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Eté 1958 dans le Samnaun

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

PAR IMMANUEL LIMBACH, ZURICH

Avec 5 illustrations ( 46-50 ) et 5 croquis Le voyage La seule région de la Suisse que je ne connusse pas encore était la Basse Engadine et le Samnaun. Aussi, ma compagne de courses et moi, décidâmes-nous de passer nos vacances d' été dans ce coin écarté de notre patrie pour faire plus ample connaissance avec la région et ses habitants. J' attendais le départ pour cette terre inconnue avec une joie et une impatience d' explorateur. Je ne fus pas déçu.

1 Nouvelle Hélotse, partie I, lettre XXIII. Edition Musset-Pathay V.D ., t.I, p. 100/101. 108 Pendant plusieurs années j' avais consacré mes vacances exclusivement au Valais, et voici que le voyage des Grisons éveillait en moi des souvenirs vivants de mes jeunes années. Le trajet, toujours impressionnant, réserve chaque fois de nouvelles surprises. C' est l' Albula; et la Haute Engadine s' ouvre devant nous, bleue et ensoleillée, avec, à l' arrière, ses glaciers puissants et la Bernina; c' est Samedan qui commence à prendre l' aspect d' une ville; c' est la descente de la vallée qui n' a presque pas changé, et l' entrée dans la Basse Engadine: tout un monde de nouveauté et de surprise! Enfin voici la partie plate aux alentours de Zernez, avec la vallée du Spöl s' ouvrant à droite sur le Parc National. Plus loin, les montagnes se resserrent, formant un portail étroit. Le voyage se poursuit par une vallée étroite et beaucoup plus sauvage, aux pentes escarpées, aux montagnes de formes toutes différentes. Le torrent, déjà puissant, coule sauvage et tumultueux dans la profondeur. Voilà Schuls-Tarasp avec son superbe château. Mais cette station thermale éveille en nous une sorte de malaise; en effet, ce n' est pas seulement un lieu où l'on soigne les malades, mais aussi où on les exploite. Et nous nous disions tout bas en nous-mêmes: « Que ne profite-t-on des gens en bonne santé plutôt que des malades! » Puis la route monte vers le village original de Sent, redescend, traverse le débouché du Val Sinestra pour atteindre Martina, où la douane nous fit faire un arrêt prolongé. Curieuse impression que ce voyage de Schuls à Martina, sur territoire suisse, mais en car postal autrichien, avec chauffeur autrichien! La vallée devient toujours plus étroite, les parois escarpées se rapprochent à tel point que l' Inn et la route de Landeck ne peuvent se frayer un passage que par une gorge.

Nous changeons de voiture et prenons le car postal pour Samnaun. Près de Vinadi, il prend à gauche la montée de Samnaun, quittant la route du fond de la vallée. Bientôt nos regards charmés et surpris découvrent tout en bas, au fond du cirque étroit, le pont et les maisons de Finstermünz, comme tirés d' une cachette d' un coup de baguette magique. Après un court trajet parallèle à l' Inn, mais à grande hauteur au-dessus de la vallée, la route oblique vers l' ouest et suit une pente boisée dominant le Schergenbach qui écume et mugit tout en bas, dans un étroit défilé.

La vallée Le Schergenbach, seigneur de la vallée, lui confère son caractère particulier. Même les parties plus tranquilles recèlent quelque chose de sauvage et d' indompté. De nombreux ruisselets descendus des pentes du Paulinerkopf à gauche, du Piz Roz et du Vadret à droite se rassemblent là-haut, au Zeblasboden. Bientôt le torrent étranglé se jette en bonds sauvages par-dessus les rochers de la Pischa, oblique vers l' est, traversant l' immense combe bordée de pentes rocheuses; puis, se creusant un lit profond, il traverse la région boisée entre le Val Chamins et Samnaun. Des pentes rapides de gazon et de rochers forment la rive nord et dominent le torrent impétueux. Cette vallée a, dans sa partie supérieure, quelque chose de grandiose, de sauvage et d' intact, une solitude et une paix de pierre. Avec ses quelques belles prairies et ses pentes boisées, elle est coupée par des affluents débouchant dans la vallée principale. C' est près de Samnaun seulement qu' elle s' ouvre vers le Val Maisas.

Suivant la route postale, descendons à pied la vallée. Elle produit ainsi une impression beaucoup plus forte et plus variée que lorsqu' on la remonte en car. La rive gauche, elle aussi, est maintenant couverte de prairies. Le cours du torrent, plus tranquille, laisse de vastes dépôts de gravier. Les travaux d' endiguement, le long des rives, montrent cependant que là aussi il a cause des dégâts. Maintenant, en plein été, il se contente de serpenter et d' accroître, tantôt à droite tantôt à gauche, ses bancs de gravier, comme le Rhin près de Trübbach. Sur ses rives croissent toutes sortes de buissons et des aconits bleus et jaunes. La forêt de mélèzes que traverse la route descend presque jusqu' au torrent. Son charme essaie d' adoucir le sauvage cours d' eau.

Mais, vu du pont près du village, le torrent présente un aspect qui impressionne fâcheusement. Les habitants jettent les ordures dans son lit en tas hideux et malodorant de boîtes de conserves, de papiers, de caissettes, de débris de cuisine. On ne pourrait imaginer pire pollution des eaux. J' ai vu le même tableau à Saas Fee et à Almagell. Là comme ailleurs on a trouvé ce moyen commode de se débarrasser des détritus... Et bien souvent, en aval, campeurs et touristes utilisent cette eau pour boire ou pour faire la cuisine. Tradition sans doute... mais tradition abominable.

Maintenant, la vallée se rétrécit de nouveau. A droite, les pentes couvertes de mélèzes deviennent toujours plus raides. Ces forêts paraissent ici sévères, souvent même sombres, alors que près d' Al les bois de même essence ont un air beaucoup plus riant. Les troncs élancés se dressent, serrés, sur le versant abrupt du Piz Motnair. Au-dessous de Raveisch, un pont enjambe le ruisseau. Quand une auto y passe, un grand bruit résonne jusqu' au loin. Pour orienter le touriste, on a fixé au milieu du garde-fou un écriteau portant le nom « Schergenbach ». Un peu sur la hauteur de la pente nord on aperçoit Raveisch, à l' entrée du vallon du même nom. C' est un joli petit village, perdu dans ses rêves. Il n' a pas d' hôtel, mais on peut loger dans une pension. Le soir, dans un calme paradisiaque, femmes et enfants s' asseyent par terre, devant leur maison, le dos appuyé au mur. Un morceau de chocolat rend confiance aux enfants intimidés; les femmes répondent par un sourire au passant, ou dans leur langue chantante.

Maintenant, la route descend en suivant la rive gauche. Quelques terrasses herbeuses s' avançant sur la pente cachent encore la vue sur le Val Schischenader dont le torrent se montre bientôt. Plan est le seul village du Samnaun qui ne soit pas situé sur la pente, et il présente très peu d' intérêt. A notre grand étonnement, nous découvrons un peu plus bas une installation moderne de distribution d' essence avec un petit bâtiment pour l' homme de service et des toilettes. Cette installation fait pressentir ce que deviendra dans l' avenir cette vallée perdue dans les montagnes, aujourd'hui encore tranquille et intacte. Les autos commencent déjà à y troubler brutalement les méditations du promeneur. Bientôt à gauche, sur la hauteur, apparaît Laret, le plus joli et le mieux situé des villages du Samnaun. D' en bas on le prendrait pour un groupe de chalets d' alpage, mais un œil perçant peut déchiffrer sur l' un des bâtiments l' inscription « Pension Jenal ». Le meilleur coup d' œil d' ensemble sur le village propret s' offre de Compatsch, chef-lieu de la vallée, là où le chemin au-dessus du Vanaltal conduit à l' Alpe Bella. Les deux villages semblent des gardiens postés à l' entrée de cette vallée latérale. Après Compatsch, la vallée principale se rétrécit, les pentes couvertes de mélèzes se rapprochent l' une de l' autre, jetant leur ombre sur la vallée et la route. Le Schergen mugit maintenant tout en bas dans la gorge profondément creusée. Il se dégage de ces lieux une gravité profonde.

Nous voici à la Spissermühle, un coin perdu et plein de rêves. Près de la maison de la douane, une barrière mobile ferme la route montant vers Spiss. Mais pas trace de douanier. Il semble que, sur ce lieu enserré de pentes raides couvertes de forêts, pèse une malédiction de légende; impression que renforce encore un bâtiment en ruines. Seul le grondement du torrent rompt le silence de mort. Un tunnel routier s' ouvre au-dessus de la douane. Quelques pas plus loin on découvre sur la hauteur les « nids d' aigles » et la ravissante église de Spiss. A droite, le torrent venant du Val Sampuoir jaillit d' une gorge flanquée de tours bizarres de roche et d' argile. Cent mètres plus bas, solitaire et comme enveloppé de légende, apparaît Pfandshof. Cette impression de solitude et d' isolement, ce silence parfois angoissant ne nous quittent plus. Le Schergen, lui aussi, nous accompagne toujours, bouillonnant dans la profondeur, sous le regard grave des mélèzes dont la verdure rend plus douces les pentes abruptes qui descendent vers le torrent. Souvent il ne reste presque plus de place pour la route de montagne qui doit se frayer un passage par des tunnels tortueux. Nous admirons avec quelle sûreté le gros car postal passe par ces galeries étroites et sombres. On a l' impression qu' à la moindre inattention du conducteur il irait donner dans la paroi de rochers suintants.

Maintenant la route commence à descendre plus rapidement en nombreux lacets. A gauche quelques maisons se montrent de nouveau en nid d' aigle sur la hauteur: c' est le village tyrolien de Noggls. Bientôt, décrivant un virage, la route quitte la vallée de Samnaun et l'on aperçoit tout en bas Finstermünz. Ses quelques maisons, comme jetées au fond de l' abîme, paraissent minuscules.

Nous ne descendons plus sur Weinberg. Le soir est tombé, un nuage menaçant couvre l' étroite bande de ciel au-dessus de nos têtes. Nous faisons demi-tour pour arrêter quelque part le dernier car postal pour Samnaun. Deux touristes solitaires avec corde et piolets descendent à notre rencontre, venant du Piz Mondin.

On prétend que le trajet du car postal de Weinberg à Compatsch est assez effrayant pour chatouiller les nerfs. Il n' est pas à comparer, cependant, avec la montée à Avers Cresta, beaucoup..,. .rPiz Motnair plus impressionnante. La différence réside dans levu de l' hôtel « Muttler » fait que le lit du Schergen, profondément encaissé, est couvert de mélèzes jusqu' en bas, voilant le coup d' oeil sur les pentes abruptes. A Avers, au contraire, les précipices sont de rochers dénudés, et les roues du car sont souvent tout au bord du précipice. Chaque vallée, chaque paysage a son caractère propre.

Piz Motnair, 2736 m Un après-midi, je voulus suivre le chemin qui prend à gauche après le pont derrière la poste. Je pensais qu' il montait en suivant le Motnairbach jusqu' au contrefort du Muttler. Mais bientôt il se perdit dans les éboulis. Je continuai encore un peu, remontant le ruisseau par la pente de gauche, mais je fus assailli par un essaim de grosses mouches noires aussi calamiteuses que la fameuse plaie d' Egypte, et si obstinées que cela m' ôta toute envie de poursuivre mon entreprise. Je dégringolai la forêt en pente rapide, mais les plus enragés de ces démons ailés me poursuivirent jusqu' à l' hôtel et ne me lâchèrent qu' à la porte d' entrée.

Ne voulant pas m' avouer vaincu, je décidai d' explorer le lendemain matin la rive droite de la petite vallée pour y chercher un chemin à l' abri de ces insectes. J' eus la chance, après avoir traversé le ruisseau, de trouver un sentier raide montant jusqu' à la limite des forêts. Puis ce fut un pâturage au gazon maigre et court, parsemé d' éboulis, dont les pentes toujours plus inclinées montaient vers une crête. Je m' élevai péniblement d' un mamelon gazonné à un autre, pensant chaque fois que c' était le dernier. Arrivé enfin sur la crête, je fus étonné de voir la raideur de la pente profondément ravinée qui tombait dans le Val Sampuoir. Pas trace de pentes gazonnées sur ce versant. Le coup d' oeil sur Pizett offrait le même aspect désolé et déchiqueté. Le sol du pâturage était recouvert ici de mousse et de lichens. Pas d' edelweiss dans ces éboulis d' ardoise. Des vanesses du chardon et d' autres plus petites voltigeaient au-dessus des pentes à demi-desséchées. J' ignore quels sucs elles recherchaient. En une heure j' atteignis la dernière pente du Piz Motnair, une courte pyramide d' éboulis d' ardoise. Je la remontai pendant une demi-heure, suivant des traces de sentier, et j' atteignis le cairn du sommet Je n' avais mis que deux heures de l' hôtel au sommet.

La vue qui s' ouvre des sommets du Samnaun récompense largement de l' effort fourni. Ici, on voit tout le Val Sampuoir, avec ses pentes étrangement ravinées, ses grosses cavités pareilles à des grottes, puis toute la région du Samnaun, les « trois mille » couverts de neige fraîche, le Muttler et la Stammerspitze, plus loin les tours déchiquetées du Mondin, et enfin cinq villages ainsi que la partie nord et sud de la région de Samnaun.

Je passai une demi-heure au sommet J' aurais volontiers continue jusqu' au Muttler, mais on m' attendait à l' hôtel et je me lançai dans la descente. Manquant le sentier à travers la forêt, je descendis tout droit la pente raide. Le dos d' un gros animal brun, apparu à ma gauche, me fit sursauter. A grands bonds il coupa un peu plus bas ma route. C' était un superbe chevreuil. Des rhododendrons de toute beauté étaient encore en fleurs dans le haut de la vallée et des parterres de gentianes printanières luisaient d' un bleu merveilleux. Plus bas, dans une percée de forêt, je découvris une quantité d' orchis vanillés. Pour finir, je dégringolai le long d' un dévaloir utilisé par les bûcherons et, une heure exactement après le départ, j' étais à Raveisch, sur la route de la vallée. Je n' avais pas rencontré un seul être humain durant toute la course. Oh! solitude merveilleuse de la montagne!

Flohhaxen ( « Jarrets de puce » ) Si un après-midi vous avez envie de quitter Samnaun pour faire une promenade agréable et facile, allez dans le village tyrolien de Spiss. C' est une ballade qui en vaut la peine et dont la fin prend parfois une tournure gaie et sympathique. En estivants d' âge mûr aimant leurs aises mais n' ayant pas d' auto, nous prîmes le car postal qui part un peu avant 2 heures pour Compatsch. Bien situé sur la pente, le chef-lieu de la vallée vous laisse cependant un peu déçu. Le village avec ses deux hôtels pas très engageants, ses maisons pas toujours en bon état et sa rue principale sans magasins, produit une impression plutôt misérable. Ce qu' il y a de plus joli à Compatsch, c' est, une fois de plus, la petite église et le coup d' oeil dans la vallée et sur Laret de l' autre côté. Nous avons été frappés aussi par l' aspect des enfants: pas toujours très propres et souvent misérablement vêtus, en groupes de douze ou quinze, ils guettent chaque car postal, espérant attraper quelque friandise.

Dans la partie est du village, derrière la poste, nous prenons un chemin presque plat qui, durant une heure et demie, suit de flanc la pente dominant la vallée. Un bon petit chemin où les autos ne passent pas. Bientôt il oblique vers le nord puis décrit une grande courbe en direction de la vallée principale, offrant un coup d' oeil impressionnant sur les flancs escarpés couverts de forêts de mélèzes de l' autre côté du Schergenbach. La pente à droite du chemin tombe parfois presque verticalement sur la grande route. Il y a là des mélèzes de vingt à vingt-cinq mètres de haut, se dressant tout droits, les branches largement étendues, silencieux et sereins. Par places, il est sage de ne pas trop s' approcher du bord de la route, qui risque de s' ébouler. A gauche, le terrain s' élève comme un mur protecteur, coupé ici et là par un ruisseau qui se fraie, en bonds sauvages, un chemin vers le Schergenbach.

Avant d' atteindre la frontière et le Zandersbach, le chemin bifurque. Nous choisissons le sentier un peu humide et défoncé qui descend à droite et franchit le ruisseau sur une passerelle de planches. Bientôt il oblique à gauche dans la forêt et, en arrivant aux maisons solitaires de la douane, on se croit déjà à Spiss. Cinq minutes plus tard, le petit village lui-même apparaît. Tel un asile de paix oublié, il s' étend sur la pente et descend jusqu' à une petite église. C' est un vrai village de paysans montagnards, modeste et charmant dans sa pauvreté. Laissant à gauche l' unique magasin, nous montons vers 1'«Edelweiss », seul café de l' endroit. Nous prenons place à une longue table ancienne, près de la fenêtre. La chambre de l' auberge est un peu sombre mais très propre. On y voit un poêle en catelles, un crucifix, quelques photos de famille et le portrait du père, tombé à la guerre. Derrière s' ouvre une petite chambre. Deux fillettes y sont assises devant le fourneau. La sœur aînée explique patiemment et en détails à la petite Emmeli, âgée de onze ans, la comptabilité de l' auberge. Nous commandons le « Flohhaxen », devenu déjà légendaire dans notre hôtel. La petite Emmeli nous le sert avec une timidité charmante. Clair et doré, le vin de Wachau pétille dans les verres. Dévorés par la soif, nous l' avalons avec délices, mais trop rapidement, et commandons encore un demi. Bientôt nous nous sentons ravigotés, sans prendre garde à la perfidie du vin qui nous égaie et délie la langue. Nous causons avec Emmeli, peu à peu plus confiante, posant des questions sur l' école et le maître; elle le critique avec un certain parti pris, bien qu' en hésitant.

Après avoir passé une heure agréable à 1'« EdelRotspitz weiss », nous voulons prendre le chemin du retour. C' est maintenant seulement que se fait sentir la douce perfidie du vin doré qui transforme les jambes humaines en jarrets de puce pleins d' élan. Il agira jusqu' à mi-chemin et au-delà! Mais comme un orage s' approche, il n' est pas mauvais que le tempo soit ainsi accéléré! Des éclairs sillonnent le ciel, de puissants roulements de tonnerre se font entendre. Une atmosphère grave et sinistre s' étend au-dessus de la vallée, des éclairs jaillissent sans cesse. Mais le nuage menaçant, chargé de pluie, est enfin repoussé vers le sud et nous sommes préservés une fois encore. Il semble qu' une puissante musique résonne dans l' air. Les pentes couvertes de mélèzes paraissent presque noires. Quand les premières gouttes pesantes tombent sur nous, il ne reste que le Val da Mutt à traverser, puis le dernier grand virage avant Compatsch. Nous sommes bientôt à l' abri dans l' hôtel Piz Urezza.

Nous refîmes plus tard cette excursion avec notre Berlinois. Nous trouvâmes cette fois à 1'«Edelweiss » une société déjà fort gaie et bruyante, si bien que nous nous retirâmes dans l' arrière, où nous trouvâmes des connaissances. Quoi d' étonnant si l' entrain des visiteurs et le « Flohhaxen » firent leur effet? C' est légèrement « remontés » que nous prîmes le bon chemin menant à la Spissermühle, passant devant la petite église et exécutant en cours de route quelques-uns de ces fameux sauts de puce. Nous jouîmes beaucoup plus cette fois de la grande sérénité de ces pentes de montagnes et du fond de la vallée, d' autant plus que notre marche suivait un plan agréablement incliné. Je fus frappé par la variété des fleurs croissant à droite et à gauche du petit chemin, et je réussis même à découvrir un chardon à haute tige qui m' était totalement inconnu, et qu' ignorait de même le « Schröter ».

Piz Chamins, 2931 m II y avait eu quelques jours de pluie, et à la veille du jour prévu pour la course le temps ne s' an pas très favorable. Les nuages passaient au-dessus de la vallée, chassés toujours du nord- 8 Us Alpes - 1959 - Die Alpen113 ouest. Mais le temps se dégagea un peu et on put apercevoir par moments des bandes de ciel bleu. Le départ fut décidé pour le lendemain matin. A 7 heures nous nous mettons en route. Le ciel s' éclaircit, nous sommes pleins d' entrain et de bonne humeur. S' attendant à un nouveau jour de pluie, tous les autres habitants de l' hôtel dorment encore.

La promenade matinale débute par un joli trajet le long du Schergen. Sur une passerelle étroite nous franchissons le ruisseau venant du Val Chamins. Le ciel toujours plus clair annonce une journée splendide, et nous pensons avec compassion aux dormeurs de l' hôtel.

Il y a comme un air de fête sereine au-dessus de la vallée solitaire et intacte. Nous atteignons le pont sur le Schergen, entre le Val Chamins et le Val Gravas. Le laissant à droite, nous attaquons la montée de la pente rapide à notre gauche, en direction du Val Gravas. Le torrent qui en sort mugit sous nos pieds, se précipitant vers Je Schergen parmi la pierraille qu' il a apportée. En face de nous des pentes d' éboulis raides et impressionnantes tombent de la longue arête dentelée du Piz Vadret, s' avançant presque jusqu' à la vallée principale. Pas un brin d' herbe sur ces pentes pierreuses, des éboulis et des éboulis encore, jus- Paulinerkopf vu d' une eminence herbeuse du Piz Chamins qu' à la crête. En arrière, des pentes abruptes forment une immence combe, un cirque grandiose.

Contrastant avec ce désert de pierres, une flore charmante et riche pare la pente que nous remontons: l' aconit tue-loup y voisine avec de hautes orties, des gentianes jaunes, ou encore des gentianes printanières remontant très haut dans la pente; on y voit l' épervière velue, la renoncule alpine, la saxifrage toujours verte et sa variété rouge-orange, le sainfoin à fleurs sombres, pour ne citer que les plus marquantes.

Bientôt nous aperçûmes sous nos pieds le débouché du Val Gravas, étroit et profond comme une gorge, à travers laquelle le torrent se frayait un chemin. Il était recouvert d' une couche de neige et de glace cachée à son tour sous une couche de sable et de gravier.

Nous gravissons, ma compagne et moi, la pente gazonnée; puis, les mamelons herbeux, recouverts partiellement d' éboulis devenant toujours plus raides, nous montons en direction du ruisseau. Notre route continue par un névé incliné, plus pénible que les éboulis. Aux environs du point 2700, nous découvrîmes un mamelon capitonné d' herbe, de mousse et de fleurs et nous nous crûmes près du sommet. Le sol moelleux était trop engageant, le soleil de midi trop chaud. Aussi fîmes-nous une halte et tirâmes nos provisions du sac. Tandis que ma compagne faisait un petit somme, je pris un croquis du Paulinerkopf dressé au nord-ouest.

La partie la plus pénible de la montée ne se présente que maintenant. Une pente raide d' éboulis abominables s' étend à notre droite, donnant ajuste titre le nom à toute la vallée: Gravas = éboulis. Nous tenant légèrement à gauche, nous atteignons en une heure le sommet, d' abord par les pierriers puis en longeant un petit névé raide. Le guide du Club Alpin déclare la montée facile; il faudrait ajouter « mais pénible ». Ou bien ne fut-ce que l' impression d' alpinistes un peu défraîchis?

La vue, d' une splendeur surprenante, s' étendait à l' ouest vers le Vadret, au sud-est vers la Stammerspitze, en bas vers le Val Chamins et en arrière sur le Val Gravas, plongeant au sud dans le Val Chöglias, puis sur les villages du Samnaun. C' est toujours le même coup d' œil magnifique sur toute la région du Samnaun, mais sous un autre angle.

Cependant le temps s' était rapidement gâté. Le ciel noir et menaçant nous engagea à une descente rapide, plus pénible encore que la montée, parmi les éboulis et les trous cachés dans le gazon. De longues dalles éparpillées de tous côtés semblaient, vues d' en haut, des toits de cabanes. Des marmottes devaient avoir installé leurs demeures sous ces abris naturels, comme le prouvaient les nombreux trous d' entrée et de sortie sous les dalles. Pourtant, aucune de ces bêtes ne se montra ou ne se fit entendre.

Mamelons raides, éboulis grossiers et débris de rochers rendaient notre descente toujours plus désagréable. Enfin ce fut le champ d' orties et d' aconits. En jurant tout bas, nous sortîmes avec joie de notre Val Gravas. Nous avions échappé à la pluie. De toute la journée, nous n' avions rencontré ni un être humain ni un quadrupède, un rare plaisir pour nous, citadins.

Les foins Les foins se font à fin juillet. C' est la meilleure occasion de voir les gens du pays et de les observer au travail. Les prés mûrs ont des teintes extraordinaires, surtout à la lumière du matin ou tard le soir. L' herbe haute promet une bonne récolte: il ne faut plus la laisser attendre. Le temps capricieux se remet au beau et le grand pré derrière le « Muttler », à l' entrée du Val Maisas, s' anime tout d' un coup. On constate avec étonnement quel grand nombre de paysans abrite le village. De bonne heure le matin, on entend déjà les coups réguliers de la faux, ou son tranchant qu' on aiguise. Et tout au long de la matinée résonne le bruit de ce travail paisible et régulier. Les paroles sont rares. Hommes et femmes travaillent à l' envi, au contraire de ce qu' on voit ailleurs, où les femmes font le plus gros de l' ouvrage. Jusque dans la soirée le travail se poursuit.

Le travail avance de la sorte pendant deux jours et de vastes surfaces sont fauchées. L' herbe étendue attend qu' on vienne la tourner. Mais le vent du nord-ouest qui souffle depuis plusieurs jours apporte de nouveau nuages et pluie. Impossible de rentrer le foin. L' herbe déjà sèche est rapidement râtelée et entassée autour d' une perche en hautes meules, éparpillées sur la prairie comme des bonhommes encapuchonnés. La pluie persiste et l' herbe restée à terre va pourrir. Un paysan ingénieux installe à l' aide de pieux et de cordes une sorte de haie sur laquelle il étend le foin humide.

Lorsque en fin d' après les paysans recommencent à faucher, on sait qu' ils attendent le beau pour le lendemain. Mais cette année ils sont souvent déçus. A les observer dans les hautes prairies, souvent très raides et mamelonnées, marquées de creux et parsemées d' éboulis, on comprend les dures exigences de leur vie.

Au repos de midi, on allume un feu dans un enfoncement du terrain et l'on cuit la soupe sur place, car le chemin du village est trop long.

La première semaine d' août apporte enfin quelques belles journées chaudes. Souvent en un seul jour on peut tourner et râteler le foin. Les paysans ont une méthode très originale pour rentrer les foins. Ils en font un gros tas sur un carré de toile grossière étendue par terre et, croisant les bouts, les attachent pour faire un ballot. Ces charges sont déposées au bord de la route et le soir ou le lendemain matin on les charge sur un char à foin. Nulle part encore nous n' avons vu de tels chars. Chose étonnante, tous sont motorisés. Ils ne sont pas très grands, mais sont faits, entre les quatre roues, d' un pont de planches long de quatre mètres environ, sans ridelles. On y charge huit ou douze de ces ballots de foin et on rentre au village à plein gaz. Les ouvriers de campagne conduisent ces véhicules avec un art consommé L' un d' eux, tout spécialement, franchit en trombe tous les virages et la route du village. Peu importe s' il y a de la circulation, il conduit avec une parfaite sûreté. Si un char rencontre le car postal sur la route étroite, les deux parties font preuve d' une égale adresse et d' égards réciproques.

Là où le transport du foin est trop difficile, les montagnards tendent souvent un câble pour le téléférer, comme on peut le voir par-dessus le cours sauvage du Schergen.

Dans le Val Schischenader les paysans ne descendent pas le foin dans la vallée. Ils érigent aux emplacements favorables des sortes de meules rondes, protégées au sommet de la pluie et de la neige par un petit toit de planches qui sert aussi à abriter les outils, une corbeille et une cruche.

Fuorcla da Zeblas ou Samnaunerjoch, 2545 m La plus belle des courses nous conduisit un après-midi au Samnaunerjoch. La marche le long de la vallée jusqu' au cirque forme par les parois abruptes du Piz Vadret et du Piz Roz, les pentes raides tombant à notre droite, le mugissement ininterrompu du torrent, les alternances d' éclairage, les changements d' atmosphère, l' isolement, la solitude pleine de solennité - tout contribue à créer un sentiment de gravité et d' émerveillement. Le chemin qui passe maintenant au nord du Schergen devient plus rocheux, le torrent se débat dans un lit encaissé. Au point où il tourne au nord, il jaillit d' une gorge, tout blanc d' écume. Pourtant là-bas, entre les blocs, sur ses rives presque inaccessibles, nous découvrons les fleurs jaunes de l' épervière velue croissant avec une insouciance charmante. Maintenant le chemin monte, raide, vers Pischa. Un coup d' oeil en arrière nous fait voir le Val Gravas, ses éboulis et ses rochers, et au fond le Piz Chamins. A Pischa le chemin tire à l' ouest. La flore devient toujours plus riche: céraistes, renoncules blanches, herbe aux poux jaune et couleur chair. On voit une quantité extraordinaire de petits papillons nacrés des Alpes aux couleurs particulièrement vives, des vanesses du chardon; parfois, un apollon. Le terrain devient plus alpin, plus dégagé, et monte au nord vers le Paulinerkopf. Le Schergen est forme d' une multitude de ruisselets venant du sud, de l' ouest et du nord et descendant vers le Zeblasboden pour ne se réunir que vers Pischa. Partout des éboulis creusés de trous ronds. Là croissent dans un gazon humide des touffes vigoureuses de gentianes ponctuées, des coussinets de fleurs rouges, des tapis de charmantes gentianes printanières et même les délicates soldanelles. Montant en direction nord-ouest, nous atteignons bientôt sans peine le Joch. Un couple suisse s' y trouve déjà. Rencontrer des Suisses - cela paraît presque un miracle! Ils nous saluent amicalement et nous demandent des renseignements sur les sommets et les vallées. Nous nous installons sur une eminence, face au Paulinerkopf et commentons le panorama: devant nous, le Vesilbach se jette au nord-ouest dans le Fimbertal, caché à nos yeux. Exactement à l' ouest nous découvrons la cabane Vesil. A gauche tombent, abruptes, des pentes d' éboulis. Leur crête dessine des pointes aiguës allant qu' à la Vesilspitze du Piz Roz. Là aussi les pierriers étouffent toute verdure. La montée nous paraît plus difficile qu' elle ne doit l' être en réalité. Là-haut on distingue le col par lequel on atteint la Heidelbergerhütte, point 2753. Au-delà du Fimbertal, caché dans la profondeur, se dessinent les contreforts du Fluchthorn: Berglerkopf, Mittagskopf et plus en arrière la longue chaîne des Kogels, les pointes et les sommets déchiquetés des hautes montagnes du Vorarlberg qui limitent au nord le Pazmann et sont d' une raideur rébarbative. Leur aspect n' est vraiment pas engageant, mais les grimpeurs doivent y trouver leur compte. Le Paulinerkopf, par contre, situé au nord de notre place de pique-nique, paraît facile et inoffensif. Une traversée le long de l' arête jusqu' au Bürkelkopf et une descente sur l' Alpe Trida nous semblent très attrayantes, mais resteront un rêve jusqu' à fete prochain.

Le chemin du retour nous laisse une impression profonde de silence, de paix, de sérénité.

Flore et faune On chante à juste titre la richesse de la flore du Samnaun. Mais il faut connaître la région et la place où croissent les différentes fleurs et ne pas épargner les efforts si l'on veut découvrir et étudier la vraie richesse de la flore. Le versant sud de la vallée principale est en général plus maigre et plus pauvre en fleurs. C' est plutôt sur la rive gauche, dans les pentes de la Crappa, du Piz Ot et du Munschuns que l'on découvre les fleurs aimées. Là, à l' altitude de 2200 à 2500 m, on trouve sur les vires rocheuses et sur les prairies élevées l' edelweiss et Torchis vanillé en quantités. Les asters de montagne, par contre, sont beaucoup plus rares. Un peu plus bas on rencontre dans les pâturages gras des colonies entières de pigamon atteignant un mètre de hauteur, aux gros boutons bruns, ronds et écailleux qui, en s' ouvrant, laissent sortir de fins petits plumets lilas. Un peu plus haut et dans les vallées latérales boisées, le Val Chamins par exemple, croît le magnifique lis martagon à longue tige. Malheureusement on le cueille en grandes quantités. Il semble que dans cette « enclave » délaissée de notre monde alpin, les lois de la protection des plantes ne sont plus en vigueur. Mais la fleur se venge: gardée quelques jours dans un vase, elle répand une odeur forte et désagréable et provoque souvent des maux de tête. A Zeblas on trouve beaucoup de beaux exemplaires de gentiane ponctuée, et au-dessous de Pischa, ainsi que sur le versant est du Gravas, l' épervière velue. L' aconit bleu et l' aconit tue-loup sont très répandus sur les rives du Schergen et sur la pente déboisée au sud-ouest de Samnaun, où ils remontent très haut. Nous en avons toujours eu de gros bouquets dans notre chambre et nous en avons décoré aussi l' entrée de l' hôtel. Il est intéressant de noter la préférence de certaines fleurs pour les pentes boisées. Au milieu de la forêt, dans la partie inférieure du versant nord du Piz Motnair, très maigre dans sa majeure partie, nous avons admiré de magnifiques orchis vanillés, des coins tout bleus de gentianes printanières; la partie supérieure de la forêt abrite de splendides rhododendrons tardifs, tandis que dans la forêt située au sud-ouest de Samnaun croissent en quantité les rhododendrons hérissés. Au hord du Maisasbach, derrière le village, nous trouvons la grande gentiane. L' entrée du Val Gravas est tout spécialement féconde pour l' amateur de fleurs: on y trouve des colonies d' aconits vivant en bonne harmonie avec les orties, des gentianes jaunes, la renoncule jaune des montagnes et la saxifrage toujours verte en quantités, avec sa variété orange, le sainfoin à fleurs sombres et toutes sortes de jolis coussinets blancs ou rouges, ces derniers formés le plus souvent de silène. L' herbe aux poux, très fréquente à Avers et dans la vallée de Saas, est extraordinairement rare, on n' en trouve qu' au Zeblasboden. Par contre, à la mi-juillet encore, nous avons eu la charmante surprise de trouver les clochettes printanières des soldanelles. On pourrait encore élargir cette liste. Bien des fleurs inconnues pour moi ne se trouvent pas non plus dans le « Schröter »; j' avais déjà constaté avec regret à Avers et dans le Valais que ce livre est très incomplet. A quelques endroits j' ai découvert des exemplaires de lis alpins très hérissés, mais je n' ai pas vu de raiponce. Sur un pré humide, j' ai trouvé à mon étonnement un orchis vanillé rose et un hybride semblable de Gymnadenia conopeo.

Ravi par la richesse de la flore alpine du Samnaun, j' ai été d' autant plus déçu par la rareté de ses visiteurs ailés, les papillons. L' apollon aux taches rouge sang est rare, sans doute parce que l' orpin dont se nourrit sa chenille est rare aussi. On rencontre souvent la petite vanesse et la vanesse du chardon, ainsi qu' une variété de papillon blanc. Tous ces papillons volent jusqu' à plus de 3000 m. Près de Pischa nous avons été surpris de voir voltiger, se posant souvent, le petit nacré des Alpes, dont les taches brunes ont des reflets particulièrement beaux. On reconnaît aussi l' aurore au rouge de ses ailes antérieures et le gai postillon. Les azurés, généralement si fréquents, sont rem- placés ici par le petit papillon brun des foins. Je n' ai pas eu l' occasion d' observer les papillons de nuit. On rencontre souvent le sphinx des saxifrages, petit papillon dodu et indolent, assis immobile, puis s' envolant brusquement dans un bruissement d' ailes.

Je n' ai vu nulle part ni lézard ni serpent. La cause en serait-elle simplement mon inattention?

L' oiseau le plus imposant que j' aie pu observer fut, naturellement, l' aigle royal, rencontré dans le Maisastal. Au retour d' une course, un couple d' instituteurs allemands, très impressionné, raconta avoir surpris un immense aigle assis sur un rocher, à quelque cinquante mètres de distance. L' aigle s' envola avec des cris sauvages et en ouvrant le bec d' une façon si menaçante que la jeune femme en fut fort effrayée. Il aurait eu une envergure de 2 % m au moins '.

Dans les rochers supérieurs du Raveisch et du Maisas j' ai observé des crécerelles et des choucas qui semblaient s' amuser à voler en criant autour des parois rocheuses. Près de Samnaun, des hirondelles de rivage passaient parfois rapidement au-dessus du Schergen. Sur les grandes pierres au bord du torrent et dans son cours, j' ai vu un oiseau semblable à une merlette. Malheureusement, mes connaissances ornithologiques sont trop limitées pour me permettre de mentionner les nombreuses variétés de petits oiseaux que l'on pouvait observer. Avec de bons yeux on pouvait voir partout des marmottes et c' était un plaisir tout particulier que de les observer. Il y en a beaucoup plus qu' en Valais et à Avers, où elles sont trop souvent pourchassées. Elles annonçaient chaque fois leur présence par des sifflets d' alarme stridents. Il fallait alors se tenir quelques minutes tranquille. Poussées par la curiosité, elles sortaient bientôt de nouveau de leur cachette et se dressaient sur leurs pattes de derrière. Nous en avons vu beaucoup sur le chemin de Raveischalp et à l' Alpe même, à Pischa et dans le Maisastal, alors que je n' ai ni entendu siffler ni vu de bête au Piz Motnair J' ai déjà parlé du chevreuil. Le soir on voyait parfois sur la pente herbeuse du Hoher Spitz une famille entière de chevreuils remontant nonchalamment la pente. Je n' ai jamais vu de chamois.

Hoher Spitz ou Piz Ot, 2760 m De Samnaun le Piz Ot, avec sa paroi sud-est raide et accidentée, semble peu accessible. Le bas de son versant est formé de pentes rapides de gazon; plus haut des rochers escarpés montent vers son sommet rébarbatif qui présente une escalade difficile. Mais il semble possible d' atteindre le sommet par l' arête, à partir d' un haut pâturage, près du point 2148. Je suis monté dans cette direction pour chercher des fleurs de montagne. Je découvris que le Hoher Spitz était situé plus en arrière et était inaccessible à mes vieux os. Mais je me dis que ces sommets qui paraissent impossibles sont souvent plus faciles à vaincre par derrière. Et je partis un beau jour seul pour Raveisch. Un bon sentier raide me conduisit rapidement par le versant de la vallée de Raveisch, à travers pâturages et éboulis. De là, la montagne n' avait toujours pas l' air très accueillante. Des parois rocheuses abruptes tombaient vers le nord-est. On ne voyait pas âme qui vive. Les maisons de Raveisch, visibles encore quelque temps dans le bas, disparurent bientôt, quand le sentier obliqua à gauche vers le ruisseau. A droite, la pente, recouverte dans sa partie inférieure par des éboulis d' ar, devenait toujours plus raide. Parfois on entendait les sifflements aigus des marmottes et on voyait les drôles de petites bestioles assises sur une dalle devant leur trou, observant avec curiosité le touriste. Elles disparaissaient en un clin d' œil quand on prenait la direction de leur demeure.

Après avoir traverse le ruisseau, je vis devant moi une gorge formée de parois verticales aux strates obliques. Le ruisseau bouillonnant se forçait un passage à travers cette gorge et je me demandai avec inquiétude: « Par où, diable, va passer le sentier? » Le sentier obliqua à gauche, vers les parois rocheuses et se mit à grimper hardiment par-dessus rochers, éboulis et vires gazonnées. Plusieurs passages se révélèrent assez délicats, surtout après la pluie. Quel ne fut pas mon étonnement de découvrir de vieilles bouses de vaches sur ce sentier étroit, raide et qui ne m' avait paru praticable qu' aux alpinistes! Comment ces bêtes au ventre rebondi avaient-elles pu monter ici? En peu de temps relativement - j' étais en bonne forme ce jour-là - j' arrivai à l' alpe. J' entendis alors des voix au-dessus de moi. Deux types à l' air bizarre descendaient le sentier, maintenant plus large. Ils portaient un filet à papillons, extraordinairement grand et solide. Et pourtant, avec mes bons yeux, je n' avais pu découvrir le moindre papillon intéressant. Je notai aussi qu' ils cherchaient à me cacher le filet. Je me demandai s' il leur servait à attraper des marmottes, assez nombreuses dans cette région. De près, je reconnus que c' était un filet comme ceux qu' utilisent les pêcheurs du Rhin pour sortir les poissons. Cette supposition se confirma à mon retour, lorsque je les surpris beaucoup plus bas, au bord du ruisseau. J' atteignis bientôt le Salas de Raveisch, une vaste combe montant jusqu' au Viderjoch. Je fus saisi par la solitude et le silence de cette alpe, la sévérité du lieu sur lequel des nuages projetaient justement leur ombre, les quelques cabanes désertes à l' arrière. Aucun mouvement, aucune voix humaine.

Je voyais maintenant à ma gauche le versant nord du Hoher Spitz. Le chemin obliquait de ce côté et on pouvait atteindre le sommet sans difficulté, mais au prix de quelques efforts. Une quantité de magnifiques edelweiss croissaient sur les mamelons de la combe. Parmi les blocs de rochers bordant le sentier, des gentianes printanières d' un bleu lumineux, des coussinets, des céraistes, une variété de violettes et quantité d' autres fleurs des pâturages faisaient des plates-bandes charmantes. Mais le chemin quitta la direction du Piz Ot. Je dus monter au sommet par des traces de sentier, par les inévitables éboulis et par des dalles toujours plus raides - la malédiction des montagnes du Samnaun, faites, dirait-on, d' éboulis et de débris de rochers.

La vue ressemble au coup d' œil grandiose qui s' ouvre du Piz Motnair, mais décalée vers le nord. Les montagnes de la frontière, en particulier le Bürkelkopf au nord, le Vesulspitz en arrière, semblaient s' être rapprochées, les montagnes plus lointaines du Tyrol se cachaient derrière les nuages qui recouvraient de plus en plus le ciel. Un orage se préparait au-dessus des montagnes plus proches. De l' autre côté de la vallée je découvris le Piz Motnair et plus en arrière les pointes imposantes du Mondin. Le Muttler s' était déjà voilé. En bas, dans la profondeur, les maisons de Samnaun semblaient éparpillées comme des blocs tombés des parois rocheuses. Je ne pouvais tarder beaucoup. Comme cela arrive souvent au Samnaun, une heure et demie plus tard j' étais au village sans avoir été touché par l' orage menaçant.

Une « exclave » suisse en territoire suisse « Drôle de titre » - se diront les lecteurs. Il est intéressant de parler un peu de la politique économique et ecclésiastique du Samnaun. Le Samnaun est ce qu' on appelle une zone franche. Le Suisse qui y vient en vacances doit passer un contrôle douanier à Martina, quoiqu' il ne quitte pas d' une semelle le sol suisse. Ce contrôle n' est pas très poussé et concerne surtout les automobilistes. Mais nous y sommes sensibles et notre amour-propre en est froissé. On compatit aussi avec les habitants du Samnaun. Mais il y a quelque chose de plus fort encore: si, de Samnaun, on envoie sa valise par la poste, cette dernière ne nous la livre pas à domicile à Zurich. On reçoit une invitation de la douane de Zurich à se présenter pour l' inspection de la valise. On est envoyé successivement vers quatre fonctionnaires différents pour faire signer un formulaire, et chaque fois il faut y aller de son obole. Au cinquième tour seulement on peut enfin entrer en possession de sa valise. Mais auparavant, un fonctionnaire y plonge la main et täte avec dextérité le contenu pour s' assurer de sa légalité. Après toutes ces cérémonies, on a enfin le droit de transporter sa valise chez soi. Pourquoi donc tant d' histoires?

Je posai une fois cette question à notre hôtelier. Il répondit en riant: « Nous y trouvons aussi notre avantage. » Je ne pus rien en tirer de plus à ce moment. Avec le temps, je vis moi-même le truc, je compris que les habitants du Samnaun ne désiraient pas autre chose.

Samnaun est un petit village de 15-20 maisons dont les plus importantes sont les quatre hôtels « Silvretta », « Muttler », « Alpina » et « Stammerspitz », appelé en abrégé « Post », car le bureau de poste se trouve dans le même bâtiment. Un cinquième hôtel est en construction. Il faut y ajouter le joli Café Prinz, quelques petites maisons bien propres où l'on loue des chambres, les garages des hôtels et de la poste avec des logements pour les chauffeurs des cars. Il y a deux magasins: « Silvretta », plus moderne, où l'on peut acheter même des jumelles, et le « Post », plus camelote, mais où l'on trouve beaucoup mieux de quoi satisfaire ses envies d' acheter. Tous deux appartiennent aux hôtels correspondants. Près du « Muttler » se trouve la petite église, joue, mais mal entretenue. Les chalets indigènes sont dispersés à l' arrière.

Pour apprendre à connaître de plus près les habitants du village il fallait les voir de bonne heure le matin à la saison des foins ou le dimanche dans ou devant la petite église comble. Le prêtre semble avoir ses paroissiens bien en main. De l' hôtelier jusqu' au plus pauvre journalier agricole, tout le monde était présent, bien propre et en habits noirs. Après la messe ils restaient autour de l' église, attendant leur père spirituel qui tendait la main aux uns et aux autres et leur disait quelques mots.

Les « étrangers » étaient, durant la saison, les habitants principaux de Samnaun. Je pus compter une fois cinquante autos, dont la plupart portaient la lettre D. Les Berlinois en composaient la majorité. Les voitures françaises étaient très peu nombreuses. Tout à fait exceptionnellement on voyait ici ou là une auto zurichoise ou bernoise. Rien d' étonnant donc à ce que, dans les deux hôtels « Muttler » et « Silvretta », on entendît surtout les idiomes allemands. On se serait cru dans une enclave berlinoise. Les domestiques étaient des Tyroliens venant de Landeck ou de Pfunds. Chaque matin on entendait leur « Haben Sie gut geschlafen » ( « Avez-vous bien dormi? » ) stéréotypé, à midi « Mahlzeit » ( « Bon appétit » ) ou « Hat' s geschmeckt? » ( « Etait-ce bon? » ). Le vrai dialecte de Samnaun ne pouvait s' entendre que le matin, pendant qu' on était encore au lit et que l' un des chauffeurs, en bas, grondait ses garçons ou parlait à haute voix avec sa femme dans son dialecte chantant; ou bien encore lorsque les gamins du village, quelque peu laissés à eux-mêmes, jouaient et discutaient.

Les hôtels reçoivent de Landeck, de Pfunds et d' autres localités du Tyrol ce dont ils ont besoin pour la cuisine et la maison. Pour eux, les prix y sont beaucoup plus bas, car ils paient en devises autrichiennes, tandis qu' à l' hôtel ils reçoivent des francs suisses. Ils ne paient pas de douane et tirent tout le profit de la zone franche et de leur politique économique entièrement orientée vers l' Autriche. Tous les hôtels pratiquent en outre un commerce accessoire assez important et rentable. Ils reçoivent du Tyrol 10-12 sortes d' excellentes liqueurs françaises: bénédictine, chartreuse, etc., et les vendent à leurs hôtes à des prix auxquels ceux-ci ne peuvent pas les obtenir chez eux. A Zurich, par exemple, nous payons fr. 5-8 de plus pour la même bouteille. Bien des séjournants profitent de cette situation. Mais qu' en est-il des taxes de douane sur le chemin du retour? « Les Allemands peuvent passer franco de douane un demi-litre par personne, les Suisses, par contre, qui sont dans leur propre pays, un quart de litre seulement » nous apprend-on. Ainsi les Allemands quittent à Vinadi la douane Suisse sans avoir payé un sou. Le brave Suisse, par contre, paie à la douane de Martina une taxe pour son schnaps. Il paie donc pour les hôteliers et les Allemands une somme qui se monte à fr. 5-6 par bouteille lorsque le dit Suisse veut passer honnêtement de sa patrie dans sa patrie.

Ce sont les hôteliers qui font les prix réglant et freinant la vente de fruits et de légumes par les villageois. Si l'on veut acheter de cette marchandise, il faut aller faire du marché noir dans la cave d' un paysan. Celui-ci livre aux hôtels, mais est lié par l' interdiction de vendre à des particuliers. Il tourne assez volontiers cette interdiction en faisant du commerce secret. La réclame se fait d' un acheteur à l' autre.

Je voudrais aussi dire un mot de la politique ecclésiastique du Samnaun, et je le ferai le mieux en racontant la fête du ler août.

Le 1 er août II règne une atmosphère de dimanche à l' hôtel, bien que ce soit vendredi et que les hôtes partent en course. Mais ils rentreront plus tôt, car ce soir c' est le grand repas de fête. La grande salle est décorée de guirlandes de drapeaux - croix suisse sur fond rouge. Chaque table est ornée d' un bouquet de fleurs. Il y a plus de couverts que d' habitude, des clients se sont annoncés d' autres hôtels du village et même de Raveisch. C' est seulement au « Muttler » qu' il y a musique et danse. Le repas a, lui aussi, une saveur de fête. Les verres se remplissent de bon vin et même de champagne, dans une atmosphère animée et joyeuse. Après le repas on sort dans le pré derrière l' hôtel.

A droite, là où la Maisasmatte monte vers la forêt, on a préparé le feu d' artifice. Le fond du décor est grandiose: pentes boisées et raides sous les étoiles. Au milieu du pré on a érigé une tribune primitive pour l' orateur. Après 8 heures et demie, dans l' obscurité, les gens se dirigent vers la prairie. Un petit groupe d' enfants avec des lanternes en papier se rassemble autour de la tribune, les yeux brillants de la lumière de leurs lampions. L' orateur s' approche, tout le monde se presse en avant. Le feu d' artifice fuse et retombe en étincelles multicolores. Un brasier éclaire les visages. On entonne un chant, qui a peine à se continuer. Chose surprenante, ce n' est pas le président de la commune ou quelque personnalité officielle qui monte à la tribune, mais un prêtre catholique, un représentant de l' Eglise. Il s' excuse, comme si tout bon Suisse, président de commune ou prêtre, n' avait pas le droit de prononcer une allocution patriotique. Cela sonne comme l' excuse masquée de faire entendre non pas un discours patriotique mais la parole de l' Eglise. Et c' est bien ce qui arrive. C' est timide au début, puis on tire sur les plus gros registres et les paroles résonnent par-dessus les prairies endormies, montant jusqu' aux pentes des montagnes et pénétrant dans le village tranquille. Ce qu' entendent les nombreux auditeurs, étrangers pour la plupart, c' est un bon sermon sur « la liberté en Dieu ». Tout d' abord, à leur grand étonnement, ils sont renseignés sur St-Pierre, premier pape. Pas une parole patriotique sur la signification historique de la journée, sur le Rütli, l' alliance de Brunnen, les premières grandes luttes pour la liberté après les débuts de la Confédération! Pas un mot de la mission présente du pays. Le grand anniversaire de la Confédération et du peuple suisse est entièrement passé sous silence. Il semble même qu' une intention se cache sous ces réticences: l' esprit de la vieille Autriche et de sa politique ecclésiastique passe comme un souffle sur la vallée; l' histoire de la Confédération primitive n' est pas trop à son goût, et on l' escamote. Ainsi est manquée une occasion unique d' apprendre aux nombreux auditeurs allemands et autrichiens ce qu' est la mission et le grand devoir de la Suisse, dans un monde agité par la politique. Il est significatif que, après le discours, une dame allemande d' un certain âge me demande ce que signifie, au fond, cette fête. Je lui donne un petit aperçu historique qui la surprend et l' intéresse beaucoup.

C' est ainsi que dans le domaine politique, économique et religieux, le fantôme de la féodalité erre encore dans le Samnaun et transparaît chez les personnalités dirigeantes. Un observateur attentif peut croire qu' il se trouve dans une enclave de la vieille Autriche. Le reproche qui se dissimule derrière ces remarques ne s' adresse ni à l' Eglise ni à l' Autriche, la flèche doit toucher le brave Suisse qui, dans ce coin reculé de sa patrie aimée, néglige peut-être bien des choses!

Après la fête, les gens se hâtent vers la salle de l' hôtel, transformée en salle de danse. Les réjouissances se poursuivent, on boit, on danse, on rit et plaisante jusqu' au matin, où le sentiment patriotique va chercher le repos.

Muttler, montagne internationale, 3298 m J' avais projeté d' escalader pendant l' avant semaine des vacances le plus haut sommet du Samnaun, le Muttler. En compagnie d' un hôte berlinois toujours alerte et dispos, j' entrepris un après-midi une course de reconnaissance.

Traversant le Maisasbach près de la poste nous remontons un bon sentier à droite du ruisseau. Bordé d' aconits bleus, le chemin, peu raide d' abord, passe par des prairies vertes. Puis la pente à gauche se fait toujours moins sympathique, se recouvre d' éboulis d' ardoise descendus des pentes du Maisasjoch. Le sentier devient plus raide et plus pierreux; le ruisseau à droite, plus encaissé. Il écume dans un long ravin, presque une gorge, où tombe la pente au-dessus du chemin. Au-delà, les contreforts de la Stammerspitze montent jusqu' aux pyramides sommitales. En haut, au point 2731, nous découvrons un aigle. D' un vol majestueux et paisible, presque sans mouvoir les ailes, il fait une douzaine de fois le tour du sommet, fermant en quelques secondes un circuit de huit cents mètres environ. Il explorait probablement les pentes à la recherche de marmottes.

Le sentier devenait plus sauvage et plus rocailleux. A droite et à gauche, sur la pente, des rhododendrons étaient encore en fleurs. Plus haut, peu avant les pierriers du Rossboden, nous trouvâmes un grand mamelon vert, couvert d' une herbe douce et épaisse, où broutaient des génisses. Elles nous regardèrent d' un air étonné et stupide. Les animaux étaient très méfiants, hésitaient à se laisser flatter le front et se retiraient d' un bond au moindre mouvement. Un chien appenzellois, d' aspect assez comique, aboya d' abord d' importance, puis s' approcha en frétillant et accepta avec plaisir un morceau de sucre. Très vif malgré sa maigreur, il n' avait pas l' air gâté. Le berger était un jeune Tyrolien. A notre étonnement, un deuxième berger chassa une partie du bétail au bas de la pente raide descendant vers le ruisseau et le fit paître sur les rares bandes de gazon du rivage et parmi les éboulis. Les bêtes, qui paraissaient plutôt maladroites dans leurs mouvements et leurs sauts, se révélèrent très agiles lorsque le garçon les fit descendre à coups de son gros bâton! Pendant toute la montée nous entendîmes tantôt à droite tantôt à gauche, dans les rochers et les éboulis, les sifflets d' alarme des marmottes, mais nous ne pûmes en apercevoir une seule.

D' un monticule gazonné nous pûmes admirer les parois rocheuses abruptes et déchiquetées, les pointes élancées, les pentes d' éboulis de la Stammerspitze et du Muttler, formant un demi-cercle imposant. On reconnaissait d' ici que, malgré son altitude plus faible, la Stammerspitze devait se montrer peu accueillante, capricieuse et dangereuse. Elle paraissait beaucoup plus imposante que son voisin. Du sommet du Muttler cette impression se trouva encore renforcée.

Nous avions atteint maintenant les pierriers et les éboulis du Rossboden. Nous tirâmes plus à gauche, pensant éviter ainsi le champ d' éboulis, mais nous vîmes bientôt que nous nous étions trompés. Il fallut traverser encore d' autres éboulis, et de plus difficiles, avant d' atteindre l' étroite bande de neige où commençait la véritable montée. Le versant tout entier, jusqu' au point 3146, nous apparaissait comme un pierrier très raide et peu attrayant, coupé en maint endroit de gros blocs. Le Rossboden, peu incliné, avec ses nombreux ruisseaux encaissés entre des masses de pierres, nous avait déjà donne assez de mal. Comme cela arrive souvent, nous découvrîmes sur le chemin du retour une bande partiellement gazonnée et moins recouverte d' éboulis, donc plus facile à suivre. Il y avait même quelque chose comme des marques montrant la traversée la plus facile du pierrier.

A la descente nous ne rencontrâmes que des touristes allemands et tyroliens, gens sympathiques et communicatifs. Nous liâmes conversation avec un couple de Francfort. Ces gens se plaignaient d' être allés au lac de Garde, mais de n' y avoir trouvé que la chaleur, d' innombrables campings et des « gens répugnants ». Aucune tranquillité, rien du repos qu' ils auraient pu trouver ici, à Samnaun. « Et maintenant, nous retournons en ville aussi fatigués que nous sommes venus! » se plaignait la femme.

Mon compagnon berlinois s' était révélé bon marcheur malgré ses souliers non ferrés, et bon montagnard, en marchant le plus souvent devant moi. Il montait cependant trop vite. Dans la traversée du pierrier, il était plus adroit et plus leste que moi; mais il était aussi de quelque quatorze ans mon cadet. L' entraînement étant venu, nous décidâmes de conquérir le Muttler. Mais St-Pierre bouda les jours suivants. La neige fraîche recouvrit la pyramide du Muttler jusqu' à Ross- boden. Enfin nous pûmes nous mettre en route, Muttler vu du « Muttler » frais et dispos, à 6 h. du matin par un jour radieux de notre dernière semaine de vacances. Nous traversâmes la Maisasmatte derrière l' hôtel, suivant la rive gauche. Nous rejoignîmes bientôt le sentier de la rive droite et le suivîmes pendant trois quarts d' heure. Nous le quittâmes alors pour remonter de raides pentes gazonnées. Le sol était sec et maigre, les fleurs rares. Ce qu' on rencontrait le plus sou vent, c' étaient de petits coussinets de fleurs d' un rouge lumineux, croissant parmi les débris de rochers et l' herbe jaunâtre. Plus haut, il n' y avait plus moyen d' éviter les pierres et les blocs de rochers. Plusieurs fois il fallut traverser les ravines pierreuses et profondes creusées par les ruisseaux descendant du Maisasjoch. Plus haut encore nous nous trouvâmes au milieu d' éboulis et de rochers qui rendaient la montée plus pénible.

Nous fîmes une halte au point 2817 du Maisasjoch. Le chemin contournait maintenant quelques têtes rocheuses sur l' arête étroite, menant au dernier tronçon de notre ascension: une immense pyramide d' éboulis; le sommet semblait être accessible en une demi-heure. Les traces de sentier se faufilaient péniblement entre les pierres, disparaissaient, se retrouvaient, puis se perdaient encore. Pas un être animé, pas une plante ni une fleur! Nous touchâmes le bord de trois névés très inclinés; n' ayant pas de crampons, nous les évitâmes prudemment. Le sommet avait disparu. La demi-heure s' était déjà transformée en une heure entière. Allègre, le Berlinois gardait toujours les devants, je le suivais à quelque cinquante mètres, le souffle court. Nous nous assîmes sur un bloc, puis escaladâmes un passage plus difficile. Encore une demi-heure pénible passa, puis un cri de joie vint d' en haut. Trente mètres au-dessus de moi, mon camarade me faisait des signes: « Nou s y sommes! » Incrédule, je levai les yeux: mon compagnon s' entretenait d' un air animé avec un autre homme, debout à côté de lui. Ils me firent des signes et enfin, m' aidant des pieds et des mains, j' atteignis aussi le sommet! L' étranger, un Francfortois, me serra la main et exprima son étonnement: « Si à 66 ans je peux encore faire des exploits pareils, je serai content. » Paroles agréables pour mon amour-propre! Nous avions mis quatre heures et demie pour la montée, soit un peu plus que ne l' indique le guide du CAS. C' est qu' il faut compter un supplément pour l' âge!

Parlons maintenant de la vue. Dans mes années de jeunesse, j' ai admiré avec joie le panorama qui s' ouvre de l' Oberalpstock, du Scopi, du Piz Medels, du Weissfluhjoch, et, ces dernières années, de la Bella Tola et des autres sommets valaisans. Mais ce que je vis ici était un spectacle unique. L' air était d' une limpidité cristalline. Seuls quelques petits nuages légers flottaient très haut au sud-ouest. Ce qu' il y avait de nouveau et de particulier, c' est qu' on distinguait nettement non pas un, \ mais deux plans de montagnes, l' un proche et l' autre très lointain. Le regard se posait tout d' abord sur les environs immédiats du Muttler, et avant tout sur l' arête déchiquetée de la Stammerspitze dont les parois rocheuses tombaient à pic au nord et descendaient en pentes et en ravins à peine moins raides en direction du Val Tiatscha et du Val Sinestra, puis sur la pente profondément ravinée du Muttler lui-même, sur le Val Sampuoir et le Val Maisas. L' horizon plus proche était formé par les montagnes du Samnaun: à l' ouest qu' au Fluchthorn et la Silvretta, au nord jusqu' au Bürkelkopf, à l' est vers les Dolomites de la Basse Engadine. Et dans le lointain d' un bleu pâle, l' horizon alignait les Hautes Alpes Tyroliennes, Grisonnes, Bernoises et Valaisannes! Coupd' œil vraiment sublime!

Le sommet du Muttler n' offrait pas de grandes possibilités de s' installer pour une halte confortable. Il n' y a pas de plantes ici, rien que des pierres et encore des pierres. Le Stammerspitze vue du Muttler Francfortois s' étonnait même que ce tas de débris tint encore debout et ne se soit pas éboulé depuis longtemps. Oui, presque toutes les hauteurs du Samnaun sont des tas de décombres, surtout au sud de la vallée. Mais nous ne devions pas rester seuls, le Berlinois, le Francfortois et moi. Bientôt trois autres touristes apparurent sur notre voie de montée. Tout d' abord un jeune garçon surmonta à quatre pattes avec l' agilité d' un singe le dernier passage. C' était un Badois, gai et prompt la répartie. Un peu plus tard, une Viennoise sortit de la pente d' éboulis, et pour finir une femme pâle et déjà grisonnante, la mère du petit Badois. Elle paraissait à bout de forces. Nous nous saluâmes tous cordialement: la montagne rend l' homme plus ouvert et plus communicatif, laissant apparaître le meilleur de lui-même. Malgré les projets quelque peu ambitieux qu' il nous exposa, le jeune garçon me plut par ses façons gaies et un peu naïves. « Un Berlinois, une Viennoise, un Francfortois et deux Badoisdéclara-t-il - vous, M. Limbach, comme Suisse, vous êtes un peu déplacé ici. » Cette affirmation est un peu vraie pour tout le Samnaun.

Je découvris bientôt d' autres êtres vivants: des papillons blancs et de petites vanesses voltigeaient autour du sommet, se posaient un instant sur un coin de terrain humide, puis partaient dans un vol élégant, descendant rapidement et sans effort au-dessus des pierriers. J' observai aussi de jolis bourdons cherchant je ne sais quoi, à 3300 m!

Le Francfortois se décida le premier commencer la descente, par l' arête nord de nouveau, et disparut assez rapidement à nos regards. Après avoir cherché s' il n' y avait pas de meilleure voie de descente, nous en restâmes à la voie de montée, la pente et l' itinéraire par l' ouest et le sud-ouest étant peu engageants: des pierriers du haut en bas, du sommet jusqu' au Rossboden!

Les vallées latérales Les vallées latérales du Samnaun méritent bien qu' on en dise quelques mots. Elles offrent aux amis de la nature peu entraînés à la montagne des possibilités de belles excursions faciles. Ce sont, du côté sud, le Val Gravas, d' où l'on monte au Piz Chamins et au Piz Vadret, le Val Chamins où l'on passe pour aller à la Stammerspitze, le Val Maisas sur le chemin du Muttler, et le Val Sampuoir pour l' ascension du Piz Mondin. Du côté nord, le Raveischtal mène au Piz Ot, le Val Schischenader au Piz Munschuns, le Vanal ou Alpbachtal monte vers le Bürkelkopf et le Grübelekopf, et par le Zanderstal on atteint le Martinskopf et le Kreuzjoch. Chaque vallée a son caractère propre, son charme particulier. J' ai déjà parlé du Val Gravas, la vallée des « gravats », en racontant la course au Piz Chamins.

Un jour, nous descendîmes la vallée vers Pfandshof. Il fallait souvent s' arrêter au bord de l' étroite route de montagne pour laisser passer les autos. Nous jouîmes toutefois de nouveau de l' imposant et grandiose isolement de la vallée principale. Un peu au-dessus du Pfandshof, un torrent s' échappait en mugissant du Val Sampuoir, resserré comme une gorge. Sur la rive sud-est du ruisseau un chemin raide et pas très engageant grimpait parmi de bizarres colonnes naturelles. J' avais négligé de lire dans le guide du CAS que plus bas un bon chemin nouvellement construit conduisait de la vallée principale dans le Val Sampuoir. Notre sentier, dont il fallait souvent deviner le prolongement et qui était infesté par les inévitables mouches, nous conduisit à travers forêt et buissons vers une place découverte. La vue était très limitée. A droite seulement au-dessus du ruisseau, lui-même le plus souvent caché, se montraient de raides pentes rocheuses. Après trois quarts d' heure de marche, notre sentier rallia inopinément le chemin dont j' ai parlé plus haut. La vue devint plus dégagée, la forêt recula, remontant vers les pentes rocheuses. Le chemin descendait vers le ruisseau et continuait sur l' autre rive. Le caractère de la vallée changea, elle s' élargit. A gauche, les prés montaient en pentes raides. Nous étions maintenant dans la « vallée des pâturages du Samnaun », dans la région des alpages proprement dits. Mais nous ne voyions pas de bétail. Devant nous se dressait toujours le Muttler. A droite la pente était raide, pierreuse et ravinée. Le chemin restait parallèle au ruisseau, le traversait de nouveau, devenait plus rapide et plus mauvais et montait vers Cuolmen Salèt. Nous fîmes demi-tour auprès de deux petites cabanes. La vallée était fermée par les à pic peu engageants tombant vers l' est et le nord du Muttler et du Mot délias Amblannas, d' où se précipitaient les affluents du Sampuoirbach. Au retour, nous prîmes au milieu environ de la vallée le chemin suivant la pente de droite et qui, par un trajet agréable à travers la forêt, nous ramena sur la route principale, à un quart d' heure environ au-dessous de Pfandshof.

Parmi les vallées du versant nord, c' est l' Alpbachtal qui offrait la plus jolie promenade. Nous prîmes le car postal pour Compatsch. Un bon chemin assez rapide prenait derrière l' église. Le coup d' oeil sur Laret, propre, accueillant et qui semblait vous inviter était charmant. Un joli chemin relie les deux villages. A droite montaient de belles prairies, puis la forêt jusqu' au faîte rocheux. Après le point où, à gauche, le chemin bifurque pour l' Alpe Trida, le paysage se fit plus alpestre. Suivant un étroit sentier de gazon qui montait au nord, parmi quelques mottes joliment décorées de fleurs, nous franchîmes un passage resserré de la gorge et arrivâmes à l' Obère Alp, dans l' immense combe de l' Alpe Bella, fermée au nord et à l' est par les montagnes de la chaîne frontière, du Grübelekopf au Bürkelkopf.

Contrairement au Val Sampuoir, où nous n' avions rencontré personne, nous eûmes dans l' Alp de nombreuses occasions de nous entretenir avec les bergers, leurs femmes et leurs enfants. Bien que préoccupés par leur travail, ils entraient en conversation d' un air avenant, dans leur dialecte chantant du Samnaun. La flore était très riche, tandis que dans les prés d' en bas les fleurs avaient déjà été fauchées. Il y a aussi un joli chemin qui, traversant les prés au-dessus de la grande route, conduit de Raveisch dans le Val Schischenader. On commence par traverser le ruisseau et rallie un peu plus haut le sentier qui vient de Plan. Nous admirâmes là aussi les beaux pâturages et les mamelons gazonnés qui grimpent très haut sur les pentes du Munschuns. De hautes meules de foin, remplaçant ici les granges, sont éparpillées dans les prés. La vallée est solitaire et les ombres des nuages lui donnent un air de gravité profonde.

On compare souvent à tort les conditions atmosphériques du Samnaun à celles des vallées latérales du Rhône. Nos expériences ne l' ont pas du tout confirmé. Nous avons compare chaque jour les bulletins météorologiques du Valais et de la Basse-Engadine avec nos conditions, et presque toujours en notre défaveur. Le temps était ici beaucoup plus instable, déconcertant et plus frais qu' à Almagell par exemple. Des nuages venant de l' ouest ou du nord-ouest passaient durant des journées entières au-dessus de la vallée, crevant parfois en pluie. Cela provoquait un tel refroidissement de l' air que pour quelques jours tous les sommets mettaient un bonnet de neige descendant jusqu' à 2000 m. Le Muttler paraissait alors un terrain de ski. Mais après un seul jour de chaud soleil, la neige disparaissait.

Conclusion Après un séjour de quatre semaines, nous prîmes le chemin de la maison, un regret au cœur, descendant dans l' Engadine et traversant l' Albula. Lorsque je jette un regard en arrière pour retrouver mes impressions, une pensée me vient: le Samnaun serait une région idéale pour les vacances et les excursions des seniors du CAS qui doivent renoncer aux dures ascensions, mais ne veulent pas abandonner les joies de la montagne. La plupart des sommets, toutes les vallées et tous les alpages sont accessibles aux clubistes à la tête chenue admirateurs de la montagne, et offrent des courses qui en valent la peine. Des grimpeurs d' âge mûr se prouveront encore leur force et leur agilité au Piz Mondin, à la Stammerspitze, au Piz Vadret, au Bürkelkopf et au Vesulspitz, alors que les vétérans ont un vaste choix de courses et d' ascensions faciles.

Je voudrais encore exprimer un vœu. Toute la région, assez vaste, ne possède pas une seule cabane de Club Alpin, abstraction faite de la Heidelbergerhütte, située un peu à l' écart. L' auberge de l' Alpe Trida ne compte pas, car son patron, un Tchèque un peu original, paraît-il, la tient fermée en été. Et c' est justement la région des grands alpages de Trida et de Bella qui devrait posséder une cabane, but ou point de départ pour les alpinistes modestes qui veulent faire l' ascension des sommets frontaliers. La cabane pourrait être située dans la partie occidentale de l' Alpe Bella, ou près des petits lacs au pied du versant sud du Bürkelkopf; ou encore dans la partie sud du Samnaun, près du Muttler, comme point de départ pour le Mondin, la Stammerspitze, etc. On a bien prévu des possibilités d' accès par Zuort et Schleins, du côté sud, mais pas du côté nord, au départ de la vallée principale.

Le but de ce rapport aura été atteint s' il engage des amis de la montagne à visiter, à l' écart des lieux en renom, ce paradis alpestre si original et si particulier.

Octobre 1958.Adapté par Nina Pfister-Alschwang )

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