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Dans les entrailles d’un monstre endormi Voyage au centre du glacier de la Plaine Morte

En hiver, lorsque le glacier se fige et que les eaux éphémères du lac glaciaire des Faverges ont cessé de menacer les habitants du Simmental, les spéléologues investissent la Plaine Morte. Reportage en sous-glace.

A peine perceptible, un souffle glacé semble remonter du fin fond des entrailles du monstre agonisant. Son dernier soupir à l’échelle des temps géologiques, car on ne lui donne plus qu’une cinquantaine d’années à vivre. Inlassablement, ce mystérieux souffle sculpte les parois de la galerie dans laquelle nous nous sommes invités, tels des insectes nécrophages. Au contact des irrégularités de la glace, il y a creusé des milliers de cupules conférant aux parois un relief des plus merveilleux. Quelques mètres à peine sous la surface, nous progressons péniblement dans la galerie horizontale, brassant la neige déposée ces dernières semaines. Peu avant que le conduit ne s’engouffre vers les profondeurs, le toit s’ouvre vers le ciel, laissant entrer une dernière fois la lumière du jour. «Il vaut mieux ne pas trop s’attarder ici», prévient Fred, montrant les corniches menaçantes des bords de la crevasse. «En exploration sous-glaciaire, c’est près de la surface que le danger est le plus grand, m’explique-t-il. Outre les corniches, il n’est pas rare que des stalactites immenses menacent telles des épées de Damoclès. Si elles ne t’écrasent pas en tombant, elles risquent de nous piéger en obstruant l’entrée des galeries.» Nous pressons le pas. La neige laisse place à la glace vive que nos crampons lacèrent. Sur les côtés, nulle part où s’appuyer. Les gants glissent sur la glace lisse.

Place à l’émerveillement

Les fenêtres météo propices à l’exploration sous-glaciaire sont rares. Les conditions froides et sèches de cette mi-décembre sont idéales. Mais suite aux importantes chutes de neige qui ont obstrué la plupart des accès, la galerie que nous visitons aujourd’hui, dont l’entrée est bien protégée, était la seule option raisonnable.

Parti en éclaireur, Jeff a déjà posé une série de relais sur vis à glace. Hervé part en second, puis je me lance, laissant la corde statique se dérouler lentement dans mon descendeur spéléo. Je me laisse avaler par le monstre. Concentré pour ne pas risquer une fausse manipulation, j’en oublie l’angoisse que m’inspirent ces murs de glace qui semblent se resserrer autour de moi. Mais quel spectacle grandiose! Les parois aux formes harmonieuses s’animent au passage du faisceau de nos lampes frontales. Leur blancheur alterne avec des zones transparentes laissant entrevoir des bulles d’air emprisonnées il y a bien longtemps. Çà et là, des fissures parcourent les murs, témoins des mouvements de la glace. «Certaines se forment suite à un simple coup de piolet. C’est la glace qui se libère de ses tensions. Cela peut provoquer d’impressionnantes déflagrations», me glisse Hervé avec un sourire qui ne suffit pas à me rassurer. Lorsque la galerie forme un replat entre deux ressauts, nous évoluons au fil des méandres creusés par l’eau qui a coulé ici durant l’été. En quelques endroits, le tube se resserre. Il suffit alors de forcer un peu pour que le corps glisse entre les deux parois. Ressaut après ressaut, nous descendons. Jusqu’à ce que notre progression soit arrêtée par une dalle de glace grise correspondant vraisemblablement à un ancien niveau de l’eau du siphon situé en contrebas. Nous n’irons pas plus loin. C’est ici, à quelque 40 mètres de profondeur, que nous attend Jeff, en extase devant des amas de cristaux de glace qui se sont formés au contact des courants d’air sur le plafond de la galerie. «Des concrétions comme celles-là, je n’en avais encore jamais vu, confie le photographe avec un brin d’émotion. La nature est une artiste délirante, elle nous réserve de belles surprises.» Deux ans auparavant, le Fribourgeois avait photographié dans cette même galerie des stalagmites extrêmement fines de plus de 1 mètre de haut. «C’était au printemps, il faisait déjà chaud dehors et l’eau coulait en tremblotant avant de se figer.»

Pionniers de l’éphémère

Le temps aussi semble s’être figé au fond de la galerie. Alors qu’une petite demi-heure semble s’être écoulée depuis le début de notre descente, ma montre m’indique qu’il est déjà midi et que cela fait déjà près de deux heures que nous évoluons dans les entrailles du glacier. Il faut penser à remonter. Le descendeur fait place au couple poignée-bloqueur, qui nous permettra de nous hisser au fil des différents ressauts. Un effort considérable pour qui n’y est pas entraîné. Près d’une heure plus tard, nous retrouvons le dépôt des skis à l’entrée de la galerie. Bientôt, nous quitterons notre abri pour regagner le soleil, avec le sentiment d’avoir été les premiers, et peut-être les derniers, à avoir visité ces lieux. De fortes précipitations pourraient bientôt rendre la galerie inaccessible pour le reste de l’hiver. Et si elle n’a pas disparu jusqu’à l’hiver suivant, l’eau amenée par les bédières, ces petits cours d’eau qui courent sur la surface du glacier en été, l’aura remodelée, offrant aux explorateurs de nouvelles surprises, et peut-être de nouvelles perspectives pour rejoindre le lit du glacier avant que ce monstre déjà mourant n’ait complètement disparu.

Auteur

Alexandre Vermeille

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Le Graal des spéléologues

Traversé de centaines de galeries, le glacier de la Plaine Morte fonctionne comme le sol karstique qu’il recouvre. Même l’épais manteau blanc qui l’habille durant l’hiver ne permet pas d’en dissimuler les dolines et autres moulins qui en parsèment la surface. Cet immense Emmental glacé, lové à quelque 2800 mètres d’altitude dans une grande combe au pied du Wildstrubel, est un glacier de cirque. Il a la particularité de s’écouler beaucoup moins qu’un glacier de vallée. «L’absence de moraines confère à sa glace une pureté rare», m’explique Frédéric Bétrisey, l’organisateur de l’exploration d’aujourd’hui. Avec ses complices Hervé Krummenacher et le photographe Jean-François Delhom, alias Jeff, il explore les cavités du glacier de la Plaine Morte depuis une dizaine d’années.

Pour les trois hommes, le sous-glace représente un peu le Graal. «C’est la convergence de la spéléologie, du canyoning et de l’alpinisme, m’explique Fred. La spéléo, ça se passe dans la roche, c’est du solide, ça ne bouge pas. En sous-glace, ça change, ça bouge et ça craque.» Tu explores des lieux éphémères, puis tu remontes sans laisser de traces.» Le rêve initial des trois hommes était d’atteindre le lit du glacier, quelque 200 mètres sous la surface, puis de poursuivre l’itinéraire de l’eau dans le karst jusqu’à une résurgence plus de 1000 mètres plus bas. Si ce rêve a peu de chances de se réaliser en raison des énormes pressions sous-glaciaires qui rendent les galeries impraticables pour l’homme en profondeur, les trois compères savent qu’ils n’ont pas encore tout vu. Lorsque l’occasion se présente, le trio guide glaciologues et autres scientifiques sous la glace. C’est le cas aujourd’hui avec Didier Cassany, venu de Savoie pour effectuer une série de carottages dans le cadre de l’expédition Into the glaciers, à laquelle participe le team IceCave, formé de Frédéric Bétrisey et d’Hervé Krummenacher. Didier Cassany enverra ensuite ses prélèvements à Paris, où les scientifiques de l’Institut de physique du globe tenteront de détecter dans la glace la présence de nanoparticules d’origine anthropique.

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