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Edward Whymper et la Faune alpestre

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

PAR MAX OECHSLIN

Parle-t-on de Whymper aujourd'hui, on pense d' abord à l' Anglais qui, à la mi-juillet 1865, gravit le Cervin pour la première fois avec ses camarades. On rappelle toujours aussi qu' en 1860, à peine âge de vingt ans, il fut chargé par un éditeur de Londres de lui livrer des esquisses des grands sommets des Alpes, ainsi qu' il le raconte dans la préface de ses Scrambles amongst the Alps. ( L' ouvrage fut traduit en allemand par Friedrich Stegler, sous le titre Berg- und Gletscherfahrten in den Alpen, 1860-1869 et parut à Brunswick. Il fut traduit en français par Ad. Joanne: Escalades dans les Alpes; troisième et dernière édition, Genève 1922. ) Whymper fait observer « qu' il avait désiré quitter l' Angleterre pour faire un voyage sur le continent, qu' il connaissait les montagnes par les livres seulement et n' en avait donc gravi aucune ». Parmi les sommets à dessiner se trouvait le Mont Pelvoux dans le Dauphiné. « Les esquisses que je devais en faire étaient destinées à célébrer le triomphe de quelques Anglais qui voulaient conquérir cette cime. Ils vinrent, virent et ne vainquirent pas. Tout à fait par hasard, je rencontrai un aimable Français qui avait accompagné ce groupe et fus incité par lui à tenter de nouveau la chose. L' année suivante, j' entre cette ascension avec mon ami Mac Donald et nous triomphâmes: début de mes expéditions dans les montagnes et les glaciers. » Whymper nous informe ensuite qu' il ne pratiquait pas l' alpinisme par pur esprit d' aventure, bien que cette activité représentât un nombre respectable de livres sterling, mais qu' il entreprenait des ascensions pour satisfaire aussi sa soif de connaître, pour contempler la splendeur des Alpes et la fixer par des esquisses. Whymper abordait évidemment la montagne en artiste, peut-être en rêveur. Et c' est ainsi qu' il pouvait écrire dans la préface mentionnée: « Malgré quelques désagréments, l' ascension du Mont Pelvoux fut une véritable jouissance. L' air de montagne n' agit pas comme un émétique, cet air ne paraissait pas noir, mais bleu, et je n' éprouvais aucune tentation de me précipiter dans les abîmes », par quoi il voulait dire sans doute qu' il cherchait à trouver le chemin menant le plus commodément au sommet. « Je brûlais désormais d' étendre mes expériences et partis pour le Cervin. J' avais été attiré au Mont Pelvoux par ce désir mystérieux qui pousse l' homme à fouiller l' inconnu... Le Cervin, lui, m' attira par sa seule splendeur. Il passait pour le sommet le plus difficile et d' aucuns, qui auraient dû être mieux informés, le déclaraient absolument inaccessible. Une série d' insuccès me poussa simplement vers de nouveaux efforts et, année après année, je revins au Cervin afin de trouver soit une voie menant à la cime, soit la preuve qu' il était vraiment impossible. » Edward Whymper aborda la montagne en dessinateur. Il le reconnaît quand il écrit au début de son livre: « Ces expéditions dans les Alpes étaient des récréations dominicales et doivent être jugées ainsi. Je les ai décrites comme un sport, ce qu' elles étaient dans l' ensemble. Je crains de ne pouvoir faire sentir aux autres la joie que j' ai éprouvée. Les meilleures plumes n' ont jamais été capables de donner une idée réelle de la grandeur des Alpes. Les descriptions les plus minutieuses des meilleurs écrivains n' éveillent que des impressions complètement fausses. Le lecteur se forge des images qui sont peut-être splendides, mais très éloignées de la réalité. Je suis donc avare de descriptions, mais prodigue en illustrations, car j' espère que le pinceau pourra réussir là où la plume révèle son impuissance. » ( Nous suivons pour ces textes la première traduction parue en 1872, celle de Friedrich Stegler, car mainte expression et manière d' écrire rend encore ici le souffle qui animait l' alpinisme voici un siècle1. ) Nous connaissons encore quelques anciens camarades de courses qui, partant en montagne, emportent toujours un carnet et un crayon afin d' esquisser ici ou là une image poignante, afin de pouvoir surtout, pendant le repos tranquille du sommet, fixer les grandes lignes du paysage et souligner quelques détails de ces vues partielles ou panoramiques par des traits bien choisis. d' hui, hélas! l' appareil photographique a complètement remplacé le carnet d' esquisses. Il est possible pourtant de discerner si le photographe est un artiste ou non. Car si dans l' abondance des livres de montagne illustrés il s' en trouve tellement que l'on prend en main, feuillette, met ensuite de côté, et que l'on oublie ou dont on se défait à quelque occasion - tombola ou remise de prix c' est parce qu' il manque à ces ouvrages l' inspiration spéciale que l' artiste seul réussit à donner. L' image, quelle que soit son origine, doit être animée du même souffle que la description écrite. Si rythme et pouvoir d' évocation lui manquent, s' il lui manque la manière subtile de décrire ou de 1 Note de M. M. Oe.

conter, l' impression ressentie sera aussi creuse que devant une de ces photographies qui fixent bien un « moment de la montagne », mais sont dépourvues de l' enchantement que tout preneur d' images devrait savoir insuffler à son œuvre.

Dans l' ouvrage mentionné, Edward Whymper donne surtout des descriptions consacrées à la préparation et au déroulement de l' ascension, aux échecs et aux succès, en exprimant souvent le « pourquoi » sans barguigner. Mais l' auteur y mêle, et c' est ce que nous trouvons de si précieux, la relation de toute sorte d' événements et d' observations, attitude bien caractéristique de son époque et qui illustre le sens et l' esprit dans lesquels ses courses en montagne, véritables explorations, étaient entreprises. Actuellement, combien d' expéditions dans les massifs les plus lointains du monde ne se soucient que de technique alpine et se préoccupent fort peu de ces « à-côtés » qui n' ont peut-être pas grand-chose à voir avec l' alpinisme proprement dit mais à la découverte desquels l' alpinisme devrait aussi servir.

C' est la raison pour laquelle nous désirons suivre les relations des courses faites par Whymper en dehors du Cervin, voici un siècle, fouiller les descriptions ajoutées à l' itinéraire, noter ses réflexions sur la faune, montrant ainsi combien Whymper, bien qu' un « extrémiste de son temps », savait porter son attention sur d' autres points encore. L' artiste apparaît vraiment ici en Whymper.

Après avoir séjourné dans la vallée d' Aoste, il écrivait ceci sur le bouquetin. ( Chapitre 16. La vallée d' Aoste et les Grandes Jorasses. ): « La vallée d' Aoste est célèbre par ses bouquetins et jouit d' une mauvaise réputation à cause de ses crétins. Jadis le bouquetin était répandu dans toutes les Alpes. Maintenant il se limite surtout, peut-être même exclusivement, à un petit district au sud de la vallée d' Aoste, et ces temps derniers la crainte de sa disparition complète a été fréquemment émise

La crainte de voir s' éteindre le bouquetin est prématurée. Un recensement de ces bêtes est difficile, car bien qu' elles possèdent des habitats déterminés, on les trouve rarement chez elles. On peut admettre cependant qu' environ six cents bouquetins hantent encore le voisinage du Valgrisanche, du val de Rhêmes, du Valsavaranche et de la vallée de Cogne.

Il serait regrettable qu' il en fût autrement. En tant que vestiges d' une race en extinction, les bouquetins éveillent l' attention de tous les alpinistes et touristes. Nul ne pourrait envisager la disparition d' un animal possédant de si nobles qualités, d' un animal qui, peu de mois après sa naissance, peut sauter d' un seul bond sur la tête d' un homme sans prendre le moindre élan, dont la vie est une lutte perpétuelle pour l' existence, qui possède le sentiment le plus remarquable pour les beautés de la nature, méprise la douleur « au point de rester des heures, figé comme une statue, au milieu de la tempête la plus glaciale, jusqu' à ce que gèlent ses oreilles et qui, lorsque approche son heure dernière, grimpe sur le plus haut sommet, accroche ses cornes à un rocher et tourne sur lui-même jusqu' au moment où, ses cornes se brisant, il tombe et meurt ». Tschudi lui-même ( à qui est emprunté ce trait dans son Thierleben in den Alpen et que les observations récentes sur les mœurs des bouquetins contredisent sur bien des points ) trouve cette histoire merveilleuse, et avec raison. Je n' y attache aucune créance. Le bouquetin est un animal bien trop intelligent pour se livrer à de telles sottises.

Quarante-cinq gardes-chasse, choisis parmi les meilleurs ehas^eurs du district, veillent sur sa patrie. Leur besogne n' est pas simple, bien qu' ils connaissent fort bien tous ceux qui se livrent au braconnage. Le bouquetin ne tarderait pas à disparaître des Alpes si ces gardes n' existaient pas. La passion de tuer n' importe quoi et la valeur relativement élevée de ce gibier amènerait rapidement son extinction. Car le bouquetin est un animal précieux pour sa viande déjà. Le poids vif d' un animal adulte atteint 160 à 200 livres, tandis que la peau et les cornes valent deux cents marks allemande, et plus encore s' il s' agit de sujets particulièrement beaux.

Malgré les gardes-chasse et les amendes sévères qui frappent la mort d' un bouquetin, le braconnage ne cesse pas. Comme je le savais, je demandai, lors de ma dernière visite à Aoste, si des peaux ou des cornes se trouvaient à vendre. Dix minutes plus tard j' étais conduit dans une mansarde où étaient cachés les restes d' une bête magnifique. Un superbe mâle âgé de plus de vingt ans vraisemblablement, car ses lourdes cornes portaient vingt-deux anneaux plus ou moins bien marqués. La peau mesurait 1 m. 69 des naseaux au bout de la queue ( elle avait dû s' étirer lors de l' écor ) et 77 cm environ du ventre à la colonne vertébrale. Il est rare de rencontrer un bouquetin de cette taille et le possesseur de cette peau aurait risque quelques années de prison si on avait été informé de la chose.

La chasse au bouquetin est considérée avec justesse comme un plaisir royal et le roi Victor-Emmanuel, qui se l' est réservée, est trop bon chasseur pour poursuivre inconsidérément un animal, véritable ornement de ses domaines. En 1879, dix-sept bouquetins tombèrent sous les cartouches qu' il tira soit de cent pas, soit de plus loin. L' année précédente, le roi avait offert un bel exemplaire au Club Alpin Italien. Les membres festoyèrent de sa chair et l' animal dûment naturalisé figure dans la salle du club, à Aoste. Les spécialistes disent que la tête a été mal empaillée, qu' elle est trop étroite au poitrail, trop large à l' arrière. Elle m' a paru bien bâtie, mais plus propre à des exploits difficiles qu' à servir de modèle d' agilité. ( Whymper fit un dessin de ce bouquetin. ) L' animal est un mâle adulte, âgé de douze ans environ, et mesure 3 pieds 3 y2 pouces du sol à la naissance des cornes. Sa plus grande longueur atteint 4 pieds 3 pouces, et ses cornes portent onze anneaux bien proéminents, et deux faiblement marqués. Mesurées à l' extérieur de la course, elles donnent 541/2 cm. Les cornes du sujet mentionné plus haut, bien qu' ornées de deux fois plus d' an, n' avaient que 53 x/2 cm, ce qui permettrait cependant de conclure à un âge double chez cet animal. ( Remarque: King dit dans son ouvrage Les vallées italiennes des Alpes: « Sur les cornes que je possède et qui sont longues de deux pieds se trouvent huit de ces anneaux annuels. » On pourrait en déduire - si les anneaux sont vraiment annuels - que les cornes atteignent la plus grande partie de leur longueur dans un âge relativement bas. ) Les gardes-chasse et les chasseurs du district affirment que les anneaux des cornes donnent l' âge de la bête - chaque anneau comptant pour une année - et que les anneaux à moitié développés, parfois à peine marqués, indiquent que la bête a souffert de la faim pendant l' hiver. Les naturalistes contestent cette opinion, mais comme ils ne possèdent pas d' arguments meilleurs à opposer à cette manière de voir que n' en ont les indigènes pour s' y tenir ( en ce sens que d' aucuns disent que c' est ainsi, et d' autres que ce n' est pas ainsi ), il nous est peut-être permis de laisser la question ouverte. Je puis simplement affirmer que le bouquetin doit connaître des temps très durs si les anneaux faiblement marqués correspondent vraiment à des années de famine, car, sur la plupart des cornes que j' ai vues, les petits anneaux étaient très abondants et dépassaient souvent en nombre les anneaux mieux formés.

Le garde-chasse en chef se basant sur les indications que je viens de donner, me disait que le bouquetin atteignait assez souvent la trentaine, pouvait même vivre quarante à quarante-cinq ans. Il me racontait encore que l' animal ne goûtait guère les névés raides et descendait en zigzag les couloirs de neige, sautant d' un bord à l' autre et faisant des bonds de cinquante pieds. M. Tairraz ( le guide d' Albert Smith dans son ascension du Mont Blanc ), le robuste aubergiste de l' hôtel du Mont Blanc à Aoste, qui a observé les bouquetins de très près, prétendait qu' un sujet de cinq à six mois sautait d' un seul élan sur un bloc de rocher haut de neuf à dix pieds. Puisse le bouquetin vivre longtemps, et puisse sa chasse maintenir longtemps aussi le roi Victor-Emmanuel en bonne santé... » Whymper a consigné ainsi quelques observations, lectures ou ouï-dire. Les observations les plus récentes et les recherches sur la vie du bouquetin ont conduit à d' autres résultats. Mais la preuve que l'on sait peu de chose sur cet animal si spécifiquement alpestre se trouve dans les efforts de notre « Schweizerische Stiftung für alpine Forschungen » Zurich ( Fondation suisse pour la recherche alpine ); en 1960, elle créa une « Société pour l' observation du bouquetin ». Fin 1963, six fascicules de sa publication Capra ibex ( et un fascicule annexe sur Cinquante ans d' acclimatation nouvelle de la faune des rochers en Suisse ) ont déjà paru.

Parlant du chamois, Whymper raconte la trouvaille d' un animal mort faite pendant l' été 1863, lors d' une descente du Stockje avec le guide Franz Biener. L' animal avait dû glisser sur une dalle mouillée, rouler sur l' éboulis en dessous et rester accroché par les cornes à un bec rocheux.

« Brusquement retenu dans cette singulière position, il n' avait pu atteindre que les débris croulants situés au-dessous des rochers et qui ne lui offraient pas un point d' appui suffisant pour se dégager; il les avait labourés et rejetés avec ses pattes de derrière jusqu' au moment où il n' avait plus trouvé.que le vide. Il était évidemment mort de faim, et nous trouvâmes la pauvre bête positivement suspendue en l' air, la tête rejetée en arrière, la langue pendante, et les yeux tournés vers le ciel, comme dans une dernière supplication1. » Whymper a note aussi mainte observation et réflexion sur les glaciers, rédigé en 1870 un essai personnel ( The veined structure of glaciers ) et donné de nombreux renseignements dans son livre d' escalades. Aussi, quand on lit dans la table des matières « Au sujet des puces » est-on tenté de penser à la puce des glaciers, cette puce noire, à peine longue d' un millimètre, que Desor et Agassiz découvrirent sur les glaciers, décrivirent et à laquelle les zoologues donnent le nom à' Isotoma Sal-tans A. ou de Desoria glacialis. Sa nourriture très précaire semble se composer des cadavres de papillons, de mouches et d' insectes de toute espèce emportés par les ouragans et qui gèlent et périssent à la surface des névés et des glaciers. Cependant, Whymper ne s' occupe pas de la puce, des glaciers mais, décrivant une nuit passée avec ses camarades et ses guides dans une grotte du massif du Mont Pelvoux, parle de la très commune puce humaine.

« Nous prîmes notre repas dans la grotte et procédâmes aux ablutions nécessaires. Les corps des indigènes sont habités par des créatures agiles, dont la rapidité n' est dépassée que par leur nombre et leur voracité. Il est dangereux de trop s' approcher de ces gens et il faut toujours se tenir sous le vent. Malgré toutes ces précautions, mes malheureux camarades et moi-même fûmes presque dévorés vivants. Et nous ne pouvions espérer être délivrés de cette torture que passagèrement, car l' intérieur des auberges à l' instar de l' extérieur des indigènes fourmille de cette forme de vie animale.

On raconte qu' un jour les persécuteurs tombèrent sur un voyageur innocent dans une telle mesure qu' il dut bondir de son lit. Je ne veux pas garantir cette histoire, mais ajouter encore un mot sur ce fait désagréable. Comme nous rentrions de notre toilette, nous trouvâmes les deux Français en grande conversation. « En ce qui concerne les puces, disait le vieux Semiond, je ne vaux pas mieux que les autres. J' en ai quelques-unes », Et pour une fois il avait dit la vérité. » Une description particulièrement plaisante des mulets valaisans donnée par Edward Whymper nous remet en mémoire l' ingénieur cantonal de Preux qui travaillait en Valais vers le début du siècle.Voici six décennies, lors d' une course scolaire, il avait répondu mi-souriant, mi-sérieux, à la question insolite d' un étudiant qui demandait de quel instrument il se servait pour marquer les chemins près des torrents et des murs d' avalanche: « J' emploie le clinomètre vivant: le « Mulus », ainsi que nous disions au gymnase, mais pas un mulet à deux pattes, un vrai mulet valaisan chargé de quelques sacs de ciment. Et voici comment: en avant, la bête et son sac; derrière, le muletier, puis deux 1 Escalades dans les Alpes, page 67. Edition 1912 ( N. du Tr. ) hommes avec des piquets et une baguette. « Hue! » Le mulet grimpe avec ce chargement léger une pente de 20 % environ et fait cinquante pas. Un piquet est enfoncé. Désire-t-on une inclinaison de 15 %, on suspend deux sacs à la selle, un de chaque côté. Et si l'on veut une pente de 10 % seulement, on pose un troisième sac sur le dos du mulet. De cette manière, ce sont toujours 150 kg que, l'on monte confortablement. » Le questionneur n' en demanda pas davantage. Il avait compris!

Mais le « Mule » est sage!

C' est ce qu' on peut inférer des observations que Whymper place presque au début de son livre, comme s' il voulait faire précéder d' un accent spécial les descriptions qui suivent sur les rochers et les glaciers. Comme s' il voulait dire au lecteur que, lorsque celui-ci va vers les montagnes, il ne devrait pas songer seulement à l' arrivée au sommet et chercher le chemin le plus exposé par les flancs et les arêtes, mais des voies qui, même le long d' abîmes et du milieu des parois, seraient tout de même assez larges pour laisser passer un âne.

« Dans le sentier fort escarpé qui franchit le col de la Gemmi, j' eus mainte occasion d' observer les mœurs et les coutumes des mulets suisses. Peut-être n' est point pour se venger des mauvais traitements que les mulets semblent prendre plaisir à frotter, à écraser les tibias des touristes contre les clôtures de bois et les murailles qui bordent les chemins, et feignent de broncher dans les passages dangereux, presque à chaque tournant, et plus particulièrement au bord des précipices. Leur habitude exaspérante de marcher au bord extrême des sentiers, même aux endroits les plus périlleux, est à coup sûr le résultat de leurs rapports avec les hommes. Aussi bien, pendant une grande partie de l' année, ces mulets sont-ils employés au transport du bois; les fagots dont ils sont charges dépassant leur bat de chaque côté, ils marchent instinctivement sur le bord extérieur des sentiers, afin d' éviter de se heurter contre les rochers qui les bordent du côté opposé. L' habitude une fois prise, quelle que soit leur charge, paquet de ramilles ou touristes, les mulets continuent à prendre les mêmes précautions. Et cette coutume occasionne souvent des scènes plus plaisantes pour qui les contemple que pour qui y joue un rôle actif. Deux mulets se rencontrent de front, l' un descendant, l' autre montant la côte; chacun prétend passer sur le bord extérieur du chemin; ni l' un ni l' autre n' entend céder, et il n' est d' autre moyen pour les amener, non sans peine, à composition que de les tirer par la queue1. » Whymper raconte cela des mulets suisses. Nous nous souvenons que, pendant la première Guerre mondiale, nous étions littéralement entassés avec notre compagnie dans les districts de Palagnedra Borgnone, dans les Centovalli. Le plus souvent, nous prenions quartier dans des écuries nettoyées et garnies de paille fraîche avec deux mulets qui nous avaient été attribués. Ces mulets paraissaient provenir de « particuliers », et le paysan et aubergiste de 1'«Osteria Elvetica » nous avaient fait remarquer qu' il s' agissait de « Valdotains » de pure race, donc de mulets italiens qui, très vite, s' avérèrent aussi intelligents que leurs congénères du Valais. Un petit exemple: dans le pâturage de Moneto, au-dessus de Palagnedra, où la petite chapelle menace ruine, hélas, nous avions installé un groupe chargé de surveiller le couloir raide descendant du Gridone et du Leone et par lequel dévalaient des Rocce del Gridone beaucoup plus de cailloux que ne passaient de contrebandiers. Or, ces Confédérés devaient être ravitaillés en nourriture et en boisson, tout comme les anciens Confédérés qui « buvaient encore un coup avant de partir ». Les vivres pouvaient être transportés en voiture jusqu' à l' église Saint-Michel de Palagnedra, vieille de deux cents ans. Généralement, dès la route de la vallée, il fallait faire porter ce ravitaillement soit par des soldats, soit par ces mulets que l'on bâtait soigneusement devant l' Osteria Elvetica. L' un 1 Escalades dans les Alpes, pages 2 et 3. Edition 1912 ( N. du Tr. ) d' eux avait dû faire bien des allées et venues vers l' alpage et savait que près de ladite église se trouvait un petit pré comme il en existe souvent devant les sanctuaires. La raison de ces prairies doit être la suivante: peu de fidèles viennent-ils à l' office, chacun trouve à se caser dans les bancs. L' assi est-elle nombreuse, les hommes cèdent les places aux femmes et restent devant la porte, sur le pré. Mais celui-ci était aussi le lieu de halte des mulets. Ils pouvaient s' y arrêter et attendre, aucun quadrupède ne sachant aussi bien que le mulet s' arrêter et attendre tranquillement, tout en regardant fixement devant soi comme s' il voulait repenser toute la philosophie du monde. L' animal pouvait aussi s' y coucher et s' y rouler avec délices. Et nous nous aperçûmes bien vite que cela plaisait particulièrement à l' un de nos mulets, car, la halte atteinte, il n' attendait pas d' être débâté mais commençait immédiatement son « Roullet » ainsi que nous l' appelions, avec un hennissement joyeux. Et c' était un mulet italien qui agissait ainsi comme s' il voulait nous dire: « Quand il s' agit de mon bien-être, je me moque bien de votre paquetage. » Une dizaine d' années plus tard, nous nous trouvions dans la région de collines de Boucournin ( au sud de Tunis ), région de plantations forestières difficilement établies et maintenues. Des mulets arabes fonctionnaient comme bêtes de somme et nous pûmes observer aussi leur intelligence. Pendant notre séjour là-bas, ils devaient transporter vers les hauteurs des seaux d' eau suspendus à une simple selle, car, durant la sécheresse, il est indispensable d' arroser les plantes nouvellement mises, et cela pendant quatre à huit ans. Des soldats étaient charges de cette besogne. Comme les sentiers étaient plutôt raides, ils se tenaient souvent à la queue des bêtes, afin de se faire tirer à moitié et de marcher plus facilement. De temps en temps, on voyait le mulet se livrer à une manifestation assez rare chez lui. S' il se trouvait sur un bout de chemin très escarpé, il se dressait soudain très haut, se campait sur ses pattes de derrière, et arrosait copieusement le soldat. Signe certain que le mulet possède lui aussi une dose d' intelligence.

Que les observations d' Edward Whymper soient exactes ou qu' elles doivent être légèrement remises en question, elles soulignent cependant l' intelligence des mulets suisses, nous permettent de tirer un parallèle avec les mulets italiens et arabes, et éveilleront certainement chez le lecteur des souvenirs prouvant que ces quadrupèdes ne sont pas du tout aussi stupides que les hommes le prétendent. Et cette remarque vaut aussi pour le petit ancêtre du croisement: l' âne. Tout comme maint bipède peut commettre une véritable ânerie, maint âne peut accomplir une action vraiment intelligente. Qu' on regarde simplement autour de soiTraduit de l' allemand par E.A.C. )

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