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Free heel latitude. Télémark dans la Péninsule de Kola

Dans le nord de la Russie, au-delà du cercle polaire arctique, nous avons découvert une petite chaîne de montagnes. Nommée Khibinies, elle est un véritable paradis pour le télémarkeur ou le randonneur.

La préposée aux passeports, tout droit sortie d' un film sur la guerre froide, a même esquissé un sourire. Il faut dire qu' ici les gens sont réputés pour être beaucoup plus relax que dans la capitale russe. Les bagages sont vite entassés dans le minibus qui nous mène en ville. Saint-Pétersbourg, la Venise du Nord. Le soleil y est déjà agréable en cette fin avril. Et déjà, il ne se couche que pendant quelques heures. Nous arrivons chez Nikolai, en plein centre-ville, où les anciens palais princiers se souviennent avec nostalgie de Pierre le Grand, qui voulait faire de sa ville la capitale européenne de la culture, des arts et des sciences.

Vingt-neuf heures, c' est le temps qu' il nous faudra pour rejoindre en train la Péninsule de Kola. Les paysages nordiques défilent au rythme des arrêts. Taïga, lacs gelés, petites villes endormies. L' horizon est désespérément plat, et nous nous demandons parfois ce que nous venons y faire avec nos skis! Au petit matin, nous débarquons sur le quai de gare endormi d' Apatity, encore figé dans le froid de l' hiver qui semble, ici, ne jamais se retirer. Un camion tout terrain nous emmène à Kirovsk, une ville minière qui se réveille doucement sous un ciel gris. C' est ici qu' ont eu lieu les essais du Lunohod-1, le véhicule de recherche lunaire. La ville est fière de son jardin botanique, le plus septentrional au monde. Mais Kirosvk est aussi une station de ski réputée qui organise régulièrement une manche de la Coupe du monde de ski de bosses, une discipline dans laquelle plusieurs Russes excellent.

Après une douche et un petit-déjeuner au centre de secours, nous nous rendons au nord de la ville. Un engin nous attend, un hybride du tank et du ratrac, pour transporter nos bagages jusqu' à notre camp de base. Nous le regardons s' éloigner dans le paysage immense et, chaussés de nos skis, nous suivons les traces des chenilles étroites.

Les montagnes de Khibinies sont presque inconnues des touristes et des montagnards occidentaux. Situées au nord du cercle polaire arctique, en plein cœur de la Péninsule de Kola, elles culminent avec le Mont Tchas-notchorr, à 1191 mètres. Vestiges de l' âge glaciaire, les immenses cirques, les vallées qui semblent creusées à la cuillère par une main de géant, les canyons et les éperons granitiques créent un inoubliable paysage montagneux. Nous y pénétrons par le col de Kuckisvumchorr de l' autre côté duquel une quinzaine de kilomètres de route, au fond d' une grande vallée, nous conduisent à notre camp.

Les remontées mécaniques de Verbier sont fermées depuis la veille. Nous arrivons au camp de Kouelporr et nous nous réjouissons de prolonger la saison de quelques semaines. Nous nous installons dans les cabanes en bois confortables de cette ancienne base de géologues et une douce chaleur se dégage rapidement du fourneau à bois.

Dehors, le ciel est radieux. Après le repas préparé par Ira, nous n' y tenons plus! Je propose d' aller explorer les alentours. Nous repérons une belle combe dont la pente, assez raide, nous invite à la glisse. Nous traçons ainsi nos premiers virages au nord du cercle polaire. A cette latitude, le soleil encore haut et doux nous fait vite oublier qu' il est près de 19 heures et que Yuri et Ira nous attendent pour le souper! Mais tout cela est trop beau et Stephen enchaîne les virages courts et les grandes courbes dans une superbe pente. John, qui n' en est pas à son premier séjour, découvre avec plaisir ce nouveau versant.

Petit-déjeuner à 8 heures, départ vers les 9 heures. Le ski arctique a des avantages qui me plaisent beaucoup. Pas besoin de départs matinaux inhumains. Il ne fait jamais nuit à cette période de l' année. Par contre la chaleur du soleil n' est jamais très intense et la neige de printemps se maintient assez bien toute la journée, sauf dans les fonds des vallons. Il fait même froid quand nous arrivons au plateau sommital du Mont Kaskasniunchorr. Nous ne traînons pas trop dans ce vent furieux.

John avait repéré un couloir assez raide descendant en ligne droite depuis le sommet. Si les sommets ressemblent davantage à d' immenses plateaux, les versants sont souvent très raides et coupés par de nombreux couloirs. Nous avons même repéré des goulottes en glaces qui seraient intéressantes à essayer plus tôt dans l' année.

Stephen s' engage dans le couloir et je le suis. C' est raide, un peu plus de 45° sur une vingtaine de mètres, mais très vite la pente se radoucit et s' élargit, et c' est dans un festival de virages que nous faisons la première descente à ski de ce couloir. Les rares skieurs russes qui viennent dans la région pratiquent généralement la randonnée nordique et évitent les pentes raides qu' ils ne maîtrisent pas à cause du manque de technique et de bon matériel. Nos copains, Yuri et Alexi, savent exactement quelles sont les pentes qui ont été descendues, en général par John lors de ses précédents séjours. Pour Stephen, Laurent et moi, c' est notre première « première ».

Arrivés en bas du couloir, nous nous reposons un peu avant de remonter au sommet du Mont Marienko. Nous y avons repéré une belle ligne en S depuis la cabane, et nous ne résistons pas au plaisir d' en faire la première descente. Les virages télémark s' en, rythmés par les cris de joie, et entrecoupés de courbes en style alpin afin de reposer nos cuisses! Cette première journée est un vrai rêve. Pour couronner le tout, à notre retour au camp, de la fumée sort de la petite cabane qui se trouve au bord de la rivière: Yuri a préparé le sauna et nous nous laissons envelopper par la chaleur intense qui détend nos muscles. Les séances de fouet avec des branches de bouleau activent la circulation. Puis nous plongeons au beau milieu de la rivière glacée. L' ef ne se fait pas attendre. Le baume glacial nous serre comme un étau! Nous répéterons ce rituel tous les deux ou trois soirs, sous l' œil expert de Yuri.

Si la Péninsule de Kola fait presque partie de la Scandinavie, la culture du télémark ne semble pas avoir franchi l' ancien Rideau de Fer. Question de culture? Question de politique? Quoiqu' il en soit, nos amis de Saint-Pétersbourg sont les premiers Russes à avoir pratiqué cette discipline originaire des pays voisins. Et aujourd'hui, ils sont toujours parmi les rares skieurs à dévaler les pentes les talons libres. Nous leur avions fait découvrir le télémark il y a quelques années à Verbier, et eux nous ont ouvert les portes des Khibinies.

Cet endroit est un vrai paradis pour le télémarkeur, quel que soit son niveau. Il y en a pour tous les goûts, de la pente douce aux couloirs les plus raides, de la poudreuse légère à la neige de printemps. L' altitude est basse, les dénivelés entre 600 et 800 mètres, et il n' y a pas de glaciers. Il faut toutefois être attentif aux risques d' avalanche. La liberté et la mobilité que procure notre matériel sont idéales pour traverser les grandes vallées, souvent dans du terrain difficile en forêt. Les montées vers les sommets se font généralement en suivant des combes ou des arêtes par lesquelles il est possible de redescendre. Mais nous leur préférons les pentes et les couloirs plus raides. Nos talons libres nous donnent des ailes!

Pendant une dizaine de jours, nous ferons en moyenne deux belles « premières » par jour.

Nous avons prévu de partir pour trois jours afin de rejoindre la vallée de Meridionalny, où nous attendent Micha et Roman. Après la traversée du col de Chorrgor, dans un épais brouillard, nous arrivons au bout d' une longue journée au lieu de rendezvous. La fumée sort tout droit de la forêt et nous retrouvons nos deux amis qui ont installé le campement dans une clairière. Une longue soirée autour du feu, avec la nuit qui n' en est pas une, et la bouteille de vodka que l'on se passe. Les nuits blanches de l' arctique sont déroutantes! Au matin, il a neigé et les nuages enveloppent les sommets. Stephen rallume le feu et nous préparons le premier café. Nous avions prévu de faire l' ascension du Mont Tchasnotchorr, mais le ciel ne se dégage pas et l' appel du sauna est plus fort. Dans l' après, nous traversons un autre col qui nous ramène dans la vallée de Kuniok et à notre base de Kouelporr. La petite fumée monte droit de la cabane au bord de la rivière...

Le lendemain, le temps s' est remis au beau, et une couche de poudreuse recouvre les pentes. Du sommet du col de Rischorr, Stephen déclenche une coulée qui dévale la pente dans un fracas assourdissant. La voie est libre et nous skions en toute sécurité juste en bordure de l' avalanche. A chaque virage, la neige s' envole qu' à nous aveugler. John descend dans son style légendaire, gracieux et sans effort. Cinq cents mètres d' une belle poudreuse, et les autres skieurs les plus proches doivent se trouver à des milliers de kilomètres! Les peaux sont vite recollées et nous remontons au Mont Marienko où nous avions repéré, il y a plusieurs jours, une superbe pente sur l' autre versant. La pente, d' un blanc immaculé, nous offre toute sa virginité. John, Stephen et moi baptisons notre couloir Vodka Blues alors que Laurent s' offre Pict's Bowl dans une combe voisine. Débordant d' enthousiasme, nous remontons une troisième fois sur une crête dominant le camp. John et Alexi optent pour une belle ligne descendant sur la vallée. Nous choisissons un autre couloir raide, en neige dure mais parfaite à skier, en cette fin de journée. Bilan de la journée: trois premières!

Pour terminer notre séjour, nous g devons rejoindre la vallée de Malaya ï Belaya. John désire explorer un col « qu' il ne connaît pas encore. Stephen 5 et moi avions remarqué une face rait de avec une ligne de pente parfaite " depuis le sommet. Nous nous séparons et nous dirigeons au fond d' une 54 magnifique vallée. La chaleur est intense et nous déposons nos sacs peu avant le col. Pourtant, une fois arrivés au sommet, le vent glacial souffle à nouveau. Il neige un peu. Nous nous engageons dans la face. C' est magnifique! La neige est très dure, mais les carres accrochent bien. Quelques minutes plus tard, nous retrouvons nos sacs. Cette descente s' appellera Pyramidal, d' après la forme de ce sommet sans nom.

De l' autre côté du col, nous descendons dans la vallée de Malaya Belaya, et là, sur des kilomètres, de chaque côté, ce ne sont que des dizaines de couloirs entre 30° et 50°. Hauts de 300 à 500 mètres, ils attendent que quelqu'un vienne les dévaler! Il faudrait rester un mois, et encore, ce ne serait pas assez!

Plus tard, nous retrouvons les autres au campement, à l' intersection de deux vallées. Le feu crépite et la tente est plantée au pied d' une magnifique pente que John et Nikolaï ont descendu à ski une année aupa- ravant. L' Australien et le Russe l' avaient nommée Kangarusski.

Nous admirons la lumière magnifique de ce soleil du soir, puis nous n' y tenons plus. Il faut aller faire Kan-garusski\ Très vite nous sommes prêts et traversons la rivière. Sans sacs, légers, nous montons très vite sur l' épe neigeux qui borde la grande pente. Mais nous repérons un couloir sur la droite, beaucoup plus étroit et raide. Nous arrivons au sommet dans une tempête de vent incroyable. La visibilité est quasi nulle. Nous trouvons l' entrée du couloir. C' est dur, c' est raide, et après une dizaine de virages timides, nous sommes sous la limite du brouillard. Toute la pente se dévoile sous nos skis. Il est dix heures du soir et le soleil tente une percée. C' est dans cette lumière magique que nous descendons en virages courts les 600 mètres de couloir parfait! C' est tellement incroyable que nous l' appelons Canyoubelieveskil Le lendemain, une longue montée nous amène au sommet du plateau dominant le lac de Maly Vudyavr et Kirovsk. Nous trouvons l' entrée du couloir qui mène, 800 mètres plus bas, dans la vallée, mais c' est très raide et la neige est bizarre. John fixe une corde pour tester la cohésion. Heureusement, seule la surface coule un peu et, quelques mètres sous le col, la neige est très dure. Nous sommes très chargés et il faut assurer chaque virage. Nous faisons descendre nos amis russes à la corde. Yuri a une fixation qui est prête à lâcher, et ses chaussures en cuir ne l' ai pas beaucoup. Craignant que la fixation ne s' arrache, il descend en escalier, patiemment, et nous l' attendons au pied des immenses falaises qui nous dominent maintenant.

A nouveau, nous découvrons une série de couloirs, tous plus beaux les uns que les autres et nous nous mettons à rêver à l' année prochaine... Car il est certain que nous reviendrons. Mais dans l' immédiat, nous rejoignons Saint-Pétersbourg en avion où nous embarquons dans le train de nuit de Moscou. Nous devons y retrouver un groupe arrivant de Genève pour aller faire l' ascension de l' Elbrouz à ski et en télémark. Mais ça, c' est une autre aventure...

Les télémarkeurs ayant participé à ce périple, dans les montagnes des Khibinies, étaient John Falkiner et Stephen Hadik, aspirants-guides; Laurent Pict, Rolf Hunziker et Nicolas Jaques, photographe. Nos amis An-gelin Luisier et Myriam Filliez nous ont accompagnés. Ce voyage n' aurait pas été possible sans la présence de nos amis russes whipping Yuri, Ira et Alexi.

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