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Histoires sauvages à l’ombre de dents farouches Le Sentiero Roma, théâtre d’anciennes actions héroïques

Entre le Val Bregaglia et la Valtellina se trouve une contrée sauvage et romantique. A l' occasion d' une randonnée en altitude de plusieurs jours, on y chemine à la rencontre des anciens exploits alpinistiques dont elle fut le théâtre.

Une page d' histoire de l' escalade s' est écrite au fil des décennies sur les sommets de granit de la Bregaglia ( Bergell ). Récits de tragédies et de succès, de courage et de persévérance, d' ambition et aussi d' un zeste de folie, tous expriment le souhait de ressentir la vie plus intensément. Il n' est pas nécessaire cependant de se sentir l' âme d' un varappeur pour pouvoir se familiariser avec cette « scène de l' histoire alpine ». Du Sentiero Roma, qui serpente juste en dessous des géants de granit, se laissent admirer ces lieux qui furent le théâtre d' exploits. Ce chemin longtemps oublié fut créé avant la Première Guerre mondiale afin de faciliter le contrôle des frontières par les Alpini, raison pour laquelle son nom nous touche, car ils servaient Rome. La section milanaise du Club alpin italien ( CAI ) aménagea ensuite le sentier avec des passages de type via ferrata, afin que « le commun des mortels » puisse l' emprunter.

Alors que, sur le flanc nord, les montagnes de la Bregaglia exposent leurs pans froids et glacés, le Sentiero Roma poursuit vers le sud en direction du lac de Côme et de la Valtellina avec la promesse enjouée d' un soleil abondant. Haut dans le Val Masino, il s' étire en dessous de tours imposantes qui semblent piquer le ciel de leur flèche. C' est un paysage originel qui recherche son jumeau. Le cœur du chemin se trouve entre le Pizzo Badile, qui compte parmi les montagnes à escalader les plus connues, et le Monte Disgrazia, le plus haut sommet parmi ceux situés au sud-ouest du massif de la Bernina. Entre deux, le franchissement de cols par d' audacieux chemins fait battre le cœur un peu plus fort.

 

Idéalement, cette course est accessible en transports publics, car le point de départ le plus commode se trouve à la gare de Novate Mezzola, dans la vaste plaine du Val Chiavenna. A l' arrivée dans le Valmalenco, un bus assure la liaison avec le train. Près de Novate Mezzola s' élèvent des parois de rocher entaillées par une gorge marquant l' entrée du Val Codera. Ses habitants se sont opposés à la construction d' une route, et on n' y pénètre qu' à pied, aujourd'hui comme jadis. C' est un univers archaïque qui contraste avec le bruit et l' agitation du Piano di Chiavenna. D' innombrables marches conduisent au village de Codera, habité toute l' année.

Le détour par le hameau de San Giorgio, qui trône tel un nid d' aigle au-dessus de la plaine et offre une vue plongeante fantastique sur l' azur du Lago di Mezzola, est encore plus captivant. Le « Tracciolino », petit chemin de fer des années 1930, constitue cependant le joyau local. Aujourd'hui transformé en spectaculaire chemin d' altitude taillé dans le rocher, il permet d' admirer le Val Codera avant de rejoindre la plaine. L' été faiblissant nimbe d' or chatoyant les prés et les mélèzes, une odeur de terre humide, de champignons et de plantes aromatiques se dégage, tandis que nous continuons jusqu' au Rifugio Brasca CAI, où un feu crépite dans la cheminée. Géologues et cristalliers se mélangent aux hôtes. Le Val Codera est riche en minéraux rares. Luigi et Ecla Biavaschi régalent nos papilles de leur art culinaire. La salade vient du jardin, les pâtes sont de propre fabrication, et la viande est issue des porcs de la ferme. Ici, tout ce qui est servi est « fait maison ».

 

Heureusement que la vallée est encore dans l' ombre quand on part de bon matin pour le Passo del Barbacan ( 2598 m ), car son ascension de 1200 mètres fait transpirer abondamment. En haut, la vue se perd à l' ouest dans une mer de sommets. De l' autre côté du passage s' étend la Valle Porcellizzo, un des nombreux amphithéâtres qui seront parcourus ces prochains jours, et qui constituent le fond des vallées transversales du Val Masino. En son sein se trouve le Rifugio Gianetti CAI. Au-dessus, le Pizzo Badile ( 3305 m ) et le Pizzo Cengalo ( 3369 m ) s' imposent à nos yeux. Après avoir atteint les régions d' altitude, nous poursuivons à travers des dalles de granit et des tapis herbeux, entendant çà et là le sifflement d' une marmotte.

Quand les pionniers britanniques arrivèrent, la cabane n' existait pas encore. William Augustus Brevoort Coolidge partit tout en bas, de Bagni del Màsino, conquit le Badile avec ses guides français F. et H. Devouassoud, et fut déjà de retour dans la vallée à midi. C' était en juillet 1867, Coolidge n' avait que 16 ans. Une grande performance bien que les difficultés du Badile se concentrent dans sa face nord. L' arête nord, longue de 1200 mètres, aussi appelée « Arête du Badile », est certainement l' une des courses d' arête les plus belles et les plus appréciées des Alpes. Alfred Zürcher et son guide Walter Risch en effectuèrent la première traversée le 4 août 1923. En juillet 1937, la première de la face nord-est, haute de 800 mètres, fit sensation. Riccardo Cassin, V. Ratti, G. Esposito, Mario Molteni et Giuseppe Valsecchi réalisèrent un exploit surhumain en luttant pendant trois jours contre le mauvais temps, ce qui leur valut une médaille de Mussolini l' année suivante. Molteni et Valsecchi décédèrent d' épuisement durant la descente par le flanc sud. Cette prouesse inspira un réalisateur comme Martin Schiessler, qui en reconstitua le drame en 1986. Une année après, le cameraman Fulvio Mariani accompagna Cassin, alors âgé de 78 ans, dans l' ascension de la face nord-est pour le film Cinquant' anni dopo.

 

Depuis sa construction en 1913, le Rifugio Gianetti CAI est gardienné par la dynastie de guides Fiorelli. Avec Giacomo, que tous appellent Mimmo, c' est la troisième génération qui y est à l' œuvre. Nombre de premières dans les montagnes du Masino ont été effectuées par les Fiorelli. Une fois la carapace rugueuse de Mimmo brisée, il nous gratifie d' histoires captivantes. Une photo montre son père en compagnie de Hermann Buhl, le légendaire premier alpiniste à avoir gravi le Nanga Parbat et le Broad Peak. Une année avant qu' il atteigne en 1953 le sommet du Diamir, il était assis au sommet du Badile avec Fiorelli. « Mon père était en haut avec des amis lorsqu' un gars fluet a fait irruption », raconte Mimmo. Ils ne se doutaient alors pas que Buhl venait de marquer d' une pierre blanche l' histoire de l' alpinisme: « Il avait pédalé 154 kilomètres de Landeck jusqu' ici, avait gravi la voie Cassin en solo en 4 h 30, soit la moitié du temps normal, puis il était retourné à bicyclette de nuit à Landeck. »

 

En regard d' ascensions aussi difficiles, le Sentiero Roma devrait paraître facile. Cependant, le franchissement des huit cols représentant un dénivelé total de 4200 mètres se révèle exigeant aussi pour qui dispose d' une bonne condition physique: vires, éboulis, pierriers, mais aussi, en guise de récompense, des amphithéâtres plus beaux les uns que les autres. Derrière le Passo di Corna Rossa, l' œil s' enthousiasme à la vue de roches brillant de mille feux multicolores, ainsi qu' à la découverte du plateau enchanté de la Valle Airale qui leur succède. Le torrent Torragio y dessine des méandres à travers prés et forêts de mélèzes, et, perché sur une petite colline dominant ce songe idyllique, le Rifugio Boso CAI invite à la relaxation et à la dégustation à l' ombre de sa terrasse ou au coin de sa cheminée. Après la « tambouille » des trois derniers refuges, les papilles sont tout émoustillées. La descente dans la Valmalenco est effectuée sous le charme du massif de la Bernina. C' est alors que nous nous retrouvons devant un gros dilemme: prendre le bus en plaine à Chiesa, ou continuer sur l' Alta Via della Valmalenco.

 

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