Cinquante ans après: visites suisses à l'Aconcagua et au Tupungato
I' Aconcagua ( 7035 m .) et au Tupungato ( 6650 m. )
Avec 4 illustrations ( 32-35Par Fred MarmilIod
L' histoire des premières ascensions de 1' Aconcagua a été publiée dans tous ses détails et je ne ferai que l' esquisser brièvement. En 1883, le premier assaut est livré par le Dr Paul Güssfeldt, et peu s' en faut qu' il ne parvienne au sommet. A la fin de 1896, une importante expédition anglaise dirigée par Edward Fitzgerald débarque en Argentine pour escalader cette montagne, déjà repérée comme la plus haute du Nouveau Monde. Parmi ses membres figurent Stuart Vines, jeune géologue et alpiniste de renom, et quelques-uns des meilleurs guides suisses et italiens de l' époque avec Mathias Zurbriggen ( de Saas Fée ) à leur tête. Après plusieurs tentatives déjouées par le mal de montagne et le mauvais temps, Zurbriggen atteint le sommet, seul, le 14 janvier 1897. Quatre semaines plus tard, Vines et le guide Nicolas Lanti ( de Macugnaga ) réussissent à leur tour l' ascension. L' expédition se transporte ensuite dans le massif du Tupungato, une centaine de kilomètres plus au sud, dont le sommet est atteint le 12 avril — à la veille de l' hiver — par Vines et Zurbriggen. L' expédition Fitzgerald avait ainsi « conquis » coup sur coup deux des trois grandes montagnes de la Cordillère dite de Mendoza. La troisième, le Mercedario ou Liga ( 6770 m .) ne fut gravie qu' en 1934, par une expédition polonaise.
La troisième ascension de l' Aconcagua fut réussie le 31 janvier 1906 par notre compatriote le Dr R. Helbling. On sait qu' avec son ami le Dr F. Reichert, grand pionnier de l' andinisme au Chili et en Argentine, Helbling a fait une brillante campagne dans la Cordillère de Mendoza et en a Cartographie une partie. Reichert et Helbling réussirent la deuxième ascension du Tupungato, le 21 janvier 1912.
Après Helbling, le sommet de l' Aconcagua reste inviolé pendant 19 ans. Mais à partir de 1932 on compte plus ou moins chaque année une ascension, et dès 1944 la moyenne augmente à deux ou trois par saison ( la bonne saison dure de décembre à mars ). Le nombre des expéditions est naturellement supérieur, car il n' y a en moyenne qu' une réussite pour deux ou trois tentatives. Au début ce sont seulement des étrangers, puis les Chiliens et les Argentins se mettent sur les rangs. La catastrophe de l' expédition Link de 1944, où quatre personnes périssent dans une tempête près du sommet, ne freine aucunement le zèle des andinistes que la plus haute cime du continent attire comme un aimant. C' est qu' entre temps l' alpinisme transplanté d' Eu a pris solidement racine dans ces pays. A Santiago, à Bariloche, à Mendoza et à Buenos Aires le nombre des amateurs de montagne s' est multiplié, des associations sont nées et ont crû jusqu' à compter plusieurs milliers de membres. La plupart, il est vrai, sont des amateurs de ski et surtout de ski de piste, mais il y a aussi des noyaux de fervents andinistes, prêts à tous les Die Alpen - 1952 - Les Alpes7 sacrifices ( et la Cordillère en exige de plus rudes que les Alpes ) pour goûter les émotions incomparables des ascensions. Les troupes de montagne argentines, tôt entrées en lice, se montrent particulièrement actives, organisant de nombreuses expéditions... et aussi des expéditions de secours. En 1946 elles érigent vers 6100 m. d' altitude un refuge de bois, abri minuscule et rudimentaire, mais très précieux, et en 1950 deux nouveaux refuges du même type, l' un à côté du refuge primitif et l' autre vers 6600 m.1. Le sommet sud, légèrement moins élevé que le sommet principal, est atteint en 1947 par Kopp et Herold en suivant la longue arête qui relie les deux sommets.
Tout comme le Cervin, quoique pour une autre raison, l' Aconcagua est une montagne fameuse qui exerce une attraction singulière. En un demi-siècle son sommet a vu défiler des gens d' une vingtaine de nationalités différentes, venus de tous les coins du monde. Popularité bien compréhensible vu la facilité exceptionnelle de l' accès. La cime n' est qu' à une vingtaine de kilomètres à vol d' oiseau de Puente del Inca, station de la route et du chemin de fer transandins d' où partent les expéditions. Si son versant sud est un beau précipice glacé de 3000 mètres de hauteur, encadré par deux arêtes de fière allure, le versant nord, lui, ne présente qu' une succession interminable de pierriers d' inclinaison plutôt modeste, et c' est par là qu' ont passé tous ceux qui sont parvenus au sommet Avec le temps, les mules des militaires ont marqué une piste jusque vers 6800 m ., au pied du couloir d' éboulis qui conduit au point culminant. Si la montagne est sèche, ce qui est généralement le cas, il n' y a qu' à suivre cette piste et remonter le couloir final. Corde et crampons sont superflus et le piolet peut fort bien être remplacé par une simple canne. Toute personne douée de la résistance physique suffisante est donc capable, en principe, de gravir l' Aconcagua, et elle peut s' offrir le luxe d' escalader « le seul 7000 en dehors de l' Asie » même sans posséder une véritable expérience de la montagne.
Cette facilité d' accès et l' absence de sélection due à la simplicité du terrain constituent un piège et un danger, dont fait foi l' histoire tragique et même un peu macabre de l' Aconcagua ( 14 victimes en 25 ans ). Sur cette montagne qui domine de son énorme masse toutes les chaînes voisines, le vent du Pacifique souffle souvent avec furie et les changements atmosphériques peuvent survenir très brusquement. A moins d' avoir subi une longue acclimatation à l' altitude — ce qui est rarement le cas des « clients » de l' Acon — vous arrivez aux pentes supérieures à bout de forces, les jambes molles, incapable de faire le moindre mouvement sans haleter violemment, la vue imprécise, le cerveau obnubilé et livre à l' emprise de l' idée fixe; à peu près, comme si vous montiez à la Haute Cime des Dents du Midi en sortant de quinze jours de fièvre et de lit. Si la bourrasque et peut-être aussi la nuit vous surprennent à ce moment, votre salut ne dépend pas tellement de votre volonté et de votre énergie conscientes, mais plutôt de réflexes nés d' expériences passées, d' un autre vous-même beaucoup moins sensible aux épreuves physiques qui se réveille au moment critique et prend la direction 1 Les cotes attribuées à ces refuges sont très variables et, par conséquent, ces données sont tout approximatives. Les Argentins admettent en général 6400 et 6800 m.
des opérations. Je crois que cet autre soi-même ne peut se forger qu' à travers une longue expérience de la montagne et une certaine quantité de « coups durs », expérience qui manque à beaucoup de ceux qui s' attaquent à l' Acon. Je ne veux pas dire par là que toutes les victimes de l' Aconcagua aient succombé à cause de leur manque de préparation, mais peut-être bien la majorité d' entre elles. On connaissait la montagne-à-vaches; l' Aconcagua est une montagne-à-mules, mais une montagne-à-mules de 7000 m. d' altitude... Le Tupungato ressemble à l' Aconcagua: c' est une énorme montagne aux lignes régulières, peu enneigée, accessible de divers côtés sans difficultés de terrain ( pierriers ). On la gravit par sa crête nord, que l'on vienne d' Argentine par la vallée du Tupungato ou du Chili par la vallée du Colorado. Les mules peuvent arriver jusque vers 5800 m ., au pied d' un ressaut rocheux que l'on remonte par un couloir pour accéder aux pentes peu inclinées du faîte. Le sommet a été atteint une dizaine de fois jusqu' à aujourd'hui. Le nombre des tentatives est naturellement plus élevé et deux d' entre elles ont fait des victimes, en 1943 ( pas retrouvées ) et en 1949.
Aconcagua et Cuerno Dix ans après notre première course dans les Andes, nous avons fini par céder, ma femme et moi, à l' attraction du « monarque ». Nous sommes allés tenter notre chance à l' Aconcagua, en compagnie de nos amis C. Brunner ( Buenos Aires ) et O. Pfenniger ( Santiago ). Le 9 février 1948 nous nous réunissons à Puente del Inca et le lendemain nous remontons l' aride vallée de Horcones jusqu' à « Plaza de Mulas », le classique endroit de bivouac au pied du colosse ( 4250 m. ). Une vive agitation y règne: c' est le camp d' une expédition mexicaine avec son escorte argentine, arrivée sur les lieux il y a quelques jours. Pendant que le gros de l' équipe attaque le sommet, les compagnons restés au camp s' affairent autour d' un émetteur radiophonique. Le lendemain et pendant toute la nuit suivante, les andinistes redescendent à la débandade, isolés ou par petits groupes, passablement malmenés par le froid et le vent des hauteurs. Six des quatorze participants ont atteint le sommet, deux ont des gelures sérieuses. La radio fonctionne fébrilement, quand la batterie s' épuise c' est le ronflement du moteur de charge qui remplace la voix du « speaker ». Pour orienter les égarés, les militaires tirent des fusées et des pétards... Vingt-quatre heures plus tard le gros de l' expédition a repris le chemin de Puente del Inca, le calme règne à nouveau sur les moraines et le glacier proche. Nous commentons l' épisode tragi-comique et typiquement « aconcaguesque », auquel nous venons d' assister et dressons nos plans.
En guise d' entraînement nous voulons d' abord faire l' ascension du Cuerno, un bec rocheux entouré de beaux glaciers, qui s' élève au fond du Val de Horcones ( 5520 m. ). Le 13 nous partons à l' aube et, après une courte marche dans les moraines, nous attaquons directement la pente glaciaire couverte de « pénitents ». Pendant tout le jour nous nous frayons péniblement un chemin à travers leur enchevêtrement insensé, perdant la notion du temps et oubliant même de photographier l' Aconcagua dont tout le versant nord s' étale à notre vue.Vers 16 heures nous sommes aux rochers et à 18 heures le sommet est sous nos pieds; mais la nuit est proche et le bivouac inévitable. Le temps de dévaler une pente de neige et d' amorcer la traversée des crêtes en direction de l' Aconcagua, et déjà la nuit noire nous enveloppe. Réfugiés au creux d' un couloir, nous passons une triste nuit à claquer des dents et à méditer sur notre imprévoyance. Au matin nous descendons le couloir et, par de vastes pierriers inondés de soleil, nous regagnons en flânant notre camp de Plaza de Mulas. Notre ami Brunner, fraîchement débarqué en Amérique, a trouvé ce baptême de la Cordillère un peu rude, et nous devons reconnaître que la course d' entraînement a dépassé notre attente. Mais deux ou trois jours de camp régénèrent nos forces et, le matin du 17, nous partons en bonne forme et pleins de confiance à l' assaut de l' Aconcagua. Le temps est beau, la montagne complètement sèche. Modérant sagement notre allure, nous montons avec patience, heure après heure, en suivant la trace marquée dans le pierrier par le sabot des mules militaires ( les mules « civiles » ne dépassent en général pas Plaza de Mulas, parce que leurs propriétaires se montrent beaucoup plus soucieux de leur sort... ).
Nous gagnons la vaste selle à la base de la crête nord de l' Aconcagua ( 5600 m. ). Cette crête est plutôt une succession de bastions rocheux qui émergent des pierriers et au long desquels se faufile l' itinéraire à suivre. Peu à peu le Cuerno et les chaînes voisines s' enfoncent, nous entrons dans un monde nouveau où seul l' Aconcague s' élève dans le ciel vide.Vers 16 heures nous sommes tout surpris de nous trouver brusquement devant le petit refuge Plantamura. Il nous faut presque deux heures de travail pour le rendre habitable, car nos prédécesseurs y ont abandonné pêle-mêle des quantités invraisemblables de médicaments, matériel de pansement, boîtes de conserve éventrées, etc. Le soleil se couche dans un paysage grandiose qu' il embrase. Aussitôt un air glacial nous chasse à l' intérieur du petit refuge, que le réchaud à meta tempère agréablement. Malgré l' altitude et la position incommode nous mangeons de bon appétit, puis nous nous étendons dans nos sacs de couchage sur le plancher dont nous occupons à nous quatre toute la superficie.
Il est 7 h. y2 lorsque nous nous mettons en route le lendemain matin, grotesquement affublés de tous les vêtements et survêtements emportés avec nous. Le ciel est clair et le vent relativement modéré, mais le froid est si vif qu' il transperce tout et mord cruellement au visage et aux extrémités. Après le lever du soleil la température devient beaucoup plus clémente. Nous faisons halte à l' abri d' un rocher et j' en profite pour frictionner les pieds de ma femme qui se sont insensibilisés. La montée se poursuit, monotone. De temps en temps nous nous arrêtons pour grignoter quelque chose, tout en contemplant le panorama qui gagne toujours en immensité. Le Cuerno et les sommets voisins gisent écrasés à nos pieds. A 100 km. vers le nord, le Mercedario étale dans la brume la grande tache blanche de ses glaciers. Un de nos compagnons s' endort instantanément à chaque halte, à peine a-t-il pose la tête sur une pierre. Notre allure, très lente dès le départ, se ralentit encore à mesure que nous montons et les haltes se font plus fréquentes et plus prolongées. Mais nous nous sentons pleins de persévérance et faisons somme toute des progrès satisfaisants. Vers le milieu du jour nous traversons un névé — le seul de la journée — pour passer sur le flanc droit de la crête, dans le grand pierrier qui descend d' un seul jet jusqu' aux parages de Plaza de Mulas. Deux heures plus tard, c' est au pied du couloir final que nous nous affalons, haletants, pour une courte halte. La piste disparaît, il s' agit de rassembler ses énergies pour gravir ces 200 m. de couloir raide plein d' éboulis instables. Le corps est de plomb, chaque pas vous met au bord de l' asphyxie et doit être compensé par un arrêt. Si vous perdez l' équilibre, l' effort pour le récupérer vous oblige à attendre plusieurs minutes que l' orage de votre respiration se calme. Dans l' esprit c' est un vide confus où subsiste une seule idée, un seul impératif: arriver au sommet Lorsque nous touchons à l' arête du faîte, nous serions bien incapables de dire combien d' heures se sont écoulées depuis le pied de la « Canaleta ». Trois, d' après nos montres. Sous nos pieds la face sud fuit en une vertigineuse pente de glace et de neige qu' au fond du Val de Horcones inférieur, 3500 m. plus bas. Le vent nous stimule et s' insinue avec force dans nos poumons. La partie est jouée, peu après nous arrivons ensemble sur le large sommet Il est 17 h. 45. Nous nous serrons les mains, je voudrais parler mais n' arrive pas à articuler un son, tant ma gorge est serrée par l' émotion de cet instant, par la fin d' un effort si long et si acharné. Je voudrais surtout crier mon admiration à ma femme qui a accompli cet effort apparemment avec aisance et qui est là, souriante, sur ce sommet de 7000 m ., où l'on se sent si détaché de la terre et des humains 1. Nous trônons en plein ciel. Vers le nord et le sud ce n' est qu' un moutonnement de montagnes à l' infini, avec des taches claires qui marquent les massifs glaciaires du Mercedario, du Juncal, du Tupungato. Vers l' est et l' ouest, c' est l' immensité brumeuse sous laquelle on devine la pampa argentine et la côte du Pacifique. Tout à coup des flocons de neige se mettent à voltiger. Des nuages que nous avions à peine remarqués assaillent notre sommet Il s' agit de nous hâter. Les inscriptions faites ( il y a deux magnifiques livres de sommet dans leur étui métallique ) et notre fanion suisse échangé contre un fanion des mexicains, nous quittons les lieux sous de violentes rafales de grésil. Le couloir est descendu aussi vite que le permettent nos poumons essoufflés et le terrain devenu glissant. Plus bas la montagne est toute blanche et la piste a disparu. Nous luttons de vitesse avec l' obscurité qui monte des profondeurs, l' esprit tendu pour retrouver notre itinéraire de montée. Nous arrivons encore à reconnaître la traversée de la crête et descendons maintenant sur son côté est, mais peu après nous sommes obligés de nous arrêter, car tout devient confus. Le refuge Plantamura doit être quelques centaines de mètres plus bas, mais impossible de s' orienter dans la nuit et sous les rafales de neige. Nous cherchons un abri contre les bastions de la crête et tombons sur un endroit protégé par un grand rocher surplombant, où Pfenniger trébuche sur un sac de montagne, des toiles de tente déchirées, divers restes d' un ancien campement ( nous avons su plus tard qu' il avait été abandonné par une expédition militaire argentine de l' année 1945 ). Avec notre sac de bivouac et ce que nous pouvons utiliser de ces trouvailles miraculeuses, nous 1 Deux femmes ont gravi avant elle l' Aconcagua: Adrienne Bance ( en 1940 et 1944 ) et Maria Canals ( en 1947 ). Toutes deux l' ont payé de leur vie.
nous installons pour passer tant bien que mal la nuit. Par bonheur il cesse bientôt de neiger, puis la lune sort des nuages et illumine le décor fantastique qui nous entoure.
Au petit jour nous sortons de notre carapace et sommes heureux de nous retrouver tous quatre en bon état. En une demi-heure nous descendons au refuge et, après nous être bien restaurés, nous descendons tranquillement à Plaza de Mulas où nous arrivons dans l' après. Le surlendemain nos « arieros » et nos mules montent de Puente del Inca pour nous chercher. Douze jours après notre arrivée, nous parcourons en sens inverse le Val de Horcones aux solitudes arides. Bercé par le balancement de la selle je contemple tour à tour la file des mules qui ondule devant moi, le torrent jaune qui bouillonne, les flancs de la vallée baignés d' une lumière intense et, au faîte d' immenses parois tourmentées, l' arête du sommet sud de l' Aconcagua, 3500 m. au-dessus de ma tête. Une intime satisfaction m' envahit. Oui, l' Aconcagua est un horrible entassement de pierriers, la montée est désespérante, interminable, dépourvue de difficultés et d' intérêt... et pourtant nous venons de vivre des heures magnifiques, des heures et des visions dont le souvenir se détachera toujours avec un éclat spécial sur le fond de notre existence1.
Tupungato Le ter mars 1951, dans l' après, nous quittons Santiago en auto et allons camper à El Alfalfal, terminus de la route qui pénètre dans la vallée du Colorado. Nous sommes quatre: nos amis C. Brunner et Marta Soini, ma femme et moi. Objectif: le Tupungato. Les trois jours suivants, notre caravane remonte avec une douzaine de mules la longue vallée, coupée de gorges sauvages, où le chemin s' accroche souvent vertigineusement au-dessus des eaux tumulteuses du Rio Colorado. Notre camp de base est installé aux « Vegas del Tupungato », dernier plateau herbeux à 3150 m. d' altitude. Les flancs glacés de la Sierra Bella servent de toile de fond à un cirque grandiose encadré par la base du Tupungato et les contreforts rocheux du Cerro Polleras. Le lendemain nous montons en mule par le fond de la vallée et allons camper vers 4200 m. Les « arieros » redescendent au camp de base avec les bêtes, mais nous rejoindront de bonne heure le jour suivant, avec deux mules qui porteront nos charges. Nous continuons à pied. Pendant toute la journée nous remontons des pierriers et des crêtes de moraines. Vers midi nous commettons l' erreur de nous diviser en deux escouades et d' emprunter deux itinéraires parallèles, dans l' idée de nous réunir plus haut. Brunner accompagne les « arrieros » et les mules et lorsque, quelques heures plus tard, nous arrivons au point de réunion, il n' y a personne et nous ne savons pas si nous devons attendre ou continuer à monter. Nous finissons par redescendre quelques centaines de mètres et nous retrouvons avec soulagement notre compagnon. Les « arieros » ont fait demi-tour après avoir déchargé leurs bêtes à un endroit 1 M. et Mme Marmillod sont retournés récemment ( février 1952 ) à l' Aconcagua, en compagnie de Michel Ruedin de Sierre, avec l' intention de tenter la traversée de la montagne et de descendre par l' arête SW. Une tempête de neige a empêché la réalisation de ce projet.
situé passablement plus bas que celui où nous avions espéré faire notre dernier camp. Ils reviendront le surlendemain pour nous chercher. Nous optons pour dresser là notre camp ( environ 5200 m .), nous reposer un jour et partir le surlendemain de très bonne heure, dans l' idée de compenser par un jour de repos les quelque 500 m. supplémentaires que nous aurons à gravir. Le temps se maintient beau, mais il souffle un vent très froid. Nous sommes à quelques mètres sous la crête-frontière entre l' Argentine et le Chili. Vers le nord un imposant panorama se déroule sous nos yeux. Notre crête plonge au Col du Tupungato ( 4750 m .), remonte en une élégante arête de neige au sommet de la Sierra Bella ( 5230 m .), puis va se heurter contre le massif escarpé et puissant du Polleras ( 5947 m .), d' où elle part à angle droit vers l' ouest en formant les énormes crénaux du Chimbote ( 5430 m .), du Catedral ( 5290 m .) et du Rabicano ( 5310 m. ). Plus loin vers le nord on distingue le groupe glaciaire du Nevado del Plomo et du Juncal et, un peu à l' écart du côté argentin, la silhouette familière de l' Aconcagua qui nous fait signe à 100 km. de distance.
Le 8 nous attaquons la montée à 6 heures du matin. Il fait beau et froid. Sac au dos, lentement, patiemment, nous nous élevons le long des moraines et des pierriers. A 11 heures nous sommes au pied du ressaut rocheux; nous le franchissons par le couloir central mieux abrité du vent que celui de l' est que l'on suit généralement. Lorsque nous débouchons sur les pentes supérieures le vent reprend de plus belle. Des nuages se sont formes et commencent à assaillir de toutes parts notre montagne. La montée se poursuit, heure après heure, patiente, entêtée.Vers 16 heures nous atteignons un premier sommet, mais ce n' est pas le bon. Il faut redescendre légèrement jusqu' à une vaste encolure, puis gravir une pente enneigée, assez raide, en contournant une plaque de rochers. Il est 17 heures lorsque nous sommes réunis, exténués et transis, sur le second sommet Un vent furibond et glacial chasse le brouillard; on n' y voit pas à vingt pas. Sommes-nous sur le sommet principal? Impossible de le savoir. Je fouille les rochers et ne trouve aucun vestige, ce qui devrait nous paraître suspect... si nous étions encore capables de raisonner sereinement. Dans une déchirure du brouillard on aperçoit un instant la suite de la crête, elle n' a pas l' air de monter ni de descendre x. Après un bref conciliabule nous décidons de faire demi-tour. Le premier sommet traverse, le pas peut s' accélérer et bientôt nous retrouvons avec soulagement la protection relative du couloir, où nous pouvons faire halte un moment; pas longtemps, car le soir approche. Nous sommes encore à bonne distance de notre camp, lorsque la nuit nous surprend, et, comme le vent s' obstine à souffler la bougie de notre lanterne, c' est en trébuchant et presque à tâtons que nous parvenons finalement à nos tentes, 16 heures après les avoir quittées.
Nos « arieros », qui sont déjà remontés une fois en vain, apparaissent le lendemain vers la fin de la matinée avec des mules de charge, à notre grand soulagement. Le soir nous retrouvons le confort de notre camp de base, heureux d' échapper enfin au vent glacial qui nous a tenu sous ses griffes pendant quatre jours.
1 Comme nous l' avons appris plus tard, le troisième et véritable sommet, de quelques mètres plus élevé, se trouve un peu plus loin.
Le 10 nous tenons un conseil de guerre. Le temps reste au beau, et nous disposons encore d' un ou deux jours. La Sierra Bella, notre toile de fond, mérite vraiment son nom, et ses glaces étincelantes nous fascinent depuis plusieurs jours. Notre résolution est bientôt prise, nous irons à la Sierra Bella pendant qu' un des « arieros » galopera jusqu' à El Alfalfal pour envoyer un message à Santiago et chercher un supplément de provisions. Le même soir nous campons de nouveau dans les pierriers, quelques centaines de mètres sous le Col du Tupungato. Le 11 nous attaquons de bonne heure, gagnons l' arête par une rude montée et la suivons pendant plusieurs heures. La fatigue du Tupungato se fait sentir, nos progrès se font très lents. Nous arrivons jusqu' à une large épaule de neige, vers 5000 m ., mais, hélas, il faut renoncer à poursuivre, car l' heure est trop avancée. Déçus, nous faisons demi-tour et reprenons notre longue arête. La fin du jour approche et nous n' allons pas assez vite. Pour abréger la descente nous quittons l' arête avant le point où nous l' avons atteinte, et nous nous lançons dans une longue pente de glace et de neige, très raide et hérissée de petits « pénitents ». La nuit nous surprend au milieu de cette pente interminable. A la lanterne, pas à pas, nous descendons pendant des heures, dans un terrain scabreux que nous ne connaissons pas. Aux « pénitents » succèdent des pentes de glace vive. Au milieu de la nuit nous échappons enfin au glacier, mais comment retrouver notre tente perdue dans l' immensité des moraines? Après deux heures d' allées et venues, de guerre lasse, nous nous blottissons dans un creux pour attendre le jour. Heureusement, l' aube ne se fait pas désirer longtemps, et dès qu' on y voit assez pour marcher nous reprenons notre recherche. Peu après nous retrouvons notre camp. C' est la fin du long calvaire, nous pouvons apaiser notre soif et goûter au luxe inouï d' un matelas pneumatique. Quelques heures plus tard les « arieros » et les mules sont là et nous rallions rapidement le camp de base. L' aventure touche à sa fin, c' est maintenant à nos mules de nous transporter pendant deux grandes journées le long des gorges sauvages et magnifiques du Colorado, jusqu' à l' endroit où nous attend une auto et où nous changerons à nouveau de monde.