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La Montagne est une initiation

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Jules Michelet.

Le poète philosophe a dit: « Ce ne sont pas les rayons du soleil et les traits lumineux du jour, mais la vue de la nature et son explication qui dissipent la terreur et les ténèbres de l' âme » 1 ). Pourtant, la nuit uniforme porte vers l' abstraction souvent stérile et il faut que la nature inconnue soit baignée de cette grande lumière qui fait vivre toute chose pour qu' elle nous livre les secrètes concordances qui font sa beauté et sa force.

Ainsi, ce fut par une claire journée d' été qu' une pensée de Michelet me fit entrevoir le caractère réel de la montagne. C' est à nous d' accorder notre vie d' alpiniste avec ce caractère afin qu' elle ne soit pas une agitation sans résultat.

J' ai essayé de fixer ces idées mais ce n' est qu' une ébauche, une suite de chapitres incomplets qui resteront inachevés, car nous ne pourrons jamais tout connaître de ce monde plein d' énigmes. Je demande donc au lecteur de considérer ces notes comme des impressions subjectives, soumises au flux et au reflux des sentiments et de la raison.

Je connaissais déjà les sauvages montagnes valaisannes éclatantes de lumière. J' avais admiré les formes pures et la stabilité des Alpes bernoises, la diversité de relief dans le massif du Gothard.

Et maintenant je m' approchais du Mont Blanc, entrevu jusqu' alors à travers les brumes de la Vallée de l' Arve. Etabli dans un hameau retiré où les rumeurs du bas pays ne pouvaient parvenir, loin des lieux que la bruyante vulgarité de la foule a profanes, j' avais devant les yeux, des Charmoz à la Vallée de Mont joie, une synthèse presque complète des formes alpiques:

Une chaîne ruinée, hérissement de pointes, d' aiguilles, parois rouillées entrecoupées de vires neigeuses; puis, sur un socle élargi, admirable par l' équilibre de ses proportions, l' Aiguille du Midi, suivie des colosses de glace dominant les Alpes de leur robuste élégance; enfin, l' Aiguille de Bionassay, arête blanche et noire dont la chute harmonieuse conduit aux formes adoucies des préalpes de Savoie.

Une structure si étrange mettait en déroute mes sens et mes conceptions établies de la montagne.. Cet ensemble de choses déjà vues ne ressemblait à rien de connu. Dans la suite, je devais être encore surpris par certains aspects imprévus de la nature alpestre.

Et peu à peu je compris la parole de Michelet: « La montagne est une initiation. » « Vois-tu ces crêtes sublimes qui montent au ciel étincelantes, les unes en masses d' argent, d' autres de pourpre ou d' opale, celles-ci d' un vert d' éme? On dirait un diamant plein de soleil » ( Ramayana-Ayodyakanda ). Ces lents soulèvements des montagnes ne sont-ils pas l' aspiration de la terre vers la lumière, vers l' espace libre, la vie dégagée de toute entrave avilissante.

Ainsi la montée de l' homme sur les clairs sommets où le rêve est silencieux n' est pas une libération, une allégeance de l' esprit, un assouvissement des sens exaltés?

L' âme infiniment tendre de Michelet aimait le symbole qui enveloppe la réalité d' un voile léger pour en adoucir la blessante rudesse.

Par instinct, nous imaginons avec facilité les puissances supérieures, invisibles, qui déterminent le phénomène naturel. Certaines coïncidences nous étonnent et nous effrayent. Ainsi la nature est un temple dont la divinité, diverse en ses formes, se manifeste à chaque instant. Le parvis de ce temple est la plaine; la montagne en est le sanctuaire.

Nous pouvons parcourir les montagnes en tous sens, mais comme des aveugles qui ne jouissent que par le toucher. L' ensemble leur reste inconnu.

Les mystères de la montagne s' accomplissent en pleine lumière, sous nos yeux fermés par la lassitude de la recherche et le résultat trompeur qui satisfait notre vanité abusée. Beaucoup d' entre nous ont subi l' initiation involontairement; ce sont les plus heureux, car ils en jouissent leur insu, en toute simplicité. Les rites sont accessibles à tous ceux qui désirent trouver dans la montagne « cette vie nouvelle qui n' aura pas de fin ». Il suffit de hanter maintes fois les forêts, les pâturages, les rochers, les glaciers, pour être bientôt pénétré de l' âme de la terre, de ce sentiment de communion entre nous et la matière inerte. La plaine et la mer fécondes nourissent l' homme. La montagne austère l' invite à l' action et au rêve; elle équilibre sa vie en diversifiant les efforts et les plaisirs.

Notre connaissance et notre vision de la montagne seront toujours imparfaites, car nous pouvons jouer avec la nature, mais il faut nous soumettre lorsqu' elle nous repousse avec brutalité, lasse de ses complaisances passagères.

Que chacun se souvienne de la pensée gravée sur le monument funéraire de Servoz: « C' est avec un recueillement mêlé de crainte et de respect qu' il faut contempler les lieux que la nature a marqués du sceau de sa majesté et de sa puissance. » Sur les monts, le soleil, parcourant son orbe éclatant, pourchasse les ombres. Certaines, à l' abri d' un rocher, résistent jusqu' au soir, d' autres sont absorbées par la lumière. Au matin, la lutte recommence.

Telle est la poursuite éternelle de la vérité par la raison, par la science qui ne pourra jamais tout comprendre comme le soleil ne peut faire glisser ses rayons dans certains recoins obscurs.

Et si, par miracle, nous pénétrons plus avant dans la voie de la certitude inaccessible, nous sommes bientôt vaincus par la beauté, l' harmonie du monde. Nous abandonnons la tâche commencée, attendant qu' un de nos frères, tourmenté des mêmes désirs, passe par le chemin frayé et fasse encore un pas dans l' inconnu.

Pourtant cette initiation incomplète à la grandeur de la montagne suffit presque à nous satisfaire.

Par la sonorité imprévue de ses accords, Debussy a réveille notre attention. Ainsi la fantaisie et les caprices inexplicables de ce monde déséquilibré attirent notre regard lassé des formes simples de la plaine. Son asymétrie et les forces inégales des éléments créateurs font naître cette impression de vie, le mouvement, l' élan hardi des lignes vers le ciel, Dru, Géant, Cervin, opposés à la stabilité apparente des glaciers. Nous saisissons avec moins d' étonnement cette architecture étrange de la nature alpestre, ces successions désordonnées de pointes, de dômes, de crêtes dentelées, ces profils déconcertants, ce règne de la verticale projetée hors du socle plan de la terre.

De cette ambiance se dégage un sentiment de plaisir et de crainte, de jouissance angoissée, sentiment ineffable qui semble échapper à toute raison. Laissons-le pénétrer en nous, car ces saines émotions font oublier la vie mesquine à laquelle nous sommes condamnés sans retour. Dans ce trouble et confus XXe siècle, les hommes inquiets s' agitent et chacun, par lassitude, sacrifie sa personnalité au bonheur matériel. Le courage physique ne manque pas, mais rien n' est si rare que le courage moral. Dans certaines circonstances difficiles, la réalité est parfois pénible, mais qu' importe si la vulgarité en est exclue!

« Que les délicats s' en aillent, ceux qu' effraie le poids du jour et que blessent les sentiments un peu rudes. Que ceux qui ne peuvent supporter l' éclat du soleil s' en aillent... » x ).

Qu' ils sont bienvenus ces moments où nous n' avons le temps que de vivre, sans songer aux sensations raffinées, sans songer à la mort partout Ern. Psichari: Le Voyage du Centurion.

présente, moments où nous vivons intensément, de toute notre force, où notre énergie exaltée est tendue dans un seul effort vers un seul but: monter, atteindre le sommet lumineux! Instants de démence raisonnée où la douleur excite, où notre joie de vivre croît d' autant plus qu' il faut résister à l' atti du vide mortel. Ce combat souhaité et cherché nous fait prendre conscience d' une responsabilité à l' égard de nos compagnons et de nous-mêmes. C' est l' un des rares instants où nous sentons notre utilité. Ce sentiment, avec la lutte contre la mort, est peut-être la seule raison naturelle de vivre. Pour ma part, je ne l' ai eu qu' à la montagne. Dans la bataille anonyme de la vie, nous sommes vaincus par la multitude de nos semblables et de leurs œuvres. Notre utilité ici-bas n' existe pas. Mais si je suis lié par une corde à deux ou trois compagnons, cette utilité prend forme et vie. Et dans ce monde où chacun cherche à se fuir soi-même, il est bon de se retrouver parfois sans fard en face d' une responsabilité réelle. Alors nous pouvons nous juger. « Le masque s' arrache, la réalité demeure. » Délaissons le mysticisme de la philosophie sentimentale qui fait se consumer une vie dans l' inaction stérile! Aimons tout ce qui vit, ce qui agit, ce qui pense suivant les principes naturels, dédaignant les conventions insensées des hommes. Accueillons avec joie nos frères humains qui, ayant banni tout orgueil, veulent aussi jouir des bienfaits de la montagne généreuse! Tendons notre main pour affermir leurs pas incertains! Et je redirai avec l' écrivain: «... Que ceux qui ne peuvent supporter l' éclat du soleil s' en aillent et que les hommes au cœur simple, ceux qui ne refusent pas la simplicité, restent au contraire et prennent pied dans la vertu de la terre. » Enfin elle est accomplie, notre délivrance du monde asservi!

Pour certains qui se sentent hors la civilisation, quel allégement de retrouver ici la vie libre, la vie saine, forte! Par degrés apparaissent les souvenirs ancestraux des époques où l' homme vivait dans la nature, sans villes, sans villages, avec la seule volonté d' être et d' observer. Ce désir d' échapper à la servitude des besoins modernes est obscur, à l' origine. Mais lorsque nous avons senti la liberté que nous donne la montagne, il s' accroît, invincible, et c' est avec peine et douleur que nous regagnons les régions épuisées où des hommes vivent pour le jour qui passe, sans espérance et sans regrets.

Par malheur, la foule des indifférents envahit pas à pas le domaine de paix et de simplicité. Toutefois, enfermés dans leur vanité étroite, ces infirmes, incapables de comprendre le symbole sublime des Alpes, ne subiront jamais l' initiation salutaire. Ils passent, insouciants, sur le sentier qui monte et leurs rires sonnent faux dans l' air bleu des hauteurs.

Certes, ils n' entendront point le cri sacré: « Loin d' ici, profanes! »; aucune région ne leur est interdite; ils peuvent voir, ils admirent, parce que d' autres, avant eux, ont admiré.

La misère inconnue de ces hommes nous fait d' autant plus aimer la montagne qui nous a révélé la beauté suprême de la nature. Nous l' adorons avec tant de foi que bientôt nous vénérons le temple plutôt que l' Architecte.

Mais gardons-nous du culte des réalités trop immédiates qui brise l' essor de notre recherche. Des satisfactions et un enthousiasme passagers ne peuvent nous contenter lorsque nous cherchons la raison profonde de notre amour pour la montagne et de notre joie. Nous jouissons et nous aimons avec volupté et nous n' en connaissons pas encore la cause; elle existe, nous la sentons, elle est en nous et hors de nous; mais elle se dérobe ou peut-être ne savons-nous pas la découvrir. Rien n' est plus beau, plus pur qu' un bonheur spontané. C' est pourquoi nous n' osons pas poser le problème, car jamais nous ne pourrons lui donner une solution assez belle, assez simple. Nous sommes trop vils pour expliquer une telle grandeur.

A notre époque décadente, c' est une espérance impossible de rêver une « Prière sur la Montagne après être arrive à en comprendre la parfaite beauté. » La montagne m' est apparue un instant dans sa glorieuse simplicité et j' ai senti, sans le comprendre, qu' elle était une réalité, une splendide réalité qu' il serait vain de vouloir déifier. Avec patience, il faut l' envelopper de nos recherches pour en faire notre possession. Il faut s' assimiler à sa nature, se fondre en elle, délaisser nos pensées et nos jugements trop humains qui ne peuvent la toucher. Il faut nous initier à cette étrange vie où toutes les valeurs ordinaires semblent mesquines.

Cette initiation ne s' achèvera pas, car notre vie n' est qu' un réveil furtif durant le sommeil éternel. Nous frottons nos yeux engourdis et lorsqu' ils commencent à s' ouvrir, la mort vient qui les referme pour toujours.

Mais peu importe, cette initiation aura suffi à ennoblir notre existence, à faire de notre vie une belle vie.

Et alors que je songe à celui qui m' a fait pénétrer dans ce monde de pureté et de force, un vers d' Ennius chante dans mon âme allégée:

Tu produxisti nos intra luminis oras.

( Tu nous as conduits dans les terres de lumière. ) Emile Duperrex.

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