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En Valais avec Jean-Jacques Rousseau

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Par L. Lathion En 1761 paraissait la Nouvelle Héloïse, qui allait mettre la Suisse à la mode et rendre célèbres certaines régions de Romandie. Le Valais en particulier, et le paysage alpestre valaisan, n' y sont pas oubliés. Rousseau leur consacre des pages fort belles et qui eurent un grand retentissement. C' est le fameux récit du voyage de Saint-Preux dans la vallée du Rhône 1.

Ces pages ont ceci de particulier qu' elles constituent les premières manifestations du romantisme dans les lettres françaises. Pour la première fois dans son œuvre, Rousseau apporte, dans cet essai descriptif du Valais, une façon nettement nouvelle, déjà romantique, de voir, de sentir et de décrire la nature, mêlant ses émotions, son moi au monde extérieur, aux objets inanimés. Le paysage y devient un état d' âme, plus qu' une vision. Lui-même aimait à répéter: « C' est dans le cœur de l' homme qu' est la vie du spectacle de la nature. » En outre, chose fort neuve également, Rousseau découvre au paysage alpestre valaisan dont il trace un crayon admiratif, comme des valeurs spirituelles d' élévation et de perfectionnement de l' âme. La montagne, pour la plupart des voyageurs de son temps, hostile et même encore un peu démoniaque, maléfique, devient pour lui une consolatrice des peines du cœur, des souffrances morales.

Ce texte est fort beau. Il renferme quelques-unes des plus remarquables pages du philosophe, de celles qui ont été le plus souvent citées. En effet, on les trouve reproduites, du moins par fragments, dans les anthologies, les recueils de morceaux choisis, de même que dans la plupart des guides et manuels du voyageur en Suisse durant tout le XIXe siècle. Cette diffusion extraordinaire, en dehors des œuvres mêmes de Jean-Jacques, fut pour le Valais une prodigieuse réclame. Et n' oublions pas que la Nouvelle Héloïse a été le plus grand succès de librairie du XVIIIe siècle et l' un des plus grands succès de la librairie française.

A part le ressouvenir, fort imprécis d' ailleurs, du paysage de la vallée du Rhône, on trouve dans ce récit quelques détails intéressants ou pittoresques. La cure d' altitude y est préconisée comme un des grands remèdes de la médecine ou de la morale. Le Valais possède des mines d' or que la sagesse publique défend d' exploiter. Durant la semaine qu' il passe à visiter 1 Nouvelle Héloïse, livre I, lettre 23.

ce pays, Saint-Preux jouit d' une hospitalité célèbre. Il boit avec les Valaisans des crus qui le charment. Il lorgne avec un plaisir évident les jolies serveuses, les filles de la maison, au cours d' un long banquet avec les magistrats du pays dont les grandes barbes l' amusèrent fort. Saint-Preux y but plus que de raison. Et puis, et surtout, Rousseau donne en exemple l' heureux état social et politique du Valais, sorte d' Eldorado qui suscita de suite une très grande curiosité.

Rousseau commença d' écrire ce roman en 1756, chez Mme d' Epinay, à Montmorency en Seine-et-Oise. Il y travailla quatre ans, recopiant et améliorant les douze cents pages qu' il comporte. La digression sur le Valais n' est pas une simple création de rhéteur, un produit de la fantaisie imagina-tive de Jean-Jacques. Encore que floue, imprécise, pouvant s' appliquer à tout paysage montagneux, cette description est un ressouvenir déjà ancien de la visite qu' il avait faite lui-même au Valais en 1744. Le jeune Rousseau traversa alors le Simplon, revenant à pied de Venise pour regagner Genève et, de là, Paris.

Nous n' avons que trois lignes dans les Confessions sur ce voyage et deux dates reconstituées avec peine. Il partit de Venise le 22 août 1744 et dut arriver à Paris le 11 octobre. A Sion, nous apprend-il, M. de Chaignon, chargé des affaires de France, lui « fit mille amitiés ». La présence à Sion du résident français Pierre de Chaignon, durant le mois de septembre 1744, est attestée par des documents. Cette rencontre est donc véridique et ce détail des Confessions très exact. Rousseau qui s' était brouillé avec son patron, le comte de Montaigu, ambassadeur à Venise, partit sans avoir pu se faire payer ses gages. Il en fut réduit à emprunter de deux de ses amis de l' ambassade une quarantaine de sequins qui ne devaient en tout cas pas le mener plus loin que Genève. Certainement, il n' avait nulle intention arrêtée d' avance de flâner en Valais, pressé qu' il était de voir à Genève son ami Caperonnier de Gauffecourt qui lui avança l' argent pour prendre la diligence pour Paris. Mais à Sion, fortuitement, il apprend qu' il s' y trouvait un résident de France ( nommé depuis quelques mois seulement ). Il alla frapper à la porte de Pierre de Chaignon qui l' accueillit aimablement et lui donna l' hospitalité pendant une bonne semaine, puis lui avança quelque argent pour continuer le voyage sur Genève. Saint-Preux nous apprend qu' il n' avait pas de quoi payer son écot en Valais. Ressouvenir évident de l' impécuniosité où s' était trouvé l' infortuné Jean-Jacques à Sion... A part l' aménité bien connue du caractère de Pierre de Chaignon, cet accueil empressé s' explique naturellement, en l' absence de preuve. Rousseau venait d' une grande ambassade — en réalité il n' avait été que secrétaire privé du comte de Montaigu — et il se rendait à Paris tout droit chez M. du Theil, le remplaçant du ministre dont relevait également la résidence de Sion, ce qui ne pouvait que bien disposer à son égard M. de Chaignon.

Surtout, il ne faudrait pas croire que le passage ou le séjour de Rousseau à Sion en 1744 ait fait sensation. Il n' avait que 32 ans et il n' avait donné que des œuvres de jeunesse. La célébrité ne lui vint que six ans plus tard, en 1750, par le Discours sur les Sciences et les Arts. Comme écrivain, il était totalement inconnu tant des Sédunois que de Pierre de Chaignon lui-même. Donc voyage solitaire et besogneux qui passa à l' époque tout à fait inaperçu. Voyage au surplus assez dépourvu d' agrément, à part l' agréable intermède valaisan qui semble avoir laissé à Jean-Jacques un heureux souvenir. Trop peu d' argent, la peste à l' état latent dans les provinces du nord de l' Italie, des épizooties de l' autre côté du Simplon qui amenèrent le gouvernement valaisan à prendre de sévères mesures de police au Simplon durant tout I' été de 1744. La guerre européenne de la Succession d' Autriche ( 1741-1748 ) qui fit que le Valais mobilisa ses troupes de couverture frontière, si l'on peut dire, le même été, car les milices franco-espagnoles ( gallispans ) se montraient vers les cols des Alpes pennines. Les Bernois eux-mêmes jugèrent prudent d' envoyer des compagnies sur les bords du Léman.

Tels sont les faits, en bref. Nous sommes loin de l' idyllique Valais que Rousseau nous dépeint dans son roman, et l'on ne saurait parler du plus beau des voyages!

Il est bien certain que lorsqu' il écrivait cette digression sur le Valais chez Mme d' Epinay, il n' avait plus qu' une idée très vague de ce canton, et ses lointains souvenirs du voyage de 1744, qui fut son seul contact avec la vallée du Rhône, s' étaient déjà bien estompés. Il n' eut jamais d' ailleurs qu' une connaissance assez imprécise de la topographie valaisanne, comme on peut le constater par une ou deux allusions au Valais dans sa Correspondance.

Ce texte sur le Valais de la Nouvelle Héloïse est donc plutôt un complexe d' idées et de sentiments qui correspondaient aux aspirations de Rousseau au moment où il écrivait le roman et non une relation fidèle de son voyage en Valais. Il ne faudrait pas le prendre trop à la lettre et attribuer sans autre à Jean-Jacques tout ce qu' il raconte. Nous savons comme il est difficile de se souvenir avec précision. Demi-factice, demi-sincère, tel nous paraît ce récit. La situation sociale et politique du Valais au milieu du XVIIIe siècle est bien connue. Le romancier y met trop d' âge d' or. S' il le fait, c' est parce que cela était fort à la mode à l' époque. Un peu partout, en France, on vous dénichait de ces coins fortunés, dans les montagnes, où devait s' être réfugié le bonheur social, puisqu' aussi bien, partout ailleurs, dans les villes, les sujets de plaintes ne manquaient pas et l'on voyait se manifester les premiers malaises sociaux qui allaient aboutir à la Révolution. Une abondante littérature existait sur ce thème, et l'on citait avec admiration des hameaux bienheureux dans les Vosges, les Pyrénées, dans les Alpes du Dauphiné, en Savoie, que sais-je? Rousseau s' est ressouvenu du Valais qui lui avait valu de bons moments et un cordial accueil en 1744, et il le choisit pour y faire vivre un peuple socialement heureux.

Avec un peu de sens critique, il est possible de faire la discrimination entre les souvenirs vécus et les inventions du romancier. Car il y a des ressouvenirs dans ce récit. Ainsi, par exemple, on peut accorder un caractère autobiographique à l' épisode de ce fameux banquet auquel Saint-Preux participa et au cours duquel il but plus que de raison, car l'on sait que le résident Pierre de Chaignon donnait chaque automne un dîner aux notables et magistrats Die Alpen - 1949 - Les Alpes29 de Sion, au cours duquel il se vidait force bouteilles. Comme hôte du résident, le jeune Rousseau en 1744 a pu y être invité et se laisser prendre au fumet des vins valaisans, bien que lui-même ait toujours été d' une sobriété exemplaire. Un simple accident.

Il n' est pas du tout sûr, par contre, que lors de sa traversée du Simplon, de son premier contact avec cette nature extraordinairement tourmentée et que l'on peut nettement localiser dans le roman, il ait nourri alors les sentiments d' admiration pour les montagnes qu' il manifeste dans ce texte qui fit sensation. Ces sentiments sont probablement nés après coup, de la lecture du poème Les Alpes, d' Albert de Haller, traduit en français par de Tscharner en 1751. Rousseau reprit ce thème de la montagne qui avait commencé d' éveiller des curiosités en France.

Et lorsqu' il fait dire à Saint-Preux qu' il méprise la philosophie, parce qu' elle ne peut rien pour guérir les peines de l' âme, moins que la contemplation du paysage alpestre valaisan qu' il a sous les yeux ( au Simplon ), il est bien certain que Jean-Jacques n' a pu faire de telles réflexions lors de sa traversée du col en 1744. C' est simplement un coup droit, par-dessus les chênes de Montmorency, à la philosophie régnante qu' il combattait, et aux philosophes — Diderot, d' Holbach, Voltaire, etc. avec lesquels il s' était brouillé, au moment où il écrivait le roman, mais dont il était encore le disciple et l' ami lors de son voyage en Valais.

Rien de moins exact également que ce que Saint-Preux raconte des mines d' or du Valais. Les seules connues, celles de Gondo, étaient précisément en exploitation lorsque Rousseau franchissait le col, et non loin du chemin il a bien dû voir les moulins qui servaient à traiter les pyrites aurifères. Fantaisie que cette affirmation. Ces mines — qui ruinèrent généralement leurs propriétaires enviés — furent exploitées de tout temps, mais il était de bon ton à l' époque de féliciter les pays pauvres de n' avoir pas de richesse naturelles qui auraient pu exciter les convoitises des voisins... Le souvenir, entretenu par les récits des missionnaires et des voyageurs, des pays du Nouveau Monde exploités atrocement pour leurs mines d' or ou d' argent était encore tout vivant... Les thèses les plus diverses se discutent dans ce roman.

On pourrait poursuivre cette exégèse facile, qui suffit à établir que l'on ne doit pas confondre Saint-Preux et Jean-Jacques, et attribuer à ce dernier, comme on le fait généralement, tout ce que le premier a vu ou éprouvé dans ce récit de voyage en Valais.

Une autre question aussi a été passablement agitée et n' a jamais reçu de solution satisfaisante, à savoir dans quelle région du Valais Saint-Preux a éprouvé cette hospitalité célèbre, l' une des plus célèbres de la littérature universelle. Quelle vallée latérale, si l'on s' en tient au texte du roman, quels lieux « si peu connus et si dignes d' être admirés », il — c'est-à-dire Rousseau, de l' avis unanime — aurait parcourus « avec extase », dit-il encore?

La diversité des opinions émises à ce sujet semble surtout prouver qu' il n' y a pas eu d' autres excursions que la traversée du Simplon et la descente de la vallée du Rhône, la seule logique d' ailleurs, dans les circonstances parti- culières du voyage de Rousseau et au milieu des événements de l' année 1744. Cependant, on a fait voyager le philosophe un peu partout dans le Valais.

Pour le pasteur bernois Wittenbach qui parcourait le canton en 1771, c' est la Noble Contrée, ce Tempe du Valais selon lui, c'est-à-dire la région comprise entre St-Maurice de Laques et Lens sur les versants de Montana, qui personnifierait le pays de l' hospitalité célébrée par Jean-Jacques. En 1789, le Genevois Marc-Théodore Bourrit, le premier, conduit Rousseau dans le Val d' Anniviers, en appliquant simplement à cette vallée la description généralisée et sans caractère de localisation, que Jean-Jacques donne du Valais Bourrit copie Rousseau fort servilement ici. Lui-même a visité le Val d' Anniviers à quatre reprises avant 1789, et il veut qu' il soit dit que partout dans cette vallée il a mis ses pieds dans les pas de son illustre compatriote. Non content d' avoir accrédité cette légende qui s' est perpétuée, Bourrit repère encore Rousseau à Ems, Unter-Ems, Unterbäch, Zeneggen et même Praborgne ( Zermatt ). C' est simple. Il parcourut lui-même ces localités où il semble avoir été bien reçu. D' où sa conclusion facile: « C' est ainsi qu' ils nous reçurent; c' est ainsi qu' ils avaient reçu Jean-Jacques Rousseau. » D' autres l' ont conduit dans la Vallée de Conches. On s' est aussi efforcé de retrouver dans certains villages haut perchés les coutumes et l' hospitalité qui paraissaient correspondre au récit du roman ( Jahrbuch du C.A.S. LII ). Pour M. Gaspard Vallette, c' est la région de Salanfe-Salvan-Trient qui aurait eu l' honneur de la visite du Promeneur solitaire, et pour M. Charles Gos, le vallon du St-Barthélemy. On a aussi mis cette hospitalité sur le compte des hospices du Simplon et de Salquenen, des Chevaliers de Saint-Jean de Malte. Malheureusement, il y avait déjà cent ans en 1744 que ces deux maisons hospitalières avaient passé en d' autres mains. Elles étaient devenues simplement des fermes de rapport, qui tiraient plutôt des ressources du mouvement des voyageurs. Alors?

Dans tout ceci, on oublie ce qui est sans doute la clef du problème, l' hos de Pierre de Chaignon et des familles sédunoises en relation avec le résident, et qui ont certainement eu à s' occuper en 1744 de ce sympathique jeune homme sans argent, mais à l' air fort gentil, très séduisant de visage, aux beaux yeux bruns éclatant d' intelligence. Un jeune homme qui au sur- plus paraît bien s' être intéressé à la vie politique et sociale de ce pays où il retrouvait la démocratie à l' état pur, telle qu' il la concevait, et dont les institutions lui plurent au point qu' il désira écrire une Histoire du Valais, projet qu' il n' a pas réalisé. Ce n' est certainement pas dans des villages alpestres que ce jeune homme inconnu a pu être instruit du régime politique du Valais Pas même par Pierre de Chaignon, établi à Sion depuis très peu de temps lors de cette rencontre. C' est plutôt par les magistrats de Sion qui avaient leurs entrées chez le résident. Ce poste valait à M. de Chaignon, dans la capitale valaisanne, honneurs et considération et lui-même, d' ailleurs, a pris femme dans la vieille noblesse du pays.

Au reste, il semble bien que le jeune Rousseau a été très entouré lors de son bref séjour en Valais, au point qu' il garda pour les Sédunoises — donc es filles des magistrats qui servaient les convives lors du banquet dont nous avons parlé et qui ne peut pas se situer ailleurs qu' à Sion, un certain sentiment tendre assez plaisant à suivre et qui ne revient pas moins d' une dizaine de fois au cours de l' interminable roman. A telle enseigne qu' il les opposera, ces jolies filles, carrément aux Parisiennes, pour la blancheur du teint et divers agréments de leur personne. Il nous apprend dans les Confessions qu' il a eu quelques « petites aventures » en Valais. Par ailleurs, lorsqu' il tente de se remémorer ses impressions valaisannes ( Troisième lettre à M. de Malesherbes ), de justifier tant de simplicité charmante et de si beaux moments passés dans cet heureux pays, ne dira-t-il pas expressément qu' il a transposé dans le roman des scènes de sa vie qui lui avaient « laissé de doux souvenirs »?

Bref, et quoiqu' il en soit, le voyageur de 1744 ne s' est pas montré ingrat. L' accueil sympathique qui lui fut fait, cette hospitalité inattendue dans ce pays où il n' était qu' un inconnu de passage, les petits soins dont il fut sans doute entouré à Sion, tout cela a porté ses fruits. Tout cela a impressionné Jean-Jacques et compte en définitive dans le grand mouvement de retour à la nature dont la Nouvelle Héloïse marque le point de départ. Et l'on peut déclarer que le tourisme valaisan date de ce moment, de cet ouvrage qui connut un énorme succès et amena, au XVIIIe siècle déjà, les premiers visiteurs dans la vallée du Rhône — et quels visiteursRamond de Carbonnières, Goethe et bien d' autres, qui en furent enthousiasmés et le dirent.

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