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Balade automnale

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Par Paul Schnaidt.

L' une des grandes folies des temps actuels est la folie des records, la folie de tenter l' impossible, la folie de mépriser un peu les choses faciles. Cette folie gagne de plus en plus tous les domaines de la vie et, par malheur, même ce qui nous est le plus cher: la montagne.

Où sont-elles, ces belles années où nos équipes partaient à coup sûr, la course étant bien étudiée? les années où l'on désespérait peut-être d' arriver à Chamonix, tant le trajet était long de par l' allure d' escargot des chemins de fer? Et la grimpée au Montenvers à pied! Quel mépris nous avions pour le train fumant et soufflant de la Mer de Glace! Et les couchers sur la paille plus ou moins abondante des chalets de Blaitière! Nous vivions alors nos courses, on « dégustait » un sommet. Maintenant, c' est la course-vitesse: la moto ou l' auto au lieu du « tortillard » haletant, la montre au cinquième de seconde, le chronographe presque au lieu de la flânerie. En tout et partout il faut aller vite, ne pas s' arrêter, pour faire le moins de temps possible!

C' est dommage! On peut regretter ce temps pourtant peu éloigné et ce qui est plus regrettable encore c' est que, sans le vouloir, on glisse sur la même pente de folie. Les jeunes nous entraînent, notre orgueil nous perd.

Ce qui est très regrettable aussi actuellement, c' est que nombre de jeunes alpinistes ignorent le charme des balades, la merveille des petites courses dans les Préalpes. Les jeunes ont fait tous les grands sommets, les varappes les plus difficiles; les aiguilles n' ont plus de secrets pour eux, mais ils ne connaissent pas la poésie, l' enchantement de certaines courses peu éloignées de chez nous. Jamais ils n' ont été au Jalouvre, à la Pointe Percée, à la Tournette; c' est bon pour les vieux!

Alors je me suis demandé si je devais me compter parmi les vieux, si le fait de perdre ses cheveux signifiait également perdre cet allant de jeunesse; car j' adore les Préalpes, j' aime à les parcourir, à flâner dans les alpages.

Ah! goûter à la symphonie des teintes d' automne, écouter tranquille le chant des sonnailles, admirer les couchants empourprés, être envahi par les brouillards, sentir l' odeur des herbes qui brûlent: n' est point là tout un poème, toute une mélodie!

C' est en rentrant d' une tournée dans les Préalpes de Savoie que je de-visais avec un mien ami sur l' esprit actuel de certains jeunes montagnards, sur les impressions pénibles que laissent certaines discussions entendues, sur le grand mépris avec lequel on traite toute chose qui n' est pas extra- ou superordinaire. Et je crois bien être dans le vrai: tant pis pour ceux qui ne savent pasEn compagnie de deux bons amis, nous partions le dimanche 21 septembre sac au dos. Le temps est gris, menaçant, mais qu' importe! Peu de monde à la gare, d' ordinaire si pleine de mouvement; pas d' autres montagnards que nous; tant mieux, nous ne verrons personne. St-Pierre-de-Rumilly: notre arrêt. Un chemin charmant entre prés et bois, tout parfumés de cyclamens timides, conduit nos pas à la chapelle des Eveaux, puis un sentier rocailleux mène à Prélaz, coquet hameau adossé à la Pointe d' Andey. Le ciel, après avoir versé quelques larmes, s' égaye et devient radieux. Par l' arête de Dométaz, délicieuse montée d' où la vue plonge sur les vallées de l' Arve et du Borne, spectacle grandiose, décors variés et riches de teintes, nous gagnons, non sans « lever » quelques perdreaux et un gros coq de bruyère, le col du Brezon d' où la vue embrasse la chaîne des Vergys saupoudrée de neige fraîche, les rochers de Lâchât et le plateau de Solaizon parsemé de multiples petits chalets. Ce premier contact avec les Préalpes est infiniment reposant et l' atmosphère qui s' en dégage égayé le cœur; on vit, semble-t-il, mieux: pas d' heure, pas de restrictions, pas de bruit infernal. Et puis on ne rencontre que de braves têtes de paysans, figures ouvertes et joviales, on n' entend qu' un parler rude mais cordial. Le plateau passé, nous avons rapidement dévalé jusqu' au Roset, chalet en lisière de la forêt; là, je retrouve deux bons vieux amis ( ils font 150 ans à eux deux ). Plaisir de reparler des années passées, des bons souvenirs d' hiver!...

Au col de la Glacière: bonjour Bratschi, bonjour Portier et bonjour charmants minois qui vous accompagnent!

Cenyse est sous le vent, sous la pluie fine; tout semble mort en ce soir de septembre gris et morne.

Les premières heures du matin nous retrouvent sur l' Arête verte, grimpant le Jalouvre recouvert de son manteau d' hermine. Cette neige fraîche donne un certain cachet au grand pierrier qui monte au Rasoir! Une véritable hivernale! Au col, de vue il n' en est guère; à peine devine-t-on la chaîne des Aravis dans les déchirures subites du brouillard traînant. Sur le chemin de descente vers le col du Chinaillon nous pourchassons quelques perdrix; tout à coup le ciel se montre radieusement bleu et le soleil merveilleusement chaud. Oh! que cela fait du bien, cette grande lumière après les ténèbres! Nous traversons le propret hameau de Venay et remontons le sentier qui serpente dans les alpages verts jusqu' au col des Annes. Partout les aboiements furieux des chiens, les cris des bergers, le tintement des clochettes des bestiaux aux champs. On sent alors en ces moments qu' on se « retrempe », qu' on vit et qu' il fait bon vivre.

Les chalets du col des Annes sont à deux pas. J' aime ce lieu qui a gardé un cachet de rusticité, de grande simplicité alpestre; le montagnard y est bien reçu, on se sent un peu comme chez soi, lorsqu' assis autour du grand feu de la cuisine nous devisons avec notre hôtesse ou chantons quelques-uns de nos refrains. Le soir, les fermiers et les pâtres des chalets voisins viennent passer la veillée; les hommes de jaser, pipe aux dents, et les femmes de tricoter sous la lumière falote de la lampe. Nous avons vécu là de bien belles heures...

Mardi matin, le temps est franchement mauvais; un épais brouillard plonge tout le pays dans une quasi-obscurité, un vent de tempête hurle et fait geindre les chalets. Nous devons renoncer à la Pointe Percée, car une petite pluie fine accompagne cette symphonie dantesque. Loin de nous toute idée de récriminer contre le temps. Notre course en sera d' autant plus semée d' imprévus et de sensations exquises. Nous prenons rapidement la solution de changer d' itinéraire et de descendre dans la vallée du Grand Bornand. Sur la carte nous repérons les lieux et, après un cordial au revoir à notre charmante hôtesse, sous la pèlerine et le chapeau ruisselants, nous dévalons les grandes pentes qui mènent à la Duché. Cette haute vallée qui encercle le Mont Lachat est ravissante: partout des chalets noirs, des forêts sombres, des torrents bruyants. Un bon chemin nous amène à la chapelle de Plan. Les brouillards sont montés et déjà de larges taches de ciel bleu égayent le paysage. La chaîne raide, abrupte des Aravis étend sa longue suite de sommets nus et semble une forteresse immense, puissante dans les nuages épais qui l' entourent. Par un chemin raide ( oh! raide! de ma vie je n' en ai vu de pareil !), nous gagnons un grand plateau, puis le col des Confins, baigné de soleil! Le vent du nord a pris le dessus dans la lutte ardue et terrible de ce matin, il chasse à vive allure l' épais rideau qui masquait la vue sur la Pointe Percée, la Forclaz.

Quelle merveilleuse contrée, quels ravissants pâturages! Partout on sent une vie intense dans les chalets. Combien nous jouissons de ce changement constant de paysage, de gens, de vie! Au soleil couchant, nous arrivons, après une descente toute de splendeurs, à la Clusaz, petit village tranquille après la fièvre des estivants; il semble s' assoupir comme après un dur labeur. Nous sommes fort bien reçus dans un petit hôtel où nous nous régalons d' un plat de chanterelles que nous avons cueillies au long du chemin. Bientôt, seule l' horloge de l' église martèle de ses coups sonores le silence de la nuit. Le ciel est d' une rare pureté, ce sera le beau pour demain.

En effet, le plus radieux des soleils nous accompagnait dès les premières heures sur notre chemin vers le grand inconnu pour nous. La contrée est extrêmement jolie et riante, les teintes d' automne jettent une note d' une infinie variété de couleurs, couleurs plus belles encore dans la brume très fine et diaphane. Ah! qu' il fait bon être dans cette nature immense! L' amant de la montagne retrempe tout son soi dans cette profusion de choses qu' il aime et chérit, son être vibre d' un amour plus grand encore pour tout ce que sa pensée ébauche, caresse; on vit intensément des heures trop courtes.

Dans la joie d' une matinée radieuse, nous cheminons à notre gré: à gauche les pentes raides et les rochers de l' Etalé, à droite le plateau de Beauregard, derrière nous, dans la brèche profonde que forme la Porte des Aravis, les neiges et les glaces étincelantes du Mont Blanc; c' est beau! Au col de la Croix de Fry la vue est grandiose sur la croupe arrondie du Mont Charvin, la pointe de la Montagne de Sullens et le Canapé de la Tournette. Le chemin court dans les prés tout verts encore, sous les pommiers chargés de fruits, le long de haies garnies de mûres noires, douces, délicieuses. Tout à coup apparaît le petit village de Manigod avec sa grande église et le ravin profond du Fier. Sous le soleil de midi tout ici est calme et semble dormir. Après un repas rustique dans l' unique auberge du hameau, nous reprenons notre route pour atteindre le fond de la vallée. Un sentier ravissant dans la forêt, offrant parfois des vues plongeantes grandioses sur toute la vallée encaissée de Manigod, conduit au col de Sullens, grands alpages marécageux, étendues semées de-ci, delà de groupes de sapins et de chalets. Le paysage est d' une saisissante sauvagerie sous les traînées épaisses des brumes. Au col, hélas! nous ne voyons plus rien; le Charvin se devine, la Montagne de Sullens dessine à peine ses formes, la vallée ne se distingue pas sous l' épais brouillard qui remonte de la plaine. Le col est vaste et les chalets avoisinants sont déserts; aussi n' est pas facile de se repérer. Il nous faut gagner le hameau de Vasseline avant la nuit, car les chemins sont peu tracés dans cette région. Pourtant, après quelques recherches, nous atteignons un sentier de ravitaillement; alors peu nous importent les ténèbres! Quelques teintes rouges au ciel, puis tout à coup nous apercevons sous la nappe épaisse les chalets et les étables de Vasseline. Une bonne petite route nous mène au Bouchet, chef-lieu de la vallée. Tout au long de ce dernier trajet, nous croisons de braves paysans, au patois savoyard aimable et gai. Il fait nuit noire quand nous arrivons au Bouchet, un petit village, une auberge, une soupe, du foin, que rêver de mieux?

La dernière partie de notre course ne fut point longue, à peine trois heures du Bouchet à Faverges; aussi c' est sans nous presser que jeudi matin, par ciel gris, nous gravissons la côte de Marlans. Ce trajet est particulièrement pittoresque et intéressant: belle vue sur la vallée qui conduit à Ugine, avec la Montagne de Cons, la Sambuy, l' Arcalod, le col du Tamier. Quelques hameaux, oh! bien misérables, des chaumières perdues dans les arbres, quelques rares paysans affables, mais le tout gardant un cachet bien savoyard, caractéristique; là, pas de pénétration de civilisation mauvaise. Il est étonnant de trouver encore, si près des villes, des coins aussi perdus, aussi charmants, aussi nature.

Mais déjà nous atteignons la route du col de Séra val à St-Féréol. Finis les beaux jours, jours d' ivresse exquise! Deux km. de route goudronnée et c' est Faverges, surmontée de son château, Faverges avec ses magasins, ses hôtels, son élégance ( car Faverges est coquette !), de nouveau des autos, des gens bien mis, et nous avec notre barbe de cinq jours, nos souliers crottés, nos vêtements sales. Contrastes... Nous, nous sommes heureux, le cœur plein de joie, les yeux tout baignés de paysages nouveaux, les muscles lourds de saine fatigue.

Après un excellent dîner, que, malgré notre amour pour les choses simples, nous avons mangé d' un appétit féroce, nous reprenons le train d' Annecy.

En quittant cette belle région, nous lui avons dit « au revoir! », nous promettant bien, l' an prochain, en automne, de revenir et de continuer à vagabonder à la recherche de pays nouveaux, de vallées et de montagnes à nous inconnues.

Des journées comme celles-là valent bien quelques beaux sommets, quelques beaux 4000, croyez-moi; et si, un jour de printemps ou d' automne, vous ne savez que faire, prenez votre sac, votre canne, votre bonne humeur et faites comme nous, partez vers l' inconnu, sans programme, libres, libres!

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