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Eperon central de la face nord des Droites

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Avec 4 illustrations ( nos 40-43 ) et 1 croquis.Par Raymond Lambert.

Les Droites se trouvent dans la chaîne séparant les glaciers de Talèfre et d' Argentière, chaîne qui court de l' Aiguille Verte au Triolet, dans le massif du Mont Blanc.

Qui, de la cabane du Couvercle, n' a pas admiré cette arête caractéristique, hérissée de gendarmes, reliant les Clochetons de l' Aiguille Verte à la Tour des Courtes?

Vues du Couvercle, les Droites présentent deux sommets: à gauche le sommet ouest, à droite le point le plus élevé ( 4000 m .), le sommet est.

De la cabane d' Argentière, la face nord des Droites tombe à pic sur la rive gauche du Glacier d' Argentière. Tous les alpinistes ou les skieurs parcourant cette belle région ont admiré cette formidable muraille. L' éperon central la divise en deux parties: à gauche la face nord-est, sillonnée par un raide couloir de glace, le couloir Lagarde; à droite une grande paroi de rochers et de glace, la face nord proprement dite. Teile est la situation de la face nord des Droites dont voici le court historique:

Après seize tentatives M. Lagarde réussit enfin en juillet 1930, accompagné de M. B. Arsandaux, la première escalade des Droites par le versant d' Argentière; il emprunta le couloir nord-est qui depuis lors porte son nom. Une tentative d' ascension par l' éperon central fut faite par J. Carle, Ed. Frendo et A. Madier les 15, 16 et 17 juillet 1937. Ces alpinistes montèrent jusqu' à l' altitude de 3700 m. Le mauvais temps les obligea à renoncer; ils durent redescendre dans 40 cm. de neige fraîche, en exécutant 36 rappels de corde et passèrent deux nuits de tempête dans la paroi.

La première ascension a été accomplie par M. Authenac et le guide chamoniard Fernand Tournier les 21 et 22 juillet 1937, suivie, le 11 août 1937, par l' ascension de MM. Fourastier et F. Frendo. En juillet 1941, une tentative de F. Marullaz, R. Aubert et R. Dittert échoua à 3500 m. à cause du mauvais temps. Enfin, les 29 et 30 juillet 1942, la troisième ascension fut réussie par Mme d' Albertas, accompagnée du guide André Roch et de moi-même; en voici le récit:

Le dimanche 26 juillet 1942, notre caravane arrive à la cabane d' Argen, où nous trouvons le Dr Azema et son guide Armand Charlet. Ils font grise mine, car le temps incertain ne leur a pas permis de mettre de grands projets à exécution. Effectivement, une barre de nuages cache le sommet des montagnes. La soirée se passe à discuter tranquillement et à décider pour le lendemain la traversée des Petites Aiguilles Rouges du Dolent.

Lundi matin départ à 7 h. pour le Col d' Argentière; nous traversons la Pointe Morin, la Pointe Dalloz, la Mouche et la Pointe Lagarde. Le vent souffle avec violence, et, hélas, nous sommes certains que notre projet va tomber à l' eau. Nous rentrons tranquillement à la cabane d' Argentière d' où le Dr Azema et A. Charlet sont déjà partis, descendant dans la vallée. Pourtant, en prenant notre repas, l' espoir renaît, et quelle n' est pas notre joie, en nous éveillant le lendemain, de découvrir les cimes baignées de soleil! Je sors ma petite jumelle et, à tour de rôle, nous étudions la face nord. Après un examen minutieux, nous décidons le départ pour mercredi matin. Nous occupons la journée de mardi à manger, à dormir, à préparer nos sacs; Roch prend des photos et aiguise son piolet; Mme d' Albertas regarde de temps à autre la paroi, une légère inquiétude l' étreint: elle n' a jamais attaqué pareille muraille, et, à force de l' avoir devant les yeux, il lui semble que l' inclinaison augmente sans cesse! Une certaine appréhension l' envahit, aussi je l' encourage de mon mieux. Tout est prêt: les sac et les cordes. Je lis et relis le récit technique de Ed. Frendo que je passe à mes deux compagnons. Le coucher du soleil est admirable. Le temps sera beau demain, et nous partirons à l' assaut de cette belle paroi.

A 2 h., en silence, sans un mot, chacun sort de ses couvertures, les plie, puis nous commençons un copieux déjeuner, car nous ignorons quand et où nous pourrons recommencer cette agréable occupation!

Il est 3 h. 30 lorsque nous sortons de la cabane; la lune éclaire le glacier tandis que la paroi des Droites est noyée d' ombre. Lentement, nous cheminons, quelques crevasses sont évitées, puis nous chaussons les crampons pour gravir les pentes qui vont nous conduire au pied de la paroi rocheuse qui défend la partie inférieure de la face. Une rimaye rend difficilement accessible le couloir gravi par la cordée Frendo, aussi montons-nous un peu plus à gauche, vers la naissance d' un autre couloir, que je propose d' em. Roch, en tête de cordée, attaque la rive droite du dit couloir; je le pousse de quelques mètres; il accède ainsi à une petite plate-forme où il plante un piton d' assurage. Nous examinons alors la situation: une fissure va se perdre dans une rigole encombrée de glace. Roch poursuit en taillant. La paroi se redresse; nous devons monter par la rive gauche de la rigole; le passage se présente sous forme d' une dalle, puis d' un surplomb bordant une autre dalle verglacée; du fait du verglas très abondant André Roch a beaucoup de peine et, par une courte échelle, il parvient à monter quelques mètres dans des blocs désagréables. Après cette pénible escalade, nous sommes au pied d' un grand couloir de neige. Le soleil, déjà haut dans le ciel, incite des glaçons à se détacher, quelques pierres sifflent aussi à nos oreilles. Nous activons. Roch, taillant la neige, est déjà haut; rapidement nous le suivons, traversons le couloir pour rejoindre quelques blocs brisés au-dessus d' un gendarme caractéristique ( 3169 m. ). Nous distinguons facilement l' itinéraire à suivre. A la suite de ces passages difficiles une halte pour nous restaurer est devenue nécessaire. Le soleil chauffe le rocher, de petites fleurs nous sourient. Nous poursuivons: le rocher n' est pas très bon; nous obliquons de 50 m. pour arriver sur la rive droite d' un canal que nous traversons, et nous escaladons les rochers faciles de sa rive gauche. Il fait chaud, et la joie de grimper nous entraîne. La dernière partie est encaissée, et c' est dans le fond que nous montons. Une pierre, détachée par mégarde, frappe Mme d' Albertas; résultat: la lèvre fendue et une dent cassée! Encore deux longueurs de corde et nous arrivons à 11 h. 30 à la brèche dont une corniche barre faces. Sur le versant nord la vue est magnifique. Trop courts sont les instants pour l' admirer; par la faute du verglas nous ÉPERON CENTRAL DE LA FACE NORD DES DROITES.

avons perdu un temps précieux dans le premier couloir. Nous devons continuer et attaquer le versant nord proprement dit.

Je pars en tête, car, afin d' économiser notre énergie, nous avons convenu avec Roch de nous relayer. Il me faut traverser sous la corniche de la brèche pour atteindre le pied de la muraille. Je m' élève d' une trentaine de mètres dans des rochers brisés et parviens au pied d' une cheminée-cou-loir dont l' accès est barré par de gros blocs en surplomb. Roch m' assure, et je commence à grimper. Le rocher est solide. Après avoir gravi 15 m ., j' aper un piton planté par nos devanciers; j' y passe un mousqueton. Poursuivant en ramonant, je trouve enfin un emplacement d' ar sur la rive droite du couloir. C' est de la belle D' après un cliché E. Berthoud, Genève.

Face nord des Droites.

Itinéraire Lagarde et Arsandaux par le couloir NE. » Frendo et Fourastier.

suivi par M™> d' Albertas, A. Roch et R. Lambert.

© Bivouac.

varappe! Un vieil anneau de corde, vestige de tentatives infructueuses, est pendu à un bloc. Je continue sur des dalles; puis des fissures redressées offrant de bonnes prises nous déposent sur une plate-forme de rochers brisés, au pied d' un ressaut vertical de l' arête. La vue devient de plus en plus sauvage: à gauche la muraille à pic, à droite une pente de glace terriblement raide. Le soleil brille et nous réchauffe. Nous sommes tous trois bien petits, accrochés dans cette gigantesque paroi de glace! Nous en sommes un peu effrayés, mais il est utile à l' homme de pouvoir se rendre compte de la grandeur de ce que lui offre la nature.

Roch repart en tête; il taille en montant obliquement. J' en profite pour faire des photos. Bientôt il disparaît et va gagner une vire horizontale; de là, une gorge obstruée de blocs le ramènera à l' arête. Nous repartons dans la face nord par des vires et des cheminées encombrées de glace, au pied de grandes dalles lisses. Nous passons derrière une lame détachée, caractéristique. Un couloir nous contraint à revenir à l' arête. Nous le gravissons par des blocs, puis le long d' une cheminée barrée d' un surplomb; encore une courte échelle, et nous parvenons à la brèche cotée 3500 m. A droite de l' arête un couloir barré de gros blocs en surplomb va nous réclamer de nouveaux efforts. Roch, qui grimpe le premier, examine la situation et se demande comment il va poursuivre; subitement il découvre une prise excellente et, en moins de temps qu' il n' en faut pour le dire, se rétablit sur une petite plate-forme encombrée de neige. Je reprends la t ate: des blocs, des lames détachées, des rétablissements pénibles, le sac devient lourd. Je fais 20 m. horizontalement, puis nous repartons dans la face nord. De nouveau il faut tailler, la glace augmente de plus en plus et la fatigue se fait sentir. Près d' un bloc je fais venir Roch qui met ses crampons et continue pendant que je chausse les miens et fais monter notre compagne qui trouve le temps long, avec raison du reste, car depuis des heures nous sommes suspendus entre ciel et terre et le soleil baisse à l' horizon. Tailler, il faut toujours tailler; nous passons vers deux îlots rocheux, puis nous arrêtons au pied d' une ravine encaissée. La pente devient très raide, par endroits surplombante. Les éclats de glace qui jaillissent sous les coups de piolet du leader obligent les autres membres de la caravane à se cacher la tête. Nous montons ensuite 35 m ., obliquons à gauche par une pente de glace et passons sous un surplomb. Un anneau de corde, une cheminée, un bloc branlant qui n' inspire pas confiance. Après quelques essais infructueux, nous atteignons le haut d' une cheminée. Le soleil a disparu depuis quelque temps déjà, il est 22 h.; les mains font mal, les bras sont las, fatigués de tailler; il va falloir bivouaquer mais nous n' apercevons aucune plate-forme. Pourtant, à quelque 35 m ., un peu sur la gauche, un semblant de vire paraît pouvoir se prêter à un bivouac. Roch repart à l' attaque et taille la glace très raide à cet endroit; il parvient à la vire. La nuit est là; nous essayons de tirer les sacs, mais ils restent coincés; les manœuvres sont lentes, car l' obscurité nous gêne de plus en plus. Enfin, à 24 h., nous sommes tous trois réunis sur la vire; nous nous installons pour le bivouac. Une petite brèche et une cheminée nois permettront de nous tenir pendant la nuit. Un violent vent du nord se lève et nous rafraîchit terriblement; nous enfilons tous les habits disponibles. Roch essaie vainement de faire fondre de la glace, mais la flamme est toujours à côté de la casserole; notre pitance est maigre!

Inquiet, je scrute l' ouest où, avec bonheur, je ne constate aucun signe de mauvais temps. La nuit se passe! Nous grelottons; nous nous assoupissons un instant; une cigarette est grillée. Impatients, nous regardons vers l' est où, timidement, déjà le jour naht, et nous attendons l' instant magnifique où le soleil jaillira et nous dispensera son agréable chaleur.

6 h. La lutte reprend. Avec joie nous constatons que les difficultés vont en diminuant. Nous sommes à 3700 m. et à 300 in. du sommet; le degré d' inclinaison diminue. Raidi, les muscles froids, je pars, reprenant vite le rythme de la marche. Quelques blocs à franchir, puis nous sommes sur l' arête de neige. Nous fixons les crampons, escaladons quelques gendarmes et regagnons la face nord par des blocs verglacés, obliquant de gauche à droite. Le piolet entre de nouveau en action. Chacun à notre tour nous faisons une longueur de corde. Il fait froid! Mme d' Albertas en a assez; elle trouve la course longue, mais le but se rapproche. Une vire sur le versant est se prête admirablement bien à la mise en marche du réchaud et le léger breuvage confectionné nous redonne le courage nécessaire pour poursuivre, après avoir escalade, quelques gendarmes, le long de l' arête sommitale. Degrés après degrés, taillant régulièrement, j' ouvre la route vers la cime désirée. A 16 h. enfin, le sommet est atteint. Nous sommes saisis par la vue splendide; la détente après les longues heures d' efforts est salutaire, de nouveau nous sommes ranimés.

Puis, c' est la descente, pendant laquelle rien ne nous est épargné: rochers, neige, chaleur. La fatigue nous étreint, la soif devient terrible. Enfin, voici le glacier. A 22 h. nous pénétrons dans la cabane du Couvercle, 42 heures après avoir quitté celle d' Argentière. Nous nous désaltérons, Roch bondit sur la viande, moi sur du miei; nous sommes affamés. Puis, heureux, nous sombrons dans un sommeil réparateur.

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