Chefchaouen. La Médina dans la montagne | Club Alpin Suisse CAS
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Chefchaouen. La Médina dans la montagne

ondée en 1471 par Mouley Ali Ben Rachid, Chefchaouen est une petite bourgade du Rif marocain dont les habitants vivent à l' heure de la mule et de la Mercedes, de la babouche et des récepteurs satellites. Les montagnes en forme de cornes, le Djebel Tissoukou ( 2050 m ) et le Djebel Meggou ( 1116 m ), au pied desquelles elle se trouve, lui ont valu son nom, d' origine berbère, chuf

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Entourée de montagnes, la médina de Chefchaouen offre à tous moments une ouverture vers les deux djebels en forme de cornes qui lui ont donné son nom berbère: chuf chaouen ( regarde les cornes )

T E X T E / P H O T O S André Girard, Les Ponts-de-Martel

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chaouen: « Regarde les cornes ». Rares sont les visiteurs qui passent par là: les villes impériales sont trop proches, l' At et le désert attirent plus au sud. Ils ont tort. Une visite de cette médina 1, qui est l' une des mieux préservées du Maroc, nous permet une incursion dans un mode de vie resté rural tout en intégrant, à sa manière, les « progrès de la civilisation ». Chefchaouen nous rappelle aussi, par certains aspects, les villages suisses de montagne d' autrefois, lorsque les activités artisanales n' étaient pas encore relé-guées au rang de curiosité.

Ce petit bourg, c' est d' en haut qu' il faut l' aborder. Des rochers qui dominent la ville, la médina apparaît comme un gigantesque vaisseau traversant, toutes voiles dehors, une houle de montagnes violettes. Ce qu' on voit, ce sont cinq mille petits cubes au moins, hirsutes d' antennes et parés de boucliers paraboliques, zébrés de fils aériens et de cordes à linge où flottent des lessives colorées. On doute que ce soit vraiment une ville. Et pourtant, c' est une ville sainte qui, jusqu' en 1920, fut fermée aux étrangers.

Barbiers, mendiants et boutiquiers

A peine arrivé à Bab el Ain, ( la Porte de la Source ), le dépaysement vous saisit à l' état brut. On se dit: voilà ce Maghreb heureux qui renvoie bien loin les rances images d' une Afrique du Nord chaotique et un peu pouilleuse. La porte franchie, on a déjà croisé plus de cent visages, remonté et descendu trois fois la pyramide des âges et aperçu les étals des marchands ambulants. Voilà, frères humains! Vous qui pensiez que la médina était un coupe-gorge, vous voilà éperdus de gratitude, échoués sur une toute petite place ombragée de treille. Tout autour, des boutiquiers paisibles qui sont là depuis des siècles, accroupis derrière leurs légumes, tassés à l' ombre étroite des échoppes. Quincaillerie avec ses robinets nickelés accrochés aux volets bleus, tuyaux et fil de fer en rouleaux. Barbier officiant au rasoir dans la pénombre. Mendiant assis

1 Médina: ville. Aujourd'hui, médina désigne la vieille ville musulmane par opposition à la nouvelle ville européenne.

Vue sur la ville de Chefchaouen. Au premier plan, des paysannes qui remontent dans les montagnes après le marché hebdomadaire Pho to s: A nd ré G ira rd f_28_35.qxd 11.8.2003 11:00 Uhr Seite 29 LES ALPES 8/2003

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sur les marches d' une petite mosquée. Maladroite enseigne d' un hôtel nommé Andalousia. Le flux humain invite à poursuivre. Façades blanches, bleues ou ocres, des festons de tuiles rondes, des lampadaires et des grilles de fenêtres en fer forgé rappellent la proche Andalousie. En s' égarant consciencieusement, on peut faire des trouvailles: un petit marché paysan près de Bab el Souk, ( la Porte du Marchéune fontaine monumentale au milieu d' une jolie place pavée, d' autres fontaines renco-gnées dans les angles des maisons, des impasses chaulées d' un bleu vibrant, un olivier sculptural, des portes et des portes, bleues pour la plupart, et souvent très vieilles. Les gamins disent olà! et demandent en catimini et en espagnol un stylo, un bonbon, un dirham. On n' est pas obligé d' en avoir, mais on peut sourire.

Le père Fouettard du caravansérail

Rien ne semble avoir changé depuis l' époque où Charles de Foucault, déguisé en rabbin juif, visita Chefchaouen incognito en 1883: invariablement, l'on tombe sur le caravansérail, sorte d' auberge pour les voyageurs et leurs bêtes. Le lundi ou le vendredi, en fin d' après, les paysans reviennent du souk; ils ont acheté de la farine, du

Pho to s: A nd ré G ira rd Cordonnier en train de fabriquer les fameuses babouches, dont les semelles sont en cuir de vache et le reste en cuir de chèvre ou de mouton Chez le coiffeur A Chefchaouen, chaque quartier a son four à pain et son boulanger f_28_35.qxd 11.8.2003 11:00 Uhr Seite 30 LES ALPES 8/2003 Artisan qui, à l' aide de sa machine à coudre Singer, assemble de la toile à sac qui servira de rembourrage pour les lits, les fauteuils, les canapés, etc. Nombreux dans la médina, les menuisiers-ébénistes travaillent le bois de manière traditionnelle, répétant des motifs en arabesque agrémentés de fleurs et de feuilles d' acanthe Tisserand dans son atelier Bab el Ain, la Porte de la Source, est un des endroits les plus animés de la ville f_28_35.qxd 11.8.2003 11:00 Uhr Seite 31 LES ALPES 8/2003

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sucre, de la menthe, des chaussures pour l' hiver, un réchaud à gaz. Ils tiennent à deux mains un sac entrouvert devant eux, et appellent doucement leur portefaix qui, parmi trente autres mules, chauvit des oreilles. C' est l' heure du picotin. L' ombre des arcades abrite les échoppes des artisans. A côté du ferronnier, il y a le maré-chal-ferrant; à côté du maréchal, le bourrelier, dont les sangles et les bricoles sont accrochées aux volets de sa boutique; et un peu partout dans les coins, des sacs de fourrage, des grandes bastes tressées, des chats. Le maître de ces lieux est vautré sur une chaise. Il a l' air du père Fouettard en djellaba. Le « foundouk », c' est l' étape citadine du nomade qui prend le gîte et le couvert pour lui et sa monture. Mais de date, point nulle part. Il a été fondé avec la ville, mais mourra avec la disparition des mules et des ânes.

Vers les midi une heure, avec les bonnes odeurs du pain, déboulent celles des pois chiches échappées à toute vapeur de la marmite, les parfums de coriandre évadés des soupes aux légumes et qui se mêlent aux épices d' un

Pho to s: A nd ré G ira rd Ruelle de la médina avec olivier séculaire f_28_35.qxd 11.8.2003 11:00 Uhr Seite 32 LES ALPES 8/2003 Ruelle de la médina: une symphonie de bleu et de blanc Passage voûté: les murs des ruelles sont badigeonnés de chaux, parfois mélangée avec du bleu ou du vert afin de réduire la réflexion de la lumière f_28_35.qxd 11.8.2003 11:00 Uhr Seite 33 LES ALPES 8/2003

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tajine de poulet au citron, ou celles des couscous familiaux du vendredicumin, cannelle, poivre, girofle... Odeurs, saveurs, couleurs, sons.

La vie en bleu

La médina est un plaisir des sens: à certaines heures du jour, les ruelles charrient des fleuves de bleus qui inondent tout. Les plantes grasses et les cactus en pot le long du mur affichent alors des airs d' anémones marines; on ne reconnaît pas l' impasse qu' on avait vue la veille et, pour comble, un peintre en bleu de travail est en train de badigeonner une façade à grands coups de bleu qui gicle sur les pavés.

Bleu saphir, bleu cobalt, bleu outremer, bleu pétrole. Pourquoi tant de bleus et autant? Les théories affluent, mais pas une seule ne convainc: le bleu éloignerait les moustiques, tiendrait en respect quelques démons, les vampires, le mauvais œil et Dieu sait quoi. Il atténue la lumière, c' est déjà un avantage.

En bavardant un peu longuement, on verra l' artisan sortir une longue pipe de kif et l' allumer tranquillement. Le kif est une grande affaire dans ce coin des montagnes du Rif. On fume ici pour ainsi dire comme on boirait un coup chez nous. On en fait commerce, ainsi que du ha-schich, extrait de la sève de ce même chanvre indien et que des vendeurs vous propose au kilo, carrément. Pour qui ignore les qualité de ce « chocolat » local, on fera une petite démonstration en y mettant la flamme du briquet: « Le meilleur que tu peux trouver! Tu vois?... » Je voyais bien, trop bien pour ne pas en décoder toutes les vertus sur les faciès de mes bonimenteurs: des têtes de valets de pique sur le billot, des chicots noircis, gâtés, branlants, des yeux flottants ou hallucinés, avec des cernes plus épais que des pneus de camion.

Travailler et... inch' Allah pour le reste!

Mustapha est marchand de caliente, une tourte aux pois chiches qu' il vante comme aphrodisiaque alors que le seul effet des féculents, on le sait, est un staccato de mauvais vents. Mustapha a planté son tréteau à l' intersection du souk aux djellabas et de la place Outta el Hammam. Un endroit en or, passage des écoliers, des fonctionnaires, des ménagères, bref de tous les affamés qui en prennent pour un demi-dirham au moins. Sans parler des boutiquiers voisins. Il fabrique ses calientes à mesure et les transporte tout chauds sous des couvercles de fer blanc. « Tu vois, à Chaouen, il n' y a pas d' industrie ni rien, et il faut bien travailler !» dit-il avant de rajuster le tir avec plus de fatalisme: « Travailler un peu et... inch' Allah pour le reste !»

Travailler? Encore faut-il pouvoir. Sur la ruelle Mou-Pho

to s: A nd ré G ira rd Jeune fille cherchant de l' eau à la fontaine Muletier au petit marché de Bab el Souk f_28_35.qxd 11.8.2003 11:00 Uhr Seite 34 LES ALPES 8/2003

lay Ali Sharif, le forgeron ne forge plus. Ses outils au mur sont ornés de toiles d' araignée plus lourdes que des crêpes de deuil. Signe du temps, signe des temps: voici une année qu' il rôtit des pieds et des têtes de vache, de mouton et de chèvre dans la forge qui lui servait autrefois à de plus nobles besognes. Tandis qu' un aide rencogné dans l' obs actionne le soufflet, il enfile une broche dans le creux d' un fémur et la tourne jusqu' à ce que les poils soient brûlés. Puis, d' un coup de broche sur son enclume, fait tomber les abattis dans un panier posé à terre. La boutique pue la chair grillée. Les matrones qui remontent du souk viennent chercher leur cabas; elles feront des soupes et des bouillons parfumés de coriandre. Rien ne se perd. Tout de même, ces têtes qui tombent dans un panier ont par trop le goût de la fin.

Jeux de billes, jeux de cartes et dominos

Les bambins de la venelle jouent aux billes sur les seuils pavés des portes, les jeunes disputent une partie de dames – bouts de cartons déchirés sur un damier crayonné au stylo et qu' on tient sur les genoux. On bavarde, assis sur la pile de caisses du boutiquier. C' est la grand-place. Personne ne pourrait s' y tromper: elle est bordée d' arbres et de petits cafés qui, tous, regardent avec une feinte dévotion la casbah et la Grande Mosquée. Les vieillards sont assis à gauche et à droite de la porte de la casbah, appuyés sur leur canne avec, sous leur capuche pointue, des faciès de momies. Les plus alertes sont dans les cafés, profitant, avant le ramadan, du bonheur de jouer aux cartes ou aux dominos.

On s' installe pour quelques heures à la terrasse d' un café et l'on commande un thé. Il est vert et à la menthe, forcément, et très sucré. Passe un convoi d' ânes chargés de briques. Un vieux remorquant son bélier par une corde attachée à sa patte. Un dealer de kif en blouson, le bienheureux déjà rencontré hier, toujours à demander des cigarettes aux étrangers. Des écolières serrant une brassée de documents contre leur maigre poitrine. Un couple de jeunes freaks espagnols ébouriffés comme des sorcières de sabbat. Passe un notable coiffé d' un fez. Passe le temps. Et le soleil, derrière les palmiers de la casbah. Et une petite caravane de mules s' en allant vers les montagnes. a

Vieille femme assise sur le pas de la porte, lieu de vie et de rencontre Graffiti à Chefchaouen: écolières surprises à écrire à la craie sur une plaque de boîte électrique f_28_35.qxd 11.8.2003 11:01 Uhr Seite 35

VOYAGES, RENCONTRES, PERSONNALITÉS

lors que la Libye avait, ces dernières années, plutôt mauvaise presse, les choses semblent bel et bien avoir changé. Les événements tragiques qui se sont déroulés et continuent de se dérouler – en Algérie voisineont sans doute contribué à faire de la Libye une destination privilégiée pour bien des amoureux du désert.

C' est sur les conseils d' un ami que nous avons décidé de nous rendre dans cette région. Une première incursion au Maghreb m' avait permis d' approcher les champs de dunes du Sahara depuis le Maroc. Mais si le voyage fut exceptionnel sur le plan humain, je restai un peu sur ma faim quant à la découverte du désert. Il y avait encore trop de végétation au sein de ces vagues de sable! Ce qui m' attirait, c' était le désert absolu, les dunes à l' infini. C' est ce que l' Algérie devait nous offrir, mais craignant son instabilité politique, nous avons préféré faire confiance à notre ami.

Le vertige du désert

Après avoir pris contact avec une agence libyenne, nous nous envolons pour Djerba – à l' époque, les vols à destination de Tripoli sont hors de prixoù nous attend

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