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Blindenhorn 3384 m

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Par L. Seylaz.

C' est le point culminant des Alpes Lépontiennes; il occupe le centre d' un système de vallées qui rayonnent de ses flancs: vallées de Binn, d' Anti, de Bedretto ( Tessin ), d' Eginen, etc. De son sommet descend vers l' est le magnifique glacier du Gries, aussi long, aussi vaste et plus régulier encore que le glacier supérieur de l' Aar, et dont les eaux se déversent en partie dans la Tosa italienne, l' autre partie étant amenée au Rhône par le torrent d' Eginen.

Cette course, très populaire chez les skieurs de la Suisse centrale et orientale, est encore très peu connue en Suisse romande. Pourtant elle a été signalée dès 1913 par Marcel Kurz comme l' une des plus belles randonnées à ski que l'on puisse faire dans les Alpes. Je dois avouer que moi-même l' avais parfaitement oubliée lorsque l' occasion m' amena enfin dans ces parages. C' était en 1927. Par une triste et brumeuse après-midi d' arrière nous montions d' UMchen pour aller assister à l' inauguration de la nouvelle cabane Corno. Parvenus sur le plateau du Gries, après la rude grimpée depuis l' Eginental, nous vîmes s' ouvrir devant nous dans les derniers reflets mauves du crépuscule la splendide perspective du glacier de Gries: « Quel pays pour le ski! » Dès ce moment, je me promis d' y revenir en temps opportun. Mais dire et faire sont deux quand il s' agit du Blindenhorn. Tandis que de Lucerne ou de Zurich, grâce à la ligne du Gothard, on atteint facilement Airolo en deux ou trois heures, d' où le Val Bedretto forme une voie d' accès à la cabane Corno commode et sans danger, le skieur de Lausanne ou de Genève doit remonter tout le Valais. Jusqu' à Brigue passe encore, les trains sont rapides et nombreux; mais la suite du voyage jusqu' à Ulrichen, par le tortillard de la Furka, paraît interminable. D' Ulrichen, il faut encore près de cinq heures pour atteindre la cabane Corno, et cette partie du trajet n' est pas sans aléas. Le Val d' Eginen est un véritable nid d' avalanches. Que le temps vienne à se gâter, une forte chute de neige peut rendre le retour par cette route impossible, ou du moins très risqué, et vous obliger à faire l' immense détour par Airolo et Lucerne.

Mais peut-être ai-je tort de présenter cette course sous ce jour. C' est bien ainsi qu' elle m' apparaissait avant, avec toutes sortes de complications possibles; depuis que je l' ai faite, tout cela semble facile. Et la preuve que les dangers de l' Eginental ne sont pas si graves, c' est que les patrouilles de l' important poste de douanes d' Ulrichen parcourent cette région presque chaque jour, en toute saison, et qu' il n' y a jamais eu d' accident. De plus, sur un simple coup de téléphone, ces braves gardiens de la frontière mettent une complaisance inépuisable à vous donner sur l' état de la neige et les conditions de la montagne les renseignements les plus sûrs et les plus précis.

Pâques 1939 avait vu de grosses chutes de neige s' abattre sur les Alpes. Mon ami Henchoz et moi laissons passer la bourrasque; le mercredi enfin, par une splendide matinée, nous prenons l' express du Simplon. A Brigue j' ai juste le temps de remplir la gourde de fendant. A Fiesch apparaissent les premières flaques de neige; à partir de Niederwald 1a vallée est encore recouverte d' un tapis qui va s' épaississant et mesure 40 cm. à Ulrichen où nous débarquons enfin à 11 h. 30. Le poste des douaniers est tout voisin de la gare; nous allons les remercier de leurs précieux renseignements. Sur leur conseil nous laissons là notre corde, parfaitement inutile sur la nappe unie du glacier de Gries. Un peu avant midi nous prenons la piste de l' Eginental. Le soleil est brûlant; il a déjà « pourri » la neige à fond. La grimpée commence au hameau de Zum Loch; dix minutes plus haut, on traverse le torrent et l'on pénètre bientôt dans la forêt de Kittwald dont l' ombre est la bienvenue.

Henchoz, trompé par une fausse piste, et qui nourrit une prédilection pour les gorges, continue par la rive droite et s' obstine jusqu' à ce que des rochers lui barrent le passage. Il devra faire une gymnastique pénible pour me rejoindre à l' orée de la forêt, où je l' attends en contemplant l' âpre désolation du Val d' Eginen, longue plaine étroite, encaissée entre deux parois abruptes, sans un arbre, sans un chalet visible, mais encombrée et comme étranglée par d' in cônes d' avalanches qui s' étalent et se chevauchent. L' air y est comme gluant et d' une température saharienne. Tête baissée, serrant les dents, nous fonçons en avant, évitant autant que possible les coulées chaotiques des avalanches. A 2 h. nous franchissons l' arche pittoresque du pont de Im Ladt, près duquel on a construit récemment une jolie cabane pour les douaniers.

Ici la vallée s' ouvre et s' arrondit en un vaste cirque. Le site, dominé par les hautes parois du Nufenenstock et du Faulhorn, toutes balafrées par d' énormes coulées de neige, est aujourd'hui d' une grandeur sauvage. Entre les deux sommets, une ligne horizontale laisse deviner le plateau du Gries que nous devons atteindre par une grimpée très raide de 400 mètres. Rude coup de collier. Chacun l' attaque à sa façon, choisissant un itinéraire selon son idée, espérant trouver mieux que l' autre, et se débrouille comme il peut. Les zigzags se multiplient sur les talus redressés, entre les blocs de rocher ou de neige durcie. Le soleil, heureusement, a disparu derrière les corniches rutilantes du Faulhorn. Enfin la ligne de pente s' infléchit, et bientôt nous filons à plat, droit au sud, pour rejoindre au pied du Grieshorn l' écheveau des pistes venant du Val Corno. Sur le col, les eaux vert-glauque d' un petit lac mettent une note insolite dans toute cette blancheur. Et partout encore, des traînées d' avalanches. Nous ignorons encore qu' une de ces coulées a enseveli, quelques jours auparavant, deux clubistes zurichois 1 ). Nous l' ap à la cabane, où nous parvenons en quelques minutes de descente rapide. Les seuls occupants sont le gardien et une colonne de secours envoyée pour rechercher les traces des disparus.

Le lendemain, nous nous mettons en route au moment où l' aube baigne de mauve les étoiles pâlissantes. Reprenant nos traces de la veille, nous gagnons en une heure le Passo di Corno et le Gries. C' est alors une radieuse promenade sur la longue plaine du glacier, une promenade qui se poursuit pendant des heures et des heures sans aucun effort, laissant tout loisir de recenser les sommités innombrables qui surgissent tout autour, sur un horizon toujours plus vaste.

On arrive ainsi sur un large plateau qui s' appuie à l' ouest contre la coupole terminale de notre montagne, tandis qu' au sud il domine de trois cents mètres les belles combes glaciaires du Hohsand. La pente s' accentue, quelques zigzags, et par un mouvement tournant sur la gauche on rejoint l' arête sud à quelques pas du sommet.

J' ai dit que le Blindenhorn est le point le plus élevé entre le Monte Leone et le Rheinwaldhorn. Sa situation centrale, à distance favorable des Pen- nines, du groupe principal des Alpes Bernoises et des Alpes Uranaises en fait un belvédère de premier ordre. Mais ce que l'on éprouve n' est pas de l' admi. Cette immensité désolée a quelque chose d' inhospitalier, d' inhumain, d' interrestre. On se sent comme anéanti, annulé devant les plages infinies de ce paysage lunaire sur lesquelles déferle en vagues successives une houle de cimes d' un blanc mat, dont l' éclat est terni par l' intensité même de la lumière. Une phrase traditionnelle prétend qu' on ne se lasse pas de les contempler; au contraire, une telle profusion vous écrase. Aussi nous fûmes bientôt engagés dans des occupations plus prosaïques.

A 10 h. nous prenons le départ. Quelques serpentins nous amènent sur la vaste terrasse qui surplombe le glacier de Hohsand, puis, tournant à gauche, nous nous engageons dans l' avenue royale du glacier de Gries. Le soleil a attendri juste ce qu' il faut la surface de la neige; il n' y a pas une crevasse, pas un obstacle, pas un traquenard. Dessinant d' immenses cercles à droite ou à gauche, ou filant tout droit, nous nous abandonnons à la griserie de la vitesse. Ces minutes-là ne sont pas mesurables: voici déjà le Col du Gries. Nous voulons profiter des conditions si favorables de l' heure pour descendre au fond de la cuvette de l' Eginen, mais avant d' y plonger nous nous retournons pour jeter un dernier regard sur le trajet parcouru. Cette course que nous avons si longtemps rêvée a dépassé tout ce que nous attendions; maintenant elle est vécue, et même s' il nous est donné de la refaire avec le même succès, ce ne sera pas avec les mêmes impressions, ni les mêmes joies. Pour noyer ce soupçon de mélancolie, nous nous lançons sur les pentes raides du cirque où la manœuvre accapare toute l' attention. Cela va mieux toutefois que nous l' espérions, et à 11 h. 30 nous sommes de retour au pont de Im Ladt. La sagesse nous conseillerait de continuer directement, mais à quoi bon être à Ulrichen à midi déjà? Et puis la gourde est encore à moitié pleine. Adossés à la paroi de la cabane, au bon soleil, nous buvons avec la même soif les gobelets de fendant et la sauvage splendeur du site. Le soleil n' en continue pas moins son œuvre, et lorsque nous reprenons la trace de l' Eginental, la neige se trouve dans cet état d' inconsistance où elle ne porte plus les skis. La descente sur Ulrichen, dans cette fournaise déliquescente, fut pénible. Nous y gagnons une soif fiévreuse que nous allons étancher au village. Hélas, la vieille auberge noircie et pittoresque, pleine des souvenirs des voyageurs illustres d' antan, a disparu. A sa place, une grande maison neuve, une vaste salle crue et vide, avec des radiateurs et des meubles de série, banale comme n' importe quel Café du Commerce.

NB. La reproduction de l' illustration qui devait accompagner cet article n' a pas été autorisée par le Service topographique fédéral.

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