De Karnali à la montagne sainte du Kailash. Pèlerinage dans l’Himalaya | Club Alpin Suisse CAS
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De Karnali à la montagne sainte du Kailash. Pèlerinage dans l’Himalaya

.'est en septembre 2001 que le petit avion de dix-huit places se pose, dans un bruit assourdissant, sur le champ de gravier de Simikot, en soulevant un énorme nuage de poussière. Il nous a aisément transportés de l' atmosphère étouffante de Teraï dans ce splendide cadre de montagnes. Simikot ( 2900 m ) se situe à l' extrême ouest du Népal, sur une magnifique terrasse encerclée de forêts de sapins. La vallée se termine par des pentes herbeuses et escarpées, couronnées de sommets où scintille la neige fraîche. Sur la prairie devant le village règne une intense animation; on rassemble les bœufs, les sirdars lancent de vive voix des instructions à leurs sherpas et porteurs, et les jeunes du village s' agglu, tout en admirant nos piolets Leki, autour de nos sacs de marins empilés les uns sur les autres. Notre groupe de onze Suisses est en route pour le Tibet, dans le but d' ef le circuit autour de la montagne sainte du Kailash.

La vallée de Karnali

Après une collation bienvenue, nous empruntons un joli chemin qui s' élève agréablement à travers une forêt clairsemée de mélèzes jusqu' à un promontoire, à 3200 mètres d' altitude, d' où une magnifique vue plongeante s' ouvre au randonneur sur la vallée de Karnali,

C

T E X T E / P H O TO S René Breitenstein, Riehen

PÈLERINAGE DANS L' HIMALAYA

Photo: René Breitenstein

DE KARNALI À LA MONTAGNE SAI

LES ALPES 10/2002

située mille mètres plus bas. Mais, comme souvent au Népal, nous nous réjouissons trop tôt de la dénivellation déjà vaincue; en effet, un sentier à se rompre le cou nous fait redescendre d' autant jusqu' à une prairie au bord de la rivière Karnali, où nous installons notre premier campement. Une luxuriante végétation méridionale recouvre les deux versants de la vallée, entrecoupés de terrasses, où s' élèvent de petites demeures en bois sombre, et de pentes plus douces, où les indigènes cultivent riz, maïs et courges.

Les vallons latéraux fortement encaissés, comme celui de Chhungsa Khola, nous contraignent constamment à des descentes abruptes, compensées par de superbes points de vue sur les gigantesques et sauvages parois rocheuses qui les ferment. De temps à autre, nous croisons d' immenses troupeaux de chèvres, lourdement chargées de sel en provenance du Tibet, tandis que, cheminant en sens inverse, mulets et bœufs transportent du bois à destination de ce pays. Dans sa partie médiane, près de Yalbang, la vallée de Karnali s' élargit en une vaste clairière, au-dessus de laquelle le toit rouge d' un petit monastère Nyingmapa éveille notre attention. Le soir, les moines nous font visiter leur domaine et nous invitent à boire une tasse de thé. Dans le sanctuaire de ce temple se dresse une statue de Padmasambhava,«Celui qui est né du lotus »; venant de l' Inde au VIII e siècle, il a introduit le bouddhisme au Tibet. D' ailleurs, sur la centaine de moines vivant actuellement dans ce monastère, quarante d' entre eux sont tibétains.

Purang, chaîne de l' Himalaya

E SAINTE DU KAILASH

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A Muchu, une petite stoûpa nous attend auprès de laquelle se trouve un panneau métallique bleu portant l' inscription « lac de Manasarovar ». Pour la première fois, le Kailash semble presque à portée de main. Nous obtenons nos visas de sortie dans une petite cabane à moitié en ruine et au toit de guingois, qui fait office de poste de police. Après avoir franchi la tumultueuse rivière Kumush-hiya Khola sur un pont suspendu, étroit et vertigineux, nous attaquons la rude grimpée qui nous conduira sur le haut-plateau de Yari. A 4100 mètres d' altitude environ, nettement au-dessus de la limite des arbres, nous installons notre dernier campement sur sol népalais.

Nuit décisive

Peu avant minuit, on me réveille avec l' inquiétante nouvelle selon laquelle la Chine vient de fermer toutes ses frontières en raison des événements en Afghanistan. Le Tibet nous est-il vraiment interdit alors que nous nous trouvons si proches de notre but? Toutefois l' envoyé du sirdar chinois, qui nous apporte cette information, précise que les employés de la douane nous accordent un délai – jusqu' à sept heures du même matin – pour passer la frontière, notre groupe s' étant annoncé à l' avance. A l' instar d' un messager de l' Antiquité, ce vaillant homme a traversé le col en une marche forcée de plusieurs heures pour nous apporter cette lueur d' espoir.

Une fiévreuse agitation s' empare de nous tous; notre sirdar se hâte de dénicher quelques bœufs supplémentaires pour le transport, tandis que nos compagnons népalais démontent rapidement les tentes et chargent les animaux déjà disponibles de notre matériel de cuisine et de camping. Une demi-heure après notre réveil, nous sommes prêts au départ, suivis un peu plus tard de tout notre matériel. Un épais nuage enveloppe le col et nous empêche de voir la pleine lune; la nuit est totale. Personne ne connaissant le chemin, nous nous en écartons assez rapidement et perdons beaucoup de temps à le retrouver. Nous arrivons enfin au pied de la dernière montée avant le col, dont l' ascension se révèle fatigante et pénible. Un vent froid et désagréable nous accueille au sommet du Nara La, à 4480 mètres, une altitude égale à celle de la cime du Täschhorn. Sur l' autre versant, le terrain s' abais en gradins escarpés et, dans l' obscurité nocturne, nous

Au-dessus de Yalbang, dans la vallée de Karnali, s' élèvent les toits d' un petit cloître Nyingmapa Peu après la frontière tibétaine, on aperçoit les gigantesques pyramides de roche et de glace, très découpées, de la chaîne de l' Himalaya Au milieu de la vallée de Karnali, le fleuve cherche son chemin à travers des gorges sauvages. Le fleuve Karnali au-dessous de Yalbang ( ouest du Népal ) Pho to s:

René Br ei ten st ein LES ALPES 10/2002

perdons à maintes reprises la trace du chemin, pour la retrouver sur la terrasse suivante. Les quelques lumignons isolés que nous croisons signalent des bergers traversant le col en sens contraire, avec un troupeau de moutons venant du Tibet. Notre allure ralentit notablement; la fatigue, la soif et cette pénible descente nous donnent du fil à retordre et freinent notre progression. Les lueurs grises de l' aube nous révèlent enfin le terrain sur lequel nous nous trouvons: un mélange instable de schiste ( roche à structure feuilletée ) et de sable qui s' incline vertigineusement vers la rivière Karnali, trois cents mètres plus bas. Nous rencontrons un Népalais qui nous rassure en affirmant que la frontière n' est plus bien loin! Peu après, nous découvrons, à côté de quelques pauvres cabanes, un pont de fer traversant le cours d' eau et, sur la hauteur, la forteresse de Sera qui marque la frontière. A bout de souffle, nous escaladons les derniers mètres du chemin conduisant au fort et, à sept heures moins dix, notre groupe tout entier pénètre enfin sur le sol tibétain, aimablement salué par Padang, notre sirdar chinois, et inspecté pour identification par deux officiers des douanes. Un peu plus tard, les aides népalais nous rejoignent avec l' équipe de cuisine et les bêtes de somme. Malgré l' obscurité, nous avons réussi à lever le camp et à franchir ce col difficile avec « armes et bagages » en un temps record. Derrière nous, le portail de la frontière se referme définitivement. Aucun autre groupe ne pourra passer!

Pèlerinage de trois jours

Une foule de toutes nationalités se presse habituellement à Darchen, comme à Zermatt ou à Chamonix, mais dans

Dans la vallée de Karnali, le chemin du col longe le versant et est parfois creusé dans la paroi rocheuse. Entre Yangar et Muchu La traversée de ponts suspendus demande un bon sens de l' équilibre et, souvent même, un peu de courage. Pont suspendu au-dessus du Kumuchhiya Khola ( ouest du Népal ) LES ALPES 10/2002

un tout autre but: le circuit de pèlerinage ( parikrama ) de cinquante-deux kilomètres autour du Kailash. Résidence du dieu Shiva, c' est la montagne la plus vénérée d' Asie, aussi bien par les bouddhistes et les hindous, que par les jaïns et les « bonpos » ( adeptes de la religion « bön », antérieure au bouddhisme tibétain ). Pour les bouddhistes, le Kailash correspond au légendaire mont Meru, centre du cosmos et axe du monde, glorifié dans maintes peintures murales tibétaines du Jokhang, le sanctuaire de Lhassa, et des grandes lamaseries ( couvent de lamas ). Par sa fonction de pivot, le dôme neigeux du Kailash relie les trois plans de l' univers, ciel, terre et enfer. Alors que les hindous et les bouddhistes accomplissent le tour de la montagne dans le sens des aiguilles d' une montre, ce qui leur demande normalement trois jours, les disciples de la religion « bön » l' effectuent en sens contraire. Et il faut plusieurs semaines aux pèlerins qui se jettent à terre les bras en avant, tout au long du circuit, et mesurent ainsi la longueur du chemin avec leur corps. Cet automne, la foule n' est pas aussi dense que d' habitude; il n' y a que deux groupes de touristes et peu de pèlerins autour du Kailash qui nous appartient ainsi presque entièrement.

Saint Pierre semble apprécier notre projet en nous octroyant un ciel sans nuages et une splendide journée automnale qui dore les contreforts dénudés autour de Darchen. Le Kailash n' est pas encore visible. Notre itinéraire serpente le long du gigantesque haut-plateau qui s' étend de la chaîne de l' Himalaya, au sud, aux épaulements du Kailash, au nord. Puis nous obliquons dans la large vallée désertique de Lha Chu. Plusieurs heures s' égrènent avant que nous ne parvenions à ce fameux point où le chemin bifurque brusquement à l' est pour conduire à une petite plaine, à 5000 mètres d' altitude, au pied nord de la montagne sainte. Le soleil descend déjà à l' horizon et les ombres s' allongent, lorsque nous atteignons notre place de campement, face aux ruines du monastère de Drira Puk. Quel décor exaltant! Tout au loin, on distingue encore les contreforts tandis que, droit devant nous,se dressent,de leur hauteur majestueuse,les rochers noirs et burinés de la paroi nord de la montagne des dieux dont la cime rougeoie dans les dernières lueurs du crépuscule.

Comme l' homme ne vit pas que de beaux paysages, nous cherchons du regard et avec une impatience croissante les yaks et l' équipe de cuisine. Où se sont-ils attardés? Frissonnants et l' estomac criant famine, nous craignons déjà de devoir bivouaquer ici, à 5000 mètres d' alti, à la belle étoile et sans souper! Tika, notre sirdar népalais arrive enfin, tout essoufflé et noir de colère, car les conducteurs de yaks tibétains se sont octroyé, à midi, une pause de quatre heures, contrairement au programme convenu, et progressent maintenant dans notre direction à une allure anormalement lente. Mais tout s' arrange lorsque nous nous asseyons enfin autour d' une soupe fumante.

Les Yaks transportent principalement, à part le matériel des groupes de trekking, du sel extrait des grands lacs salés du nord du Tibet, à la frontière du Népal. Au Dölma La, derrière la paroi nord-est du Kailash ( 6714 m ) LES ALPES 10/2002

Dölma La, notre but final

Par un froid mordant et un soleil radieux, nous nous préparons, le matin suivant, à notre étape du jour, le Dölma La ( 5670 m ). Notre marche débute par un exercice d' équilibre sur un pont verglacé. Nous maîtrisons ce difficile passage tels des funambules, car aucun d' entre nous n' est désireux de goûter à l' eau glacée du torrent. Après une grimpée d' une heure et demie, nous parvenons à une terrasse assez plate dotée d' une belle vue, ornée de cairns et dominée par l' impressionnante paroi nord-est du Kailash. A cet endroit, surnommé « champ des cadavres » ( 5320 m ), le pèlerin bouddhiste « expérimente sa propre mort », avant de parvenir au Dölma La où il recevra en cadeau une nouvelle vie. Le groupe suisse, lui, n' est pas d' humeur aussi funèbre et admire en primeur l' échan de ce col, ultime visée de son expédition. La section suivante de l' itinéraire, un peu moins pentue, permet d' accélérer non seulement nos pas, mais aussi l' allure des yaks et de leurs conducteurs. Les cent derniers mètres parcourus sur une moraine fortement escarpée constituent l' épreuve finale. Nous débouchons soudain devant un gigantesque mât orné de milliers de drapeaux de prière multicolores. Il nous faut un certain temps pour réaliser que notre but est atteint, ce lieu saint dont nous avons rêvé depuis de nombreux mois. Les contacts avec les pèlerins, les sherpas et les porteurs nous ont appris une certaine sérénité dans la conduite de notre vie et la pleine appréciation de ses menus détails. Ce sera le plus bel enseignement de cet impressionnant pèlerinage au Tibet.

Le troisième jour

Le matin suivant, cinq centimètres de neige fraîche recouvrent nos tentes. Nous apercevons les premières taches de ciel bleu à travers les nuages qui s' étendent sur le haut-plateau de Darchen. Lors de notre brève visite au petit temple de Zutrul Puk, le toit de la « gompa » ( « cloître » ) brille déjà sous les premiers rayons du soleil matinal. Une odeur de peinture fraîche et de bois neuf flotte dans les salles encore en travaux. Quant aux précieuses « thangkas » ( toiles peintes ou en soie brodée ), elles sont conservées dans la sacristie jusqu' à la fin de la reconstruction de ce lieu saint, détruit par la Garde rouge. Recouverts de couleurs brillantes, les quatre rois-gardiens trônent déjà à l' entrée du temple.

Pho to s:

René Br ei ten st ein Des milliers de drapeaux à prières colorés décorent le Dölma La ( 5670 m ) Drapeaux à prières avec dictons mantras sur le Dölma La. Le cheval du vent, au milieu du drapeau à prières, est un symbole de l' énergie vitale, les couleurs représentent les cinq éléments. Avec le vent, les mantras – prières bouddhistes – sont dispersés à travers le monde LES ALPES 10/2002

Des jeeps nous attendent au bord du plateau, près de Darchen. Elles nous conduiront à Tirthapuri, la plus belle localité du Tibet, située sur les berges d' une petite rivière. Des sources d' eau chaude jaillissent et bouillonnent dans des vasques de tuf rose.. " " .Des centaines de drapeaux de prière claquent au vent, sur un fil tendu entre deux rochers, au-dessus du cours d' eau. Tout proche, le sommet de la colline qui surplombe les sources nous attire tellement que nous décidons d' y monter. Le spectacle qui s' offre à nos yeux nous bouleverse d' enthousiasme; six stoûpas magnifiquement dorées entourent un petit temple.. " " .Sur l' arête abrupte descendant vers la rivière s' élè un gigantesque mât avec ses innombrables drapeaux de prière. De l' entrée de l' édifice, un mur de trois cents mètres de long, composé de « manis » ( dalles sur lesquelles sont gravés des « mantras » ou formules d' incantation ) se développe à l' intérieur des terres: c' est l' une des constructions tibétaines les plus longues du genre, dont certains éléments sont artistiquement sculptés et portent des inscriptions remarquables. Cet important pèlerinage bouddhiste est un lieu de ressourcement pour les fidèles fatigués de leur circuit autour du Kailash. Pour nous aussi, c' est le plus beau campement de tout le voyage. Au coucher de soleil,les abords de la rivière et le temple sur sa colline baignent dans une clarté rougeâtre irréelle. Pour la dernière fois,les pointes dorées des stoûpas et la toiture du monastère reflètent la lumière vespérale, splendide point d' orgue de notre expédition au Kailash. Les jours suivants, nous parcourons en jeep, sur la route du nord, les deux mille quatre cents kilomètres qui nous séparent de Lhassa, point de départ de notre retour à la vie quotidien-ne. a

Traduit de l' allemand par Cyril Aubert

Pho to s: René Br ei ten st ein Les Gyeltsen, signes de victoire bouddhistes en métal, et les gargouilles sont typiques des temples tibétains Vue du Mapam Ri ( 4714 m ), un sommet que l'on peut atteindre par l' arête est, avec vue sur le lac de Manasarowar et Gurla Mandata LES ALPES 10/2002 Le Rakastal, célèbre pour sa couleur bleu roi, est un des deux lacs d' eau douce sacrés au sud du Kailash Paroi nord-est du Kailash lors de l' ascension au Dölma La ( 5470 m ), qui se trouve encore à une heure de marche La Stupa est un mandala en trois dimensions, une reproduction du cosmos. Il sert de lieu saint de la conservation de reliques et d' écritures saintes. Stupas sur la colline du temple de Tirthapuri Stupa – tertre funéraire – à l' entrée de la vallée du « fleuve heureux ». Derrière la paroi sud du Kailash Vue du Mapam Ri sur la Chiu Gompa et le Kailashbrillant comme du cristal )

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