Joies et peines des parents. La peur du père au pied de la falaise | Club Alpin Suisse CAS
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Joies et peines des parents. La peur du père au pied de la falaise

La peur du père au pied de la falaise

Les autres sont assis là, décontractés, ils bavardent comme si aucun danger ne les menaçait. Comme si nous n' allions pas escalader une falaise rocheuse dans quelques minutes et rester pendus au bout d' une corde, à 120 m au-dessus du sol. Eh bien moi, assis au milieu de ces gens si calmes, j' ai la trouille! « La peur du vide », disait le guide de montagne, « est innée et elle est indispensable à la survie. »

Le cours s' intitule « alpinisme en famille ». Donc en principe un sport facile et sans problème. Aucune connaissance n' est requise en matière d' alpinisme, disait le descriptif. Voilà quelque chose pour Emanuel, me suis-je dit il y a six mois. Emanuel est le cadet de nos fils; déjà tout petit, il pratiquait l' escalade sur bibliothèque et, s' il n' a pas été assommé par Le Capital qui lui est tombé sur la tête, c' est uniquement parce qu' il s' agissait de l' édition brochée. « Alpinisme en famille, on y va !» ai-je déclaré et Emanuel s' est montré enchanté. Le programme mentionnait « ascension du Schmalstöckli/ piste de rappel ». J' imaginais une randonnée avec des exercices d' escalade simples. Je pensais surtout que je resterais en bas pour assurer mon fils. Mais lui, il se voyait dans une falaise rocheuse.

Grimper comme on danse Le premier jour, nous avons fait effectivement des exercices d' escalade. Paul Nigg, un homme expérimenté, qui comprend bien des choses, et pas seulement

Lors des camps Alpfam, les petits, comme les grands, y trouvent leur compte Même ceux qui ne connaissent pas les techniques alpines peuvent s' inscrire à un camp Alpfam Les enfants se familiarisent souvent très vite avec les rochers. Selon les expériences précédentes qu' ils ont faites, leurs parents ont parfois besoin d' un peu plus de temps...

Pho to s:

ar chi ve s CAS /Ma rc o Volken Pho to :a rc hi ve s P ius Fä hn dr ic h LES ALPES 2/2002

en alpinisme, nous a fait faire de la gymnastique dans un terrain karstique et a relativisé la règle stricte que j' avais gardée en tête, selon laquelle on ne doit bouger qu' une main ou qu' un pied à la fois. Les autres membres, disait la règle, doivent avoir un appui sûr, rester collés au rocher. Une prise de main, une prise de pied, une prise de main, une prise de pied, et ainsi de suite. C' était de l' escalade style service militaire, avec moins de dents de scie. Paul nous a montré qu' on pouvait aussi faire autrement. On peut « grimper dynamique », a-t-il dit. Ses mains glissaient sur le rocher, le caressaient. Il faisait pivoter ses hanches, en-jambait une prise, se redressait avec légèreté, progressait de vire en tête rocheuse. Il grimpait comme on danse, à cinquante centimètres du sol. Nous avons essayé d' imiter Paul et ça n' allait pas trop mal. On m' a même félicité d' avoir trouvé une solution créative. Les mouvements étaient les mêmes que dans une haute paroi. Théoriquement, en tout cas, car j' avais peur du moment où nous devrions faire la même chose quatre ou cinq mètres plus haut; mais chaque chose en son temps. Nous sommes restés à faible hauteur. Les rhododendrons étaient en fleur, les nuages passaient dans le ciel, un pinson des neiges sifflait, et tout allait bien.

Elle court, elle court, la rumeur Durant la pause, Paul a expliqué les avantages et désavantages respectifs du cuissard et du baudrier intégral qui soutient aussi le torse. Il a parlé de corps renversés, d' amputation, de tétra- et de paraplégiques, et les nuages passaient toujours dans le ciel, les cloches des veaux tintaient dans le pâturage, et comme nous étions assis dans un pré, tout allait bien.

A un certain moment, la nouvelle se répandit que nous allions descendre en rappel la paroi du Schmalstöckli le lendemain déjà. Mais ce n' était qu' une idée émanant de quelque tête brûlée et j' y vis une simple rumeur. A peine arrivés, nous devrions nous suspendre à une mince cordelette nouée par nos soins? Ce n' était pas sérieux. La direction du camp, formée exclusivement de guides expérimentés, n' allait pas nous conduire, le deuxième jour déjà, au bord de l' abîme. Ces gens n' étaient pas irresponsables à ce point.

Devenir adulte en deux jours Eh bien si, ils l' étaient! Le matin, les adultes se sont mis en route pour le Schmalstöckli. Avant d' attaquer, nous nous sommes assis parmi les buissons de rhododendrons et Paul a fait une courte introduction. Raccourcir la corde. Chercher un relais. Assurer. Communiquer. « On va faire les exercices ici dans l' herbe plutôt que dans la paroi. Il y aura moins de stress. » J' aurais voulu crier que je n' étais pas dans le bon cours, que je ne voulais pas de stress du tout! Mais si je faisais marche arrière, j' allais me faire remarquer. Or il était interdit de se faire remarquer. Emanuel ne le voulait pas. Donc je rêvais simplement d' avoir à nouveau dix ans comme lui et de pouvoir jouer un jour encore sur des blocs

L' union fait la force Alpinisme en famille – en groupe c' est plus sympa LES ALPES 2/2002

comme le faisaient les enfants du camp. « Ils apprennent bien plus vite que nous », dit Paul. « La capacité de coordination est énorme à cet âge-là. » Je suis assis là au pied d' un rocher avec mes 48 ans et mon cœur battant, j' ai peur et je regarde Emanuel qui utilise son avantage naturel. Parmi les adultes, c' est moi qui ai le moins d' expérience du rocher – à savoir pas d' expérience du tout pendant près de quarante ans – si bien que j' ai la permission d' aller en deuxième de cordée, juste derrière Paul. Il grimpe lentement et sûrement, passe la corde dans les mousquetons, cherche un endroit pour le relais, assure. Je grimpe après lui et je suis de nouveau le petit Jean-Pierre qui va dans les montagnes derrière son père il y a près de quarante ans et qui lui fait totalement confiance. Tant que Paul, tant que mon père va devant, rien ne peut arriver. « Faites attention à l' itiné », dit Paul, « jeudi, c' est vous qui irez devant et les enfants derrière. » C' est un ordre, l' ordre de devenir adulte en deux jours. Des granulés bienvenus Nous sommes assis en haut du Schmalstöckli. C' est si beau qu' on pourrait crier de joie, mais je ne crie pas. J' ai une boule dans la gorge, les boyaux qui se tordent et les genoux en compote. Je dis à haute voix « ça va pas ». J' espère que mon aveu va encourager un autre apprenti-alpiniste à exprimer sa peur pour que nous soyons deux ou trois à redescendre sur le versant inoffensif de la montagne au lieu de nous suspendre en pleine paroi, mais personne ne s' annonce. Sauf Pia. Elle suivait son mari dans les grottes à cristaux, puis elle a arrêté de grimper quand elle attendait son enfant et elle s' y remet maintenant. « J' ai des granulés de secours », dit-elle. Ce sont de petits granulés blancs qui contiennent, selon un certain Dr Bach, toute la force des plantes, mais peut-être que c' est du charlatanisme. Je m' en fiche. Je prends les granulés et alors, que ce soit par la force des

Dans les parois du Schmalstöckli: alpinisme en famille avec vue plongeante Pour un amateur, le Schmalstöckli, avec ses parois inhospitalières, offre une vue vertigineuse. En contrebas on aperçoit la cabane de Lidernen Pho to s: ar chi ve s P ius Fä hn dr ic h LES ALPES 2/2002

plantes ou par l' effet placebo, je me sens plus tranquille. La peur est toujours là, mais elle ne me submerge plus. Je suis un des premiers à me préparer à descendre. A la vue du vide, j' ai envie de cacher mon visage dans mes mains, mais celles-ci sont occupées, agrippées à la corde. « Lâche !» me fait Meieli, le plus blagueur de nos guides, après avoir contrôlé minutieusement mon équipement. « Le nœud prussique te tient. » Je mets environ le dixième de mon poids sur le nœud. « Mets tout, tu vas sentir comme ça te porte », fait Meieli. Je ne le crois pas. Je veux lâcher durant une seconde et au bout de cinq secondes, je me rends compte que le nœud tient. Je repousse la paroi des pieds pour m' en détacher, je me remémore les paroles d' une sage-femme à propos de la respiration lors d' un cours de préparation à l' accou et je commence à descendre en rappel. Seuls dans le rocher, un grand moment En trois longueurs, j' arrive au pied de la paroi et d' un coup, je deviens un héros. Cela, je suis le seul à le savoir. Le jeudi, Emanuel et moi, nous faisons la même voie que celle où j' ai grimpé il y a deux jours, derrière Paul, comme un enfant. Cette fois, je suis le père, je vais devant et je sens Emanuel derrière moi. J' essaie de grimper avec l' assurance qu' un enfant attend de son père. Je tâche de manier la corde et les mousquetons avec calme et détermination. Ça fonctionne. Personne n' a besoin de me corriger, ni un guide, ni Emanuel. Et mon fils, d' après ce qu' il m' a dit plus tard, ne remarque rien de mon incertitude.

Au sommet du Schmalstöckli, Pia me demande si j' ai besoin de ses granulés de secours. Je n' en ai pas besoin. J' ai la trouille, c' est vrai, et même Emanuel est un peu plus silencieux que d' habitude. C' est encore Meieli qui surveille le départ du rappel. Les guides ont installé deux cordes en parallèle, si bien qu' Ema et moi sommes suspendus ensemble dans la paroi, qui est toujours très haute. Lentement, un pas après l' autre, en restant très concentrés, nous nous laissons descendre dans le vide. Des nuages passent. Des chocards volent. D' en bas vient le tintement des cloches de vaches et je suis seul avec mon cadet dans une paroi que je maudissais il y a deux jours encore. Le père et le fils, seuls dans le rocher. C' est un grand moment.

Plus tard, Emanuel me dit que la plus belle chose du camp, c' était le Schmalstöckli. A cause du rappel. Pas à cause de son père. a

Hanspeter Bundi, Meikirch ( trad. ) Vue des environs de la cabane de Lidernen située sur le Felszahn du Schmalstöckli ( 2012 m ). Epreuve de vérité pour le père qui se remet à l' escalade LES ALPES 2/2002

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