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En liberté (surveillée) dans les montagnes du Caucase

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

PAR BERNARD PIERRE

Au mois d' août 1958, dix alpinistes français ont été invités par le gouvernement russe à visiter le Caucase. Cette visite leur a valu, à défaut d' escalades exceptionnelles, une riche moisson d' expériences nouvelles, et l' un d' eux, l' infatigable Bernard Pierre, en a ramené un journal d' une cinquantaine de pages émaillé d' humour et d' observations intéressantes. Nous y choisissons quelques-uns des traits par lesquels il caractérise cet « alpinisme soviétique » dont nous entendons parler depuis une dizaine d' années et que Pierre a le mérite de nous montrer dans sa vie journalière.

... La vallée, d' abord très large, se rétrécit au fil des kilomètres, et la route commence à faire des lacets. Nous sommes maintenant dans un cadre plus alpin. Des montagnes tapissées de sapins. Des gorges. Des vallées qui s' enfuient. A l' horizon, presque caché par le premier plan, des pics neigeux: le Caucase!

Le car entre dans une sapinière, passe sous un porche et débouche dans une grande cour. C' est le camp. Nous sommes un peu surpris. Autour d' une grande place, se dressent des baraquements en bois, des tentes et un grand édifice blanc. « Mais c' est l' Ecole Nationale d' Alpinisme de Chamonix! » nous exclamons-nous. C' est tout à fait cela. Il ne manque que l' admirable paysage du Dru, des Aiguilles et du Mont Blanc, le plus beau que j' aie jamais vu au monde. Ici, nous sommes enfouis dans les arbres, ce qui nous cache toute vue sur les montagnes.

Il entre. Nous nous levons. Il s' assied. Nous nous asseyons. Le chef prononce une nouvelle allocution de bienvenue, plus substantielle, que traduit Léonide. Claude Maillard, sérieux comme un pape, lui répond que les alpinistes français seront heureux, eux aussi, de « coopérer » avec leurs « camarades soviétiques ». Et il pose quelques questions. « Y a-t-il des refugesNon, sauf un seul au pied de l' Elbruz, à 4200 mètres d' altitude. Quid du ravitaillementIl vous sera fourni.Pouvons-nous, dès demain, partir en reconnaissance et, le jour d' après, gravir un sommet-belvé-dère qui nous permettra de nous rendre un peu compte du massifOui, mais à condition d' être accompagnés d' un guide soviétique. » Etc ., etc Tout cela est très officiel. Ça sent vraiment le règlement. Pour rompre une atmosphère quelque peu compassée, Maurice Martin fait exprès de se gratter ostensiblement le mollet.

La séance est terminée Il est 8 h. 30. Un coup de gong annonce le repas. Une centaine d' alpi se précipitent au restaurant. Laitages, viande en boule, beignets; le tout arrosé de thé.

A 9 heures du soir, les haut-parleurs disposés aux quatre coins du camp se mettent à jouer des airs entraînants. J' avais oublié de dire qu' en effet il y a, sur la place, une piste de danse. Jeunes gens et jeunes filles commencent à valser. Le tintamarre continue jusqu' à 11 heures du soir; les disques sont entrecoupés de nouvelles politiques. Cela nous met les nerfs à fleur de peau. Oh! calme des cimes, qui nous fais rêver toute l' année, où es-tu?

Réveil en fanfare, je veux dire, en musique, entrecoupée de bulletins d' information. Nous nous plaignons auprès de Léonide 1 qui nous répond: « C' est la règle. » Lavabos collectifs. Eau froide. De courageux Soviétiques font des mouvements de gymnastique; d' autres, du trapèze...

8 heures, coup de gong. Les alpinistes affamés se ruent au restaurant où l'on nous sert un petit déjeuner très copieux: œufs durs, choucroute et thé. Le petit déjeuner à peine terminé, on est prié de quitter les lieux pour permettre à une nouvelle escouade de prendre place. L' un de nous allume une cigarette dans la salle à manger. Un Soviétique, qui est visiblement le surveillant-chef du camp, se précipite et lui dit: « Défense de fumer. » Notre ami se lève, salue militairement, le petit doigt sur la couture du pantalon et répond: « Bien, mon adjudant! » Après le repas, on nous informe qu' il faut passer une visite médicale. Rien de plus normal, il est vrai. Mais l' atmosphère est tellement militaire que les Français, par réaction, deviennent frondeurs et prennent la chose avec humeur. L' un de nous, anti-militariste convaincu, refuse même d' aller voir le docteur! Mais le reste de l' équipe obéit quand même, en prenant le parti d' en rire. Et c' est le dos cassé, se tenant les reins d' une main et la tête de l' autre, que l' un de nous se présente aux autorités médicales, en l' espèce une doctoresse, qui se met rire aux éclats. Léonide aussi: il commence à nous connaître.

En fin de matinée, toute l' équipe, sauf Claude Maillard, sa femme et moi-même qui ne nous sentons pas très en forme, part en montagne, avec l' intention de gravir demain le Churovski, un 1 L' interprète russe. 238 beau belvédère de 4200 mètres. Auparavant, il faudra accomplir une marche d' approche de sept heures avec, sur le dos, tout le matériel de camping, d' alpinisme et le ravitaillement, vingt kilos!...

En attendant le déjeuner, nous nous promenons dans le camp et faisons connaissance avec ses habitants. Il y a là, en plus des Soviétiques qui forment la majorité, des Allemands de l' Est, des Polonais, des Tchèques, des Esthoniens, des Lithuaniens. Bref, tout le rideau de fer. Les seuls représentants de l' Ouest, avec nous, sont des alpinistes viennois. Un petit Autrichien nous dit, d' un air un peu narquois et même frondeur: « Alors, vos camarades sont allés faire le sommet qu' on leur a désigné? » Après un silence, il ajoute: « Vous allez voir, l' alpinisme soviétique, c' est très spécial! »... Si Karl Marx revenait sur terre, il serait peut-être surpris de constater que, même ici, en montagne, ses théories sont rigoureusement appliquées. Nous, ça nous choque,'bien sûr! Les alpinistes d' URSS, point! C' est compréhensible. Ils acceptent sans réserve les règles collectivistes auxquelles est soumis leur alpinisme. Ouvriers et employés, professeurs et étudiants, hommes et femmes, habitants des plaines ou des régions montagneuses, tous pratiquent ce sport en commun et en se pliant à des normes soigneusement étudiées. Le gouvernement incite les jeunes à aller en montagne, car l' alpinisme permet, disent les dirigeants, de développer les qualités propres au peuple soviétique: un dévouement sans réserve à l' idéal communiste et une abnégation dans le travail qui doit réaliser cet idéal; l' amour de la patrie socialiste; l' altruisme, la camaraderie du travail d' équipe, la subordination des aspirations personnelles à la communauté. En un mot, l' alpi doit contribuer, lui aussi, à « l' édification rapide du communisme ».

D' abord, il n' y a pas de guides professionnels. Les instructeurs sont détachés de leur emploi normal d' ouvriers ou de fonctionnaires par exemple, et touchent, pendant ce temps, l' intégralité de leur salaire. L' employeur n' y voit aucun inconvénient, puisque c' est l' Etat. Ensuite, il n' y a pas le choix entre plusieurs organisations. Il existe un seul et unique organisme qui réunit tous les alpinistes d' URSS, les forme, les dirige, leur donne des grades et les récompense.

Comment donc un amoureux de la montagne peut-il s' y prendre pour pénétrer dans le royaume des cimes soviétiques? Il doit forcément passer par un camp d' alpinisme, pour la raison bien simple qu' il ne trouvera pas de magasin d' articles de sport où il puisse acheter le matériel nécessaire. C' est le camp où il sera accueilli, qui lui délivrera crampons, piolets et cordes. Le jeune novice se voit d' abord mettre sur le dos un énorme sac, bien bourré, tout rond ( nous les avons appelés les « bébés-lunes » ) et l'on commence par lui faire avaler de nombreux kilomètres sur les sentiers de montagne, à une allure plus que respectable. Les alpinistes soviétiques sont de forts marcheurs. Après quoi, on fait passer à notre débutant un examen théorique et pratique. Il devient alors alpiniste de première classe, c'est-à-dire du premier degré. C' est le point de départ. Ensuite, il pourra gravir lentement les échelons et s' élever, avec le temps, jusqu' à la cinquième classe, tout en subissant, chaque fois, des examens de plus en plus sévères. Et si notre Soviétique est réellement un champion, il deviendra un jour alpiniste de sixième classe et on l' appellera « Maître Emèrite des Sports ». Cette distinction est un diplôme d' Etat qui consacre un champion sportif ( athlétisme, football, basket, etc.... ). C' est alors, et alors seulement, qu' il pourra entreprendre n' importe quelle ascension, quel qu' en soit le degré de difficulté. Car jusque là, il est absolument interdit à qui que ce soit de faire une course qui ne corresponde pas à son grade.

En effet, les ascensions sont toutes soigneusement classées, selon leur difficulté, en cinq catégories, elles-mêmes subdivisées en deux degrés A et B, inférieur et supérieur. Si vous êtes alpinistes de 3e classe, ne prenez pas la liberté de vous lancer dans une escalade de 4e catégorie, sinon votre carrière est brisée.Vous n' avez plus qu' à pratiquer un autre sport. Et encore, j' ai l' impression que, dans ce cas-là, un dossier stigmatisant votre désobéissance doit vous précéder partout!

Tout est sévèrement contrôlé. Avant de vous permettre d' aller en montagne, un moniteur vérifie votre matériel et vous fait remplir un formulaire, où, en particulier, l' heure du départ se trouve notée. Le chef des études estime que tant d' heures sont nécessaires pour accomplir telle ascension, et pas plus. Si vous n' êtes pas rentré à temps, il faut donner des explications. Pas question donc, au retour, de musarder, ou de dresser par exemple votre tente dans un petit coin qui vous plaît au bord du torrent! Pas question non plus de partir seul avec un bon camarade.Vous devez toujours aller par cordées de deux fois deux. Il y a là de quoi effarer ces chers Français individualistes!

L' ascension est minutieusement préparée, et il va de soi que vous faites part de vos projets au chef d' études. Celui-ci juge si la difficulté correspond à votre degré d' expérience: tel grade, telle course... Mais comment se faire une opinion des ascensions à effectuer dans le Caucase? Il n' y a pas de livres, de guides, qui énumèrent et décrivent les escalades. Il faut aller dénicher la documentation existante au bureau des études. Là, on retrouve des photos et des croquis d' itinéraires que l'on étudie soigneusement. Après quoi, on schématise la course et on établit un programme, en décrivant l' ascension projetée sur des formulaires préparés à cette intention. Deuxième stade, à présent: le chef des études examine les projets, les rectifie s' il y a lieu, donne des conseils et décide, souverainement et sans recours, de la composition des cordées. Pendant la durée de l' ascension, d' ailleurs, les « camarades alpinistes » sont soumis à l' autorité incontestée d' un chef. Enfin, on peut partir vers les cimes...

Les alpinistes soviétiques restent très souvent, les as du moins, une, deux, voire trois semaines en montagne, car ils raffolent des traversées de sommet en sommet. Il faut, reconnaissons-le, un beau courage et un sacré moral pour s' embarquer avec des sacs énormes, contenant les vivres, le matériel d' alpinisme et de camping, sur des pics de 5000 mètres et plus, où la tempête peut vous clouer sur place, des jours durant. Sur ce point, nous admirons sincèrement nos camarades russes. Ils devraient faire des himalayens de premier ordre.

Pour le reste, nous ne pouvons, nous Français, que déplorer l' esprit dans lequel se pratique l' alpinisme soviétique. Je sais bien que, dans le Caucase, les secours sont très difficiles à organiser. Les marches d' approche et de retour sont terriblement longues, de cinq à huit heures; et pendant ce temps un blessé grave peut expirer. Je sais bien qu' il n' y a pas de refuge d' où l'on puisse téléphoner; et c' est donc avec beaucoup de retard que Pon apprend un accident. Je sais bien qu' il n' y a pas d' hélicoptère qui, en quelques heures, transporte un blessé sur la table d' opération, comme dans le massif du Mont Blanc. Je sais bien qu' il n' y a pas de téléférique ni de chemin de fer, moyens de transport qui font gagner beaucoup de temps aux sauveteurs.

Il faut choisir entre les méthodes collectivistes de l' alpinisme soviétique et notre chère liberté, qui engendre l' exploit individuel, seul capable, à notre avis, de hausser le niveau d' une discipline sportive. Pour nous, le choix est fait...

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