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La Jungfrau par le nord-ouest

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Par Michel Corlin.

13 août 1935! Jour à marquer entre tous d' une pierre blanche: c' est en effet celui de mon arrivée à Trachsellauenen, une fois de plus!...

Il pleut à torrents, mais peu importe; après la pluie le beau temps, dit-on, et avec lui les hautes cimes!

Mon programme est chargé comme un rucksack de guide, mais il comporte un morceau de choix, qui doit passer avant tout: la Jungfrau depuis la Silberhornhütte; ce sera ma quatrième ascension de la Jungfrau, par une quatrième route: mais si les montagnes sont les montagnes, la Jungfrau est ma montagne, mon premier « 4000 », mon premier amour! Et puisque la construction de la Silberhornhütte a rendu praticable l' ascension de la Jungfrau par le nord-ouest, depuis ma chère vallée, il me semble que c' est pour moi un devoir que de l' accomplir.

Le 14, pluie battante; le 15, neige à 2000 mètres! Le 17, beau temps: avec mon fidèle Brunner, je monte à la Silberhornhütte, pour de là observer notre montagne. Et c' est ainsi que je fais connaissance avec notre cabane: une petite merveille, perchée à 2663 m. sur la Rotbrettlücke, d' où la vue est grandiose tant sur le versant Scheidegg que sur le versant Lauterbrunnental. Quelle joie de revoir l' Eiger et le Mönch d' aussi près! Je pense qu' en construisant cette cabane par ses propres moyens, sans aide aucune, la section de Lauterbrunnen de notre club a accompli une belle œuvre: qu' elle reçoive ici l' expression de ma reconnaissance et de mon admiration!

Force nous est de remarquer qu' il y a beaucoup de neige fraîche au-dessus de 3200 mètres: il nous faudra donc patienter quelques jours encore: pourvu que le temps tienne! La descente vers le Trümletental est intéressante et délicate; je constate avec plaisir que j' ai à peu près retrouvé mon pied montagnard.

Hélas, le lendemain, le fœhn souffle; il est bientôt suivi par la pluie, et dès lors je vais connaître les affres de l' alpiniste auquel le temps ne veut pas être favorable. Toutefois, le 20, au cours d' une promenade, je remarque des signes évidents d' amélioration; et dans l' après, ô joie, les nuages reculent en désordre vers l' ouest, chassés par une bise triomphante. Pour comble de bonheur, la pluie de ces derniers jours, une pluie chaude, n' a pas amené de neige en haute altitude! Le soir, conférence avec Brunner: nous sommes d' accord pour estimer qu' il convient de saisir l' occasion, et nous décidons de partir dès le lendemain pour la cabane; Fritz Feuz, de Stechelberg, qui a une revanche à prendre contre la Jungfrau par cette voie, se joindra à nous.

Le lendemain matin, je trouve des mines soucieuses: le baromètre a baissé, paraît-il; mais je ne m' en inquiète pas: lui et moi sommes en désaccord, voilà tout, et j' affirme avec une belle assurance que dans un tel cas, c' est toujours moi qui ai raison!

Nous nous mettons donc en route par beau temps; mais alors que nous traversons les Strählplatten, le ciel se couvre, et nous arrivons à la cabane au milieu des nuages — toutefois, je garde ma confiance.

Depuis la cabane, trois routes s' offrent à nous pour atteindre le Silberhorn: à gauche, la Silberhornrippe ou arête nord-nord-ouest, qui comprend du rocher et de la glace — au centre, le Rotbrettgletscher — à droite enfin, la Rotbrettgrat, presque entièrement rocheuse. C' est la route de gauche que nous emprunterons. Cette route est nouvelle pour chacun de nous; aussi Brunner et Feuz partent-ils en reconnaissance, cependant que dans la cabane — où nous sommes seuls — je vaque aux menus travaux du ménage. Contrairement à mon attente, brouillards et nuages ne cèdent pas: seul l' Eiger semble leur résister et sort hardiment sa tête. Le baromètre aurait-il eu raison contre moi ?» Hypothèse invraisemblable! Brunner et Feuz rentrent peu satisfaits de leur reconnaissance, car le brouillard ne leur a permis aucune observation et nous soupons silencieusement, cependant que la nuit tombe... Mais soudain, coup de théâtre: en cinq minutes, brouillard et nuages se sont évanouis, et toutes les montagnes apparaissent, baignées de bleu: c' est un spectacle magique! La confiance revient dans nos cœurs, et c' est avec ce sentiment que nous nous préparons au repos en vue de l' effort du lendemain.

A 2 heures, la sonnerie du réveil nous ordonne de nous lever, au moment où le sommeil commençait à être vraiment bon; allons, pas de paresse! Vite un coup d' œil au dehors: le temps est superbe et assez froid. A 3 h. 15, nous nous encordons et nous fermons derrière nous la porte de la cabane.

Nous commençons par traverser des éboulis et de petits névés pendant une heure environ, puis nous arrivons au pied de la paroi dans laquelle il nous faudra nous élever pour atteindre l' arête, à peu près aux 2/6 de sa hauteur. Nous attendons ici les premières lueurs de l' aube, avant de franchir le premier gradin; puis, tout de suite, c' est la prise de contact brutale avec la montagne: il s' agit de traverser le long d' un mur de rocher vertical d' une dizaine de mètres de haut, à mi-hauteur environ, sur des prises extrêmement exiguës et dont quelques-unes sont verglacées, puis de contourner le mur par la droite. Brunner souffle sa lanterne, puis s' avance et exécute ce passage avec beaucoup de prudence et d' élégance à la fois, tandis que j' assure solidement: la longueur du passage est juste un peu inférieure à celle de la corde qui nous relie. C' est maintenant mon tour: je passe lentement, collé au rocher; pieds et mains sont difficiles à placer: c' est vraiment très sérieux. Enfin, d' une dernière et grande enjambée, je quitte le mur et je prends place auprès de Brunner en des lieux plus hospitaliers. Feuz exécute maintenant la manœuvre, et nous voilà bientôt tous trois réunis.

Nous nous dirigeons maintenant vers l' arête, le long d' une succession de vires et de bancs de rocher gris malcommodes, mais tout de même plus faciles, quoique la plupart des passages ne nous permettent de n' avancer qu' un à un. C' est ainsi que nous atteignons l' arête que nous traversons pour nous engager sur son flanc est, d' où une montée à peu près directe doit nous mener aux rochers supérieurs; toutefois, nous nous accordons un court repos, car voilà plus de trois heures que nous sommes en route.

LA JUNGFRAU PAR LE NORD-OUEST.

Après dix minutes d' arrêt, nous repartons à l' attaque; au début, les rochers, bien que de qualité assez mauvaise, n' offrent pas de grandes difficultés, et nous arrivons bientôt au pied d' un couloir de neige très raide qui doit nous conduire aux rochers supérieurs. Ce couloir, peu concave d' ailleurs, est large d' environ un bon mètre; il est flanqué parfois de chaque côté et parfois d' un côté seulement d' une légère côte rocheuse, formée de rocher en plaques imbriquées, inclinées vers l' extérieur. Brunner attaque le couloir; la neige, poudreuse, ne permet ni de tailler, ni d' utiliser les crampons; à 30 centimètres, on rencontre de la roche grise et lisse. Brunner avance lentement d' une longueur I C—D = couloir de la Silberhornrippe.

D—E = rochers supérieurs de la Silberhornrippe.

S = le Silberhorn.

L = la Silberlücke.

G = gendarme surplombant.

SLH = Silbergrat. W = Wengernjungfrau.

I = Jungfrau. Sch = Schneehorn. ..itinéraire suivi.

de corde, assure comme il peut et m' invite à monter; et tout de suite, je m' aperçois que le passage sera difficile. A chaque pas je suis surpris que la neige ne parte pas sous mon pied, cependant que les mains ne peuvent apporter beaucoup d' aide: le rocher, en effet, est maintenant abominablement mauvais, du vrai rocher démontable: il suffit de prendre une plaque entre les doigts et de tirer légèrement pour la déloger! Impossible donc de s' agripper, il faut se contenter de procéder par appuis et de garder son équilibre! Je rejoins enfin Brunner, puis Feuz en fait autant; deux fois encore nous progressons d' une longueur de corde de la même manière. La pente devient maintenant effroyable xj' emploie ce mot à desseinnotre fameux couloir du Schrecksattel est bien battu! Brunner monte très lentement qu' à une dalle qui se trouve au fond du couloir; il y trouve un piton qui lui permet d' assurer. Je le rejoins non sans peine, mais tout de même sans aucune traction de sa part; je constate que le piton est de marque française: fut-il planté là par Tom de Lépiney qui, le premier, descendit par cette route avec W. Amstutz en 1929? A ce moment, je m' aperçois que j' ai de la neige dans ma pipe... et ce détail m' en dit long sur l' inclinaison du passage!

L' ascension se poursuit dans des conditions à peu près semblables pendant trois longueurs de corde encore: l' assurage n' est jamais inexistant, mais il est partout précaire; puis, enfin, la pente diminue quelque peu, et Brunner atteint les rochers supérieurs où nous le rejoignons: il est 8 h. 35. J' avoue que l' arrêt que nous marquons est le bienvenu, de même que la collation qui va reconstituer l' énergie dépensée. La vue de part et d' autre de l' arête est splendide: à notre gauche, les glaciers de la Jungfrau ne sont que blancheur éclatante, tandis qu' à notre droite, les tours grises de la Rotbrettgrat et parmi elles la Fellenbergflühli semblent nous écraser de leur masse sombre.

Nous repartons bien vite, une fois réconfortés; nous cheminons par ces rochers, maintenant assez faciles, qui constituent l' arête, jusqu' au point où ils se perdent dans la calotte blanche du Silberhorn, où nous chaussons les crampons; il est déjà 9 h. 20, et nous ne sommes qu' à peine plus élevés que le Schneehorn! La belle pente, tantôt de neige dure et tantôt de glace tendre, constitue vraiment une récompense à nos efforts précédents: les crampons y mordent admirablement, et c' est sans tailler une marche que nous arrivons au sommet du Silberhorn ( 3705 m .) à 10 h. 45. La vue sur les glaciers de la Jungfrau, sur les hauts sommets de l' Oberland, sur ceux de la Lauterbrunnental et sur les Alpes Valaisannes est magnifique, cependant que le vert si proche des vallées forme avec cette blancheur un contraste saisissant: Murren, juste en face de nous, semble si près qu' il suffirait, semble-t-il, d' un gigantesque saut pour l' atteindre! Pas un souffle de vent, pas un nuage ne troublent l' atmosphère, et nous passons là-haut quelques minutes de sublime contemplation.

Puis une fois de plus nous allégeons les sacs; et par la belle et courte arête horizontale, nous traversons en trois minutes du Silberhorn au Goldenhorn, d' où nous distinguons parfaitement le toit de notre pension Schmadribach! Ici, nouvel arrêt pour ôter les crampons: il y fait plus chaud et plus agréable encore qu' au Silberhorn; mais nous ne pouvons pas nous attarder, car il est 11 h. 25, et la Jungfrau est encore loin!

Nous entreprenons donc la descente de l' arête rocheuse hérissée de petits gendarmes qui mène à la Silberlücke; elle est extrêmement étroite, la pente est verticale à droite et très inclinée à gauche; mais le rocher est solide et elle serait somme toute relativement facile, s' il ne s' y trouvait pas par endroits 25 centimètres de neige fraîche, dissimulant soigneusement les anfractuosités. Chaque fois que nous regardons à droite, nous apercevons Trachsellauenen, deux mille cinq cents mètres plus bas. Nous suit-on au télescope de là-bas? L' arête ne dépasse jamais 30 centimètres de largeur et, sur quelques-uns des gendarmes, elle se rétrécit jusqu' à la lame de couteau. Les gendarmes s' escaladent plutôt qu' ils ne se tournent; le plus impressionnant de tous, celui qui nous oblige à porter un pied très haut et à droite de l' arête, c'est-à-dire au-dessus du vide, se révèle à l' expérience le plus facile. Nous atteignons enfin la neige, et une descente rapide le long de cette partie inférieure de l' arête nous conduit à la Silberlücke, où nous arrivons à 12 h. 30. Après un arrêt de 3/4 d' heure nous abordons immédiatement la montée de la Silbergrat qui doit nous conduire au Hochfirn. Dès le début, nous trouvons une difficulté assez sérieuse: il s' agit de tourner vers la gauche un gros gendarme surplombant, en nous élevant sur une dalle très raide de cinq à six mètres de longueur, et en partie recouverte de neige fraîche non adhérente. Du haut de la dalle, avec un point d' appui très médiocre, il faut regagner par un rétablissement l' arête au delà du surplomb. Cependant que Brunner et moi assurons d' en bas, Feuz attaque la dalle et en triomphe par des prodiges d' équilibre; mais au moment où il va faire son rétablissement, la corde se coince sous une pierre entre lui et moi, et je ne puis arriver à la dégager. Un instant, il croit qu' il va devoir redescendre la dalle, et il lance en Schwyzerdütsch des imprécations où il est beaucoup question du Seigneur et de millions d' étoiles; mais je fais une dernière tentative couronnée de succès; la corde est libérée, et en un dernier pas difficile, Feuz arrive sur l' arête, où moi d' abord, puis Brunner, le rejoignons. Dès lors, l' arête va présenter un aspect très semblable à celui de son tronçon Goldenhorn-Silberlücke; nous la remontons en franchissant les petits gendarmes: à 14 h. 40 nous touchons enfin le Hochfirn et avec lui le terme de toute difficulté; étant donnée l' heure tardive, le névé y est mou, et nous nous abstenons de mettre les crampons, qui ne seraient d' aucune utilité. La montée du Hochfirn, qui le matin est une agréable promenade, est pénible à cette heure: c' est donc sans grande énergie que nous nous dirigeons vers la légère dépression située entre le point 4060 et le sommet; nous y marquons une petite halte, puis nous tournons à droite à angle droit, pour atteindre la base des rochers terminaux un peu à droite de l' aplomb du sommet; nous rencontrons d' abord une neige très molle, puis quelques mètres de glace vive, et enfin nous abordons ces rochers. Ils sont très faciles, d' ailleurs, et je les connais bien, puisque la route du Rottal y aboutit également. La proximité du but nous redonne des ailes; aussi les prenons-nous véritablement d' assaut. En quelques instants nous atteignons la ligne de faîte, en cinq minutes nous sommes au sommet; il est 16 h. 35. C' est la quatrième fois que je m' y trouve; mais jamais peut-être n' y ai-je éprouvé une joie aussi complète, car maintenant je viens de conquérir la Jungfrau par une voie vraiment difficile; il me semble que, à partir d' au, je vais me sentir vraiment digne d' elle.

Nous nous serrons chaleureusement les mains et je glisse sous une pierre du cairn une carte de visite avec nos noms et l' indication de la route suivie puis j' exprime mon allégresse par des yodels retentissants. Il n' y a aucun vent, le temps est superbe, à part quelques petits nuages à l' horizon, du côté du Valais notamment; mais ils ne troublent point une vue admirable. Cela me confirme dans ma conviction: de tous les sommets que j' ai gravis, c' est la Jungfrau qui offre le panorama le plus beau.

Nous faisons maintenant honneur à un repas bien mérité, puis je procède au rite sacré: j' allume la pipe de la victoire, et je la fume avec l' impression d' avoir atteint ici le parfait bonheur!

Mais, hélas, l' heure s' avance, et il faut songer à descendre; j' avoue que je l' avais complètement oublié! Et en avant sur la route classique et chaque jour profanée!

Je me retourne une dernière fois, comme pour revoir quelque chose de moi-même qu' il me semble avoir laissé là-haut; toutefois, au sommet de la Jungfrau, je ne puis jamais dire « adieu », mais seulement au revoir! Nous descendons rapidement le long des rochers d' abord, puis dans la neige, où nous suivons l' escalier tracé par de nombreuses caravanes, sans jamais nous départir de la prudence nécessaire au cours de cette descente presque dangereuse parce que trop facile. Nous atteignons bien vite le Rottalsattel où nous passons à l' extrême bord du précipice qui domine de plus de mille mètres la cabane du Rottal, vers laquelle je jette un dernier coup d' œil; puis nous tournons à gauche, descendons la pente de glace, très raide cette année, mais sans aucune difficulté; nous franchissons la rimaie, puis filons en direction du Jungfraufirn, où nous nous arrêtons un court instant. De gros nuages noirs se sont maintenant massés vers le fond de l' Aletschgletscher, cependant qu' au du Mönch le ciel prend une coloration nettement verte: le spectacle est superbe et presque effrayant — que nous réserve demain? Le Jungfraufirn est bien vite traversé, et à 19 heures nous arrivons au Jungfraujoch, un peu moins de deux heures après avoir quitté le sommet, terminant ainsi l' ascension la plus sérieuse et sans doute aussi la plus belle que j' aie jamais faite en montagne.

A ce récit, je crois devoir ajouter quelques commentaires. Bien que cette ascension ait été effectuée en 1865 déjà par J. J. Hornby et T. H. Philpott avec Christian Almer, Christian Lauener, Ulrich Almer et Johann Bischof 1 ), elle est restée jusqu' à aujourd'hui assez exceptionnelle. Sans doute, cet état de choses va-t-il changer du fait de la construction de la Silberhornhütte, et peut-être cette voie deviendra-t-elle classique, si non très fréquentée, dans un avenir rapproché; mais jamais, en tous cas, elle ne deviendra vulgaire: sa longueur seule suffirait à en éloigner les foules, sans parler de ses très réelles difficultés. Sans risques d' exagération, on peut en dire qu' elle est partout sérieuse et souvent difficile. J' ai entendu exprimer l' idée que la pose d' une corde fixe le long du couloir de neige de la Silberhornrippe la rendrait plus aisée, et cela m' amène à effleurer ce sujet si discuté des cordes fixes en montagne. Pour moi, un tel câble serait en ce point le prototype du câble dangereux: il serait, en effet, de nature à encourager à tenter cette voie des touristes au-dessus des moyens desquels elle resterait malgré tout: or, c' est précisément là ce qu' il faut à tout prix éviter.

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