et par leur silence prolongé. Je me souviens que je sortis du refuge plusieurs fois pour observer les conditions atmosphériques et que je m' attachai tenacement même à la moindre espérance. Mais la pluie tombait toujours et le ciel était toujours plus sombre. Il ne restait qu' à espérer que le vent du nord, pendant la nuit, balayerait les nuages et dissiperait les brouillards.

Nous nous réconfortons avec une bonne soupe chaude et nous essayons de tromper la lassitude de nos corps et de relever notre esprit découragé par les conditions défavorables du temps, en causant familièrement avec M. Comberousse et en passant en revue les entreprises alpines, accomplies en d' autres temps.

Avant de reposer mon corps fatigué, je cherche le livre du refuge, où j' écris quelques lignes. En tournant les pages je vois que la Meije a été escaladée par peu d' Italiens.

Il me tombe sous les yeux quelques lignes écrites par nos très regrettés collègues MM. Eugène Moraschini et François Bertani, précipités ensuite, victimes de leur hardiesse et de leur grand amour pour la montagne, du haut de la Meije, à la place nommée « Passage Castelnau », le 11 juillet 1907, par suite de la rupture de la corde fixée à ce passage.

Ils reposent dans le modeste cimetière de Saint-Christophe en Oisans, à côté de deux autres vaillants et intrépides alpinistes: M. Emile Zsigmondy, tombé victime de son ardente passion le 6 août 1885 en recherchant un nouveau passage sur le versant méridional de la Meije, et M. Thorant, dont le corps fut trouvé suspendu, le 22 août 1896, aux rochers de la Pyramide Duhamel, après avoir été précipité de la Grande Muraille, pendant qu' il en descendait.

Dans une autre page, à côté d' une fleur collée, symbole de l' affection et de l' amour dont elle entourait son frère, M. Eugène Moraschini, je lis quelques lignes émouvantes de sa sœur Antoinette montée au Refuge du Promontoire en douloureux pèlerinage.

Dans la tranquillité du refuge, tandis qu' au dehors l' orage siffle et tour billonne, tandis que la tourmente se déchaîne et devient furieuse, mon âme est triste: je rumine dans mon esprit des idées mélancoliques et des souvenirs des héros de la Meije et de la montagne, que j' unis tous dans une pensée respectueuse et émue.

Nous nous réveillons à 3 h. 45 du matin, et notre premier mouvement est d' ouvrir la porte du refuge et de lever les yeux au... Ciel, cui tanti lumi fanno bello... Par. II. 130.

Notre âme tressaille de joie, bien qu' une pensée la trouble encore. Le rocher sera-t-il recouvert de patine glacée?... Nous espérons que la fortune voudra bien nous sourire, et nous partons.

A 4 h. 45 du matin, liés à la corde, nous attaquons avec entrain les durs rochers du Promontoire, au-dessus du refuge. A mesure qu' on avance, ils constituent déjà un peu d' entraînement pour les difficultés qui se présenteront et que nous trouverons très nombreuses sur le pénible chemin que nous devrons parcourir.

Nous montons un véritable promontoire rocheux, en forme de croupe irrégulière; nous en suivons le sommet; nous nous engageons, en certains endroits, dans d' étroites cheminées; nous traversons, en d' autres, des parois plus ou moins escarpées et dangereuses.

Nous parvenons enfin au Carrefour ( 3100 mètres ). Ici commence le « Couloir Thorant », où mourut le célèbre alpiniste M. Thorant avec le professeur Aimé Payerne.

Ce couloir a quelquefois le fond plein de neige et de glace et les rochers recouverts de verglas, mais nous le trouvons assez déblayé, de façon que nous pouvons avancer avec une certaine sécurité, nous tenant à peu près au milieu. Toutefois nous devons avancer avec précaution, tantôt à cause de quelques blocs de pierre glissants, tantôt à cause des cailloux, lesquels, en tombant, peuvent être un danger pour la caravane qui suit la nôtre.

La marche, qui continue avec beaucoup de précautions, s' arrête en certains endroits pour continuer ensuite, le plus possible, en un rang serré.

A 6 h. 30 nous parvenons à la « Pyramide Duhamel » ( 3580 m .), ou Pierre humide Duhamel, où autrefois existaient les débris d' un petit cairn. Elle est située au sommet du Promontoire, et là les caravanes s' arrêtent presque toujours, soit pour se reposer et faire un petit déjeuner, soit pour étudier le plan d' attaque de la « Grande Muraille ».

Ce fut la colonne d' Hercule de la Meije, puisque plusieurs tentatives, faites pendant sept ans, échouèrent avant que l' indomptable constance et l' intrépidité d' un vaillant grimpeur, M. Emmanuel Boileau de Castelnau, pût la dompter.

La « Grande Muraille » produisit et produira toujours une grande impression sur celui qui la regarde de n' importe quel côté.

Les premiers qui voulurent la décrire durent reconnaître qu' il était impossible de s' acquitter dignement de cette tâche: les premiers qui voulurent l' escalader proclamèrent l' absolue impuissance humaine de la franchir. Tous tombèrent d' accord qu' une autre muraille semblable ne pouvait exister dans les Alpes.

Il s' agit d' un mur de quelques centaines de mètres de roche verticale et compacte, sur lequel on rencontre des difficultés dès les premiers pas. En effet nous connaissons bien quels efforts on a dû faire et quel combat a été engagé par les vainqueurs de la Meije afin de franchir les vingt premiers mètres de cette muraille, qui donnait à la caravane l' assurance d' avoir franchi le pas le plus difficile pour parvenir au Glacier Carré. La résolution de M. Boileau de Castelnau, qui était prêt à tout, l' emportait sur le refus du guide Gaspard d' essayer l' escalade. « Eh bien, » s' écrie Gaspard, « puisque vous le voulez je ne vous quitterai pas; vous ne vous casserez pas la tête tout seul. » Les vaillants escaladeurs ôtent leurs souliers, et Gaspard attaque la muraille en disant: « Nous monterons, mais nous n' en descendrons plus. » La couleur foncée de la Grande Muraille, les très minces saillies sur lesquelles le soulier doit trouver un point d' appui et la vertiginosité des abîmes rendent l' escalade bien émouvante. Cette muraille cyclopéenne paraît s' en d' un seul jet sur le glacier des Etançons, sous nos pieds, tandis qu' au de nos têtes nous avons un effrayant mur vertical.

La bataille que nous livrons est émouvante à cause des pas que nous devons franchir.

De la Pyramide Duhamel, pour parvenir au Campement de Castelnau, il faut grimper un à la fois à travers des rochers lisses et difficiles, cherchant de minces saillies pour s' y attacher avec les mains, puisque souvent on ne trouve que la place de s' y tenir avec un seul doigt, et il faut s' aider surtout avec les pieds. Le mur, qui nous sépare des deux points dont j' ai parlé ci-dessus, est d' environ 25 mètres.

Le Campement Castelnau nous rappelle la nuit horrible passée, le 16 août 1877, par les deux vainqueurs de la Meije: MM. Emmanuel Boileau de Castelnau et Pierre Gaspard.

Nous rencontrons sur cette paroi difficile d' autres passages pénibles, comme: le Dos d' âne, la Dalle des Autrichiens et le Pas du chat. Nous franchissons ce dernier sans trop de fatigue. Pour franchir le Dos d' âne et la Dalle des Autrichiens, au contraire, nous devons nous fatiguer bien davantage. Je n' oublierai jamais le premier pas, celui qui est appelé le Dos d' âne. Je dus le franchir en entourant un esponton rocheux, en m' attachant à des saillies très minces du rocher, en étant presque complètement suspendu dans le vide.

Ayant vaincu le Pas du chat, nous montons avec effort une cheminée, quelques pentes inclinées et après une courte descente nous parvenons au glacier Carré ( 3787 m .) à 8 h. 45 du matin. Nous avons mis deux heures, sans compter le quart d' heure de repos à la Pierre humide, pour parvenir au glacier Carré et pour franchir les 244 mètres qui séparent la Pyramide du glacier Carré.

On aurait pu suivre la route Gardiner et Pilkington, mais nous savons qu' elle est bien plus difficile. Il est vrai qu' on n' est pas obligé de franchir le Pas du chat, mais à sa place on monte 30 mètres de paroi verticale.

Nous nous accordons un repos d' un quart d' heure et reprenons haleine pour vaincre les autres difficultés qui nous attendent.

A 9 heures nous parvenons au glacier Carré. Il est d' assez modestes proportions et descend en pente assez rapide. Il est situé entre le Pic du glacier Carré ( 3860 m .) à gauche et le Grand Pic ( 3987 m .) à droite. Les parois de ces deux pics l' enserrent et semblent devoir l' empêcher de se précipiter dans le gouffre. Tous les alpinistes, qui ont remonté ce glacier, n' ont pu penser sans frissonner au saut effroyable que ferait une caravane, si, par malheur, elle glissait de cette pente vertigineuse. On tomberait de 800 mètres de hauteur et l'on fondrait, sans rencontrer le moindre obstacle, sur le glacier des Etançons.

On n' est pas obligé de traverser le glacier Carré dans son milieu, car en s' appuyant aux rochers du Pic du glacier Carré, on peut le remonter aisément en épargnant du temps et de la peine.

A 10 heures nous parvenons à la Brèche du glacier Carré, entre le Pic du glacier Carré ( 3860 m .) à l' ouest et la Grande Meije ( 3987 m .) à l' est. De la brèche le coup d' œil sur les deux versants de la montagne est merveilleux: la vue de la paroi nord de la Meije, si escarpée, et, à nos pieds, celle de la vallée de la Romanche et du village de La Grave, qui nous paraît microscopique, est vraiment admirable. Le glacier Carré me rappelle une autre nuit émouvante, passée au sommet de ce glacier par les alpinistes Gardiner et les frères Pilkington, justement au-dessous du pic qui le domine.

Le passage de la Brèche du glacier Carré, petite fourche de glace vive, au pied du Grand Pic, exige une grande prudence. Bien que les difficultés ici soient moins grandes que celles que nous venons de surmonter, toutefois le verglas et l' instabilité du rocher nous créent un travail fatigant de deux heures.

Nous voici enfin au célèbre et effrayant passage du Cheval Rouge, ou Chapeau de Capucin, qui est sans doute un des obstacles les plus sérieux de l' escalade de la Meije. On pourrait l' appeler le véritable cheval de parade de la Meije, la dernière défense de cette terrible ennemie qui va être vaincue.

Le Cheval Rouge ( cheval parce qu' il faut s' asseoir à califourchon sur le rocher, rouge parce que le rocher est d' une teinte rougeâtre ) est formé par un petit promontoire latéral de quatre ou de cinq mètres très incliné, manquant de saillies, surplombant de toutes parts et terminé dans sa partie la plus élevée par une crête très mince en forme de lame de couteau. Après la gymnastique mouvementée de l' escalade, avec la terrible émotion, à peine arrivés, de devoir nous tenir, les pieds ballants, d' un côté sur la paroi sud, de l' autre sur la paroi nord ( et en cette position — spectacle assez rarenous faisons voir notre jambe gauche aux habitants de La Grave à 2500 mètres plus bas et notre jambe droite à la vallée des Etançons ), il faut passer à une autre espèce de gymnastique qui n' est certainement pas la plus facile à faire.

Il faut se lever de cette position si incommode et mettre les pieds où l'on était assis, s' accrocher à cette pente abrupte, et, se penchant entièrement dans le vide, se lever tout doucement, sans faire le moindre mouvement avec les pieds, qui, pendant quelques instants, restent suspendus dans le vide, afin de pouvoir franchir le rocher au-dessus et monter la crête de laquelle ensuite, aisément et en peu de temps, on parvient au sommet.

Nos montres marquaient midi et demi.

Le sommet de la Meije ou Pic Occidental ou Grande Meije ( 3987 m.la troisième en hauteur des Alpes du Dauphiné, n' étant dépassée que par la Barre des Ecrins ( 4103 m .) et le Pic Lory ( 4083 m. ) —est formé par une esplanade longue de 6 à 7 mètres, large de 1 à 2. Vers le nord cette esplanade se termine nettement dans le vide; au sud sa pente est plus douce et donne son nom à une chaîne, qui court de l' ouest à l' est.

Le panorama est immense et merveilleux, et nous voudrions pouvoir nous en rassasier et déterminer tout l' ensemble des sommets et des collines sur lequel nous promenons nos regards.

La chaîne des Alpes du Dauphiné, avec ses glaciers et ses grandes vallées, se présente à nos yeux dans toute sa grandiose beauté. Sur tous les sommets domine la Barre des Ecrins ( 4103 m .) avec son glacier vaste et incliné.

Nous sommes frappés au nord — pour nommer les montagnes les plus connues — par le groupe des Aiguilles d' Arves, le Goléon, le Thabor, le Chaberton; à l' est: par le Grand Paradis, la Levanna. Au-delà toute la chaîne du « Monarque des Alpes », le Mont Blanc, puis le Grand Combin, le Mont Cervin et le Mont Rose; juste à l' est encore: les Alpes Cottiennes, desquelles s' élève souverain le Mont Viso. A côté de nous s' étend le prolongement de la chaîne de la Meije, de laquelle se détachent le Pic Central, le Pic Oriental, le Pic Gaspard. Plus loin paraît le Pic de Neige du Lautaret.

De l' est à l' ouest: le formidable massif du Pelvoux, qui semble entourer la Meije et, par ses sommets, rivaliser avec elle; la Grande Ruine, de grandeur démesurée, la Barre des Ecrins, le Pic Lory, l' Ailefroide; de toutes parts d' innombrables glaciers ( de la Pilatte, des Bans, etc. ) et des cols ( du Chardon, de Saïs, etc. ), qui font ressortir et ornent toujours davantage les colosses qui les dominent.

Au sud apparaissent à peine les Alpes Maritimes, d' où j' eus le plaisir, plusieurs fois, d' admirer le superbe sommet que je foule maintenant.

Mais il faut absolument pour notre caravane, comme pour celle de mon collègue M. Comberousse, dont la compagnie avait été pour moi aussi agréable que celle d' un frère, nous arracher à cette espèce d' extase.

Il y avait une heure que nous étions sur le sommet, le temps avait fui trop vite et d' autre part une marche longue et fatigante nous attendait encore.

Je place ma carte de visite dans une boîte de fer blanc, que je trouve sous un « cairn », tout abimé et frappé par la foudre, et nous reprenons notre marche.

Nous partons à l ½ h. de l' après, assez préoccupés des difficultés que nous avons encore à vaincre, et nous suivons au retour les Arêtes de la Meije.

La première difficulté se présente avant que nous parvenions à la Brèche Zsigmondy, ainsi appelée en l' honneur d' Emile Zsigmondy, qui, avec hardiesse et audace, l' attaqua et la vainquit.

A peine descendus du Grand Pic par un petit couloir sur une paroi verticale, nous devons à l' improviste faire un détour, en nous courbant sous un gros rocher. A nos pieds s' étend une immense dalle, vertigineusement inclinée, presque sans saillies. Une corde double d' une quarantaine de mètres nous rend la descente plus facile. Après avoir franchi une pente, recouverte de rochers et de neige, nous parvenons à la Brèche Zsigmondy. Là nous trouvons une corde de manille qui, nous dit-on plus tard au village de La Grave, avait été laissée là par mon collègue et ami, M. Hector Santi. J' eus le plaisir de la rendre à son propriétaire, en passant par Turin, dans mon voyage de retour.

La Brèche Zsigmondy est située entre le Grand Pic ou Pic Occidental, qui s' élève derrière nos épaules comme un majestueux rempart, et Y«Arête aérienne », comme on l' appelle généralement, c'est-à-dire la crête, qui, de l' ouest à l' est, forme le Pic Central ou Doigt de Dieu et ensuite le Pic Oriental. Il est bien difficile qu' un autre lieu impressionne davantage par la sensation du vide: tout autour de nous il y a des précipices de mille mètres et plus.

L'« Arête aérienne », à laquelle, après 1885, on avait cru impossible de pouvoir parvenir, personne ne pouvant rivaliser avec le merveilleux courage d' Emile Zsigmondy, qui l' escalada le premier, est une traversée qui émotionne beaucoup, puisqu' on est obligé de marcher pendant trois heures environ sur une crête très mince et vertigineuse: nous aurions commis une folie en essayant de monter les pentes, d' un côté glacées, de l' autre à pic.

Des quatre flèches qui forment la crête, la première qu' on doit escalader est difficile et sur plusieurs mètres surplombante. Pendant cette gymnastique mouvementée, le corps prend des attitudes grotesques: on ne sait pas où s' attacher avec les mains, les pieds n' ont pas d' appui sûr, une fente oblige à faire un détour et à avoir le corps presque campé en l' air, avec le danger d' être ballotté par le vent, tantôt sur le versant de La Grave, tantôt sur celui des Etançons, ou de mettre un pied à faux et d' être précipité de cette hauteur. Avec beaucoup de peine et avec un peu d' émotion nous réussissons à surmonter ce passage dangereux et vertigineux, sans doute un des plus difficiles de toute l' ascension.

Les trois autres aiguilles, qui constituent le reste de V«Arête aérienne », excepté le Pic Central ou Meije Centrale ( qui paraît devoir s' écrouler, à cause de la position caractéristique de sa grande dalle très inclinée ), ne présentent quelque difficulté que dans la descente et ne nous font pas éprouver une trop rude fatigue.

Nous parvenons au Pic Central, ou, selon les guides français, au Doigt de Dieu à 4 h. 45 de l' après. Nous nous arrêtons sur le sommet un quart d' heure pour nous reposer et nous restaurer.

En admirant le panorama nous sommes frappés par le groupe des Aiguilles d' Arves que le soleil fait briller comme si elles étaient d' or.

Ce panorama merveilleux me charme tellement que je décide avec les guides d' escalader l' Aiguille Méridionale d' Arves deux jours plus tard ( voir « Rivista mensile » del Club Alpino Italiano, vol. XLII, n° 3, année 1923, pages 67 à 70, et « Revue Alpine », 22e et 23e années, n° 1, septembre 1919, pages 1 à 8 ).

Nous reprenons notre marche à 5 h. de l' après; nous nous laissons glisser tout le long de la corde entre la fente de la crête, qui sépare le Pic Central du Pic Oriental, et nous voilà au glacier du Tabuchet.

Nous le trouvons en très mauvais état, car les rayons du soleil ont rendu la neige très molle: la difficulté de le parcourir ( en certains endroits nous enfonçons jusqu' aux hanches ) nous le fait paraître interminable.

Enfin notre longue marche est terminée, et un hôtel confortable, le Juge de La Grave, nous accueille à 9 heures du soir.

Nous avons mis pour la traversée complète, repos compris, 16 h. 15 min.

Notre entrée à l' hôtel a fait sensation. Ce ne sont que poignées de mains, compliments et questions infinies et surtout curieuses. Les clients de l' hôtel ont pu, avec le télescope placé sur la terrasse, suivre quelques phases de l' ascension.

On a fait des comparaisons ( et tout le monde sait si elles sont odieuses dans la plupart des cas!... ) entre la Meije et d' autres colosses alpins: par exemple entre la Meije et les Aiguilles d' Arves!

On a voulu comparer la Brèche du glacier Carré avec la Fenêtre de l' Ai Méridionale d' Arves et la montée escarpée au-dessus du Cheval Rouge au Mauvais Pas de cette même Aiguille Méridionale d' Arves.

Il n' est pas très facile d' évaluer exactement les difficultés des escalades, puisque cela dépend aussi de jugements subjectifs. Selon quelques alpinistes il y a les mêmes difficultés, selon d' autres non.

Quant à moi, si je devais exprimer ma modeste opinion, j' aimerais mieux escalader une deuxième fois l' Aiguille Méridionale d' Arves que la Meije, bien que plusieurs vaillants alpinistes ne soient pas de mon avis.

Et pour soutenir ma thèse je peux citer ce qu' a écrit le Rév. W. A. B. Coolidge, dont l' opinion fait autorité et est précieuse plus que toute autre, à propos de son ascension de la Meije:

« Jamais je n' avais été en proie à un semblable excitement nerveux; la Meije avait sur moi la même extraordinaire injluence que le Mont Cervin eut sur ses premiers explorateurs.

Sans exagérer je peux dire que je n' ai jamais rien fait de semblable à la descente de la Meije... Aucune montagne, conclut le Rév. W. A. B. Coolidge, ne demande autant de persévérance et de résistance que la Meije; il n' y a pas, dans les Alpes, une autre cime qui présente de semblables et continuelles difficultés. » Enfin, pour ne pas transcrire toutes les impressions des premiers escaladeurs de la Meije, j' aime à citer ce que dirent M. André Salvador de Quatre-fâges et M. Paul Guillemin:

« Nous ne trouvons que le mot « terrible » pour définir la Meije; dans toutes les ascensions on rencontre des passages difficiles, mais ce qui rend la Meije terrible ce sont les innombrables difficultés. » Jusqu' à aujourd'hui les ascensions de la Meije sont nombreuses, mais la cause de cette plus grande accessibilité de la terrible Meije peut être expliquée ainsi:

1° On a écrit qu' après la première ascension sur les grands sommets des Alpes, les autres qui suivent n' offrent plus les mêmes difficultés et les mêmes dangers. Exemple classique: le Mont Cervin.

2° Selon l' avis de M. Cordier les montagnes changent bien plus qu' on ne croit généralement, à cause de l' action des agents atmosphériques. Les difficultés qui ont été surmontées une année, peuvent ne plus l' être l' année suivante; et cela explique quelquefois l' impossibilité d' accomplir une ascension.

Et maintenant je conclus:

Le « Cervin Dauphinois », comme on a appelé la Meije, présente plus de difficultés que les autres sommets et ces difficultés demandent des efforts patients et continuels. Celui qui se hasarde sur ses rochers pour le vaincre doit avoir en lui-même toutes les qualités d' un bon escaladeur qui ne connaît pas le vertige, qui est doué de prudence et de sang-froid et qui est prêt à supporter toutes les peines et les mésaventures que la marche dure et difficile lui réserve.

Après 13ans, car depuis lors 13 années se sont écoulées, j' ai pris la résolution d' ajouter au collier de mes modestes relations alpines l' ascension de la Meije.

En relisant les notes et les remarques de cette époque, le souvenir des émotions éprouvées alors s' est réveillé en moi vif et fidèle.

Et je ne peux que souhaiter d' en jouir et de les revivre encore bientôt; de les faire goûter à celui qui apprécie toutes les beautés de la montagne et veut régénérer son esprit dans un champ de lumière, de pureté, de sublimité.

Sanremo, octobre 1926.Dr Bartolomeo Asquasciati.

Feedback