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En déroute

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Par Egmond d' Arcis.

L' orage qui menaçait depuis midi nous surprit entre Anzeindaz et le Pas de Cheville. Déclenchée par un coup de tonnerre — dont la détonation brutale avait claqué tout près — la pluie se mit à déverser ses torrents sur la terre desséchée. Brusquement, une colonne de grêle nous enveloppa, et nous la voyions se briser avec rage contre les parois noirâtres des Diablerets et rejaillir comme de l' écume. Sur le pâturage, que balayait un vent violent, la couche blanchâtre des grêlons, gros comme des noisettes, s' épaississait rapidement.

Courbant le dos sous l' averse, baissant la tête pour garantir notre figure des piqûres de la grêle, nous pressions le pas, nous dirigeant vers le col au-delà duquel nous espérions trouver un abri. Les nuages couraient avec nous, sombres, chargés d' eau, illuminés par instants par la flamme bleue d' un éclair. Cependant, comme nous arrivions au Pas de Cheville, les nuées s' entr et la pluie cessa. Profitant de cette accalmie, nous fîmes halte pour donner un coup d' œil au paysage. Du côté d' Anzeindaz, de lourdes vapeurs traînaient sur les prairies blanches de grêlons et cachaient les montagnes; devant nous se creusait une combe verdoyante au fond de laquelle un grand chalet bas offrait aux pâles rayons d' un soleil timide son vaste toit gris d' où la pluie s' évaporait en une buée bleuâtre et tremblotante. Plus loin, le Haut de Cry et le Mont Gond, encapuchonnés de nuées, ne laissaient voir que leurs pentes inférieures avec la verdure fraîche des forêts et des gazons lavés par l' ondée bienfaisante.

Soudain, une bouffée de vent rabattit par-dessus le col un nuage noir qui creva en cataractes. Force nous fut de fuir au plus vite pour nous abriter quelque part.

A mi-pente, sous une paroi surplombante, un troupeau de gracieuses chevrettes s' était mis au sec sur une étroite esplanade. L' idée nous vint de demander l' hospitalité à ces animaux, mais, pressés les uns contre les autres, ils refusèrent de nous laisser une place si petite fût-elle. Alors, irrités de cet égoïsme inqualifiable, nous expulsâmes les chèvres à coups de canne, et la position fut à nous. Protestant contre cette intrusion par des bêle- * » ': 7- ments grêles, les chèvres se dérobèrent bientôt à notre vue et nous pûmes narguer impunément les trombes d' eau qui, s' abattant sur la montagne, tombaient du rocher, devant nous, comme la cascade d' un torrent fougueux. Notre satisfaction, bien légitime d' ailleurs, était pour le moins prématurée.

Nous étions là depuis peu, regardant tomber la pluie, lorsque, de derrière les roches éboulées qui soutenaient l' esplanade et parsemaient le gazon, surgirent d' abord les cornes, puis les têtes de cinq ou six chèvres qui, tranquillement, nous étudièrent de leurs yeux jaunes braqués sur nous. Un geste de menace, et les têtes s' éclipsèrent pour réapparaître une minute après. Une motte de terre adroitement lancée les fit déguerpir, sauf une qui, bien campée sur ses pattes fines, un brin d' herbe au coin de la lèvre, demeura sans broncher, nous dévisageant d' un air narquois. Nous laissâmes faire, curieux de voir quel projet s' agitait en cette tête allongée que ponctuait une barbiche mobile et insolente.

Rassurées par notre immobilité, les autres chevrettes se rapprochèrent, se groupèrent autour de celle qui nous avait défiés et qui semblait être leur chef. Elles parurent se concerter tout en avançant vers l' esplanade, broutant une touffe ici et là, nous lorgnant de biais, puis, soudain, elles bondirent ensemble, nous bousculèrent pour essayer de nous pousser hors de l' abri. La mêlée fut courte, mais rude: grâce à nos cannes habilement maniées, les assaillantes furent repoussées; elles s' enfuirent, sveltes, légères, en sautillant et en remuant leurs petites queues noires.

C' était trop tôt pour chanter victoire. Bientôt le chef du troupeau montra de nouveau sa mine futée. Derrière lui, à vingt pas, venait un groupe de cinq chèvres, qu' un autre de même force suivait à petite distance. A pas lents, avec circonspection, regardant si ses soldats le suivaient, le chef se rapprocha de l' abri, puis, poussant un bêlement rauque, il fonça sur nous les cornes en avant. A peine était-il sur nous que la seconde escouade chargea, immédiatement suivie de la deuxième vague d' assaut. Tandis que nous luttions contre ces adversaires, derrière nous, en vagues successives, le reste de la troupe, survenu à l' improviste, nous attaqua avec ardeur.

La situation était critique. Nous résistions malgré les coups de cornes qui pleuvaient dru. Brusquement, avec une précision et une entente qu' eût admirées un vieux maréchal, les deux ailes des assaillants se rejoignirent contre le rocher et, faisant front, nous poussèrent hors de l' abri.

Nous fûmes contraints de vider les lieux, et, honteusement chassés par ces intelligentes bêtes, nous piquâmes droit sur le chalet que nous avions aperçu d' en haut.

En nous retournant, nous vîmes, sous le rocher, bien installées au sec, les chevrettes dont les regards moqueurs semblaient suivre ironiquement notre lamentable déroute. Les honneurs de la journée étaient pour les élégantes chevrettes du Pas de Cheville et, quoique vaincus, nous éprouvâmes une certaine satisfaction à nous être fait battre par ces animaux dont la tactique impeccable nous remplit, malgré nous, d' une sincère admiration.

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