La Pointe Dufour par la voie des rochers | Club Alpin Suisse CAS
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La Pointe Dufour par la voie des rochers Course dans le massif du Mont-Rose

Nombreux sont les itinéraires menant au sommet le plus élevé de Suisse. Mais celui qui emprunte l' éperon sud, aux multiples appellations et riche d' histoires, les surpasse tous.

Fabrizio avance, d' un pas sûr, posé et concentré, comme toujours. Nous sommes le 29 août 2008. Le temps est idéal. Nous passons quelques jours sur les sommets autour de Zermatt afin de rendre hommage à notre ami commun, Delio, disparu au Cervin dix ans plus tôt, et nous sentir plus près de lui. Aujourd'hui, c' est le Lyskamm qui est au programme. La traversée de l' immense sommet de glace réclame toute notre attention, car l' arête est très effilée. A de nombreux endroits, un faux pas pourrait entraîner la chute de la cordée. Cependant, mon regard ce jour-là ne peut s' empêcher d' être attiré vers la Pointe Dufour, au sommet de laquelle Fabrizio et moi-même nous sommes tenus il y a de cela 25 ans. Ce qui me fascine tellement, ce n' est pas tant le sommet le plus élevé de Suisse, mais son éperon sud. Cette voie d' ascension, qui semble avoir été tracée à la règle, est des plus séduisantes. Elle se fixe dans mon esprit.

Le 26 juillet 2009, je me trouve avec mon ami Andrea au pied de l' éperon. Nous avons eu suffisamment l' occasion de nous chauffer lors de la montée, d' un dénivelé de plus de 1400 mètres, menant jusqu' à l' attaque de la voie. Cependant, nous sommes encore à l' ombre et nous frissonnons. Un névé nous permet de contourner par la droite la partie inférieure des rochers, mais un passage délicat dans un terrain mixte nous attend ensuite et les possibilités de s' assurer sont précaires. Un front froid a récemment recouvert les rochers de neige et de glace et nous comprenons très vite combien la difficulté dépend des conditions du moment. Grimper en simultané nous semble un peu risqué pour l' instant. Une autre cordée nous rejoint d' en bas, ce qui amène un peu de distraction dans les relais. Un peu plus tard, l' itinéraire gagne en netteté et le rythme d' ascension s' accélère. Bientôt, le soleil vient diffuser sa chaleur et nos membres s' assouplissent peu à peu. Tel un mouvement horloger bien réglé, nous nous relayons, échangeons quelques commentaires et du matériel et gagnons rapidement en hauteur. Dans la partie supérieure, le soleil nous permet même de grimper sans gants. Avec plus de 55 degrés à certains endroits, la côte est raide, certes, mais bien échelonnée, la roche majoritairement solide et les coinceurs trouvent pratiquement partout une fissure adaptée. L' escalade se révèle donc être une véritable partie de plaisir. Durant la montée, nous rencontrons un seul piton, que nous n' utilisons toutefois pas, car il se trouve trop à gauche de notre ligne. Nous grimpons en permanence en « clean climbing », c'est-à-dire sans utiliser de dispositif fixe d' assurage. Un sentiment des plus agréables.

Notre ascension de l' éperon sud est une aventure individuelle, faisant partie de la petite histoire, contrairement aux toutes premières ascensions de cette côte rocheuse, qui, elles, font partie de la grande histoire. Ceci se reflète d' ailleurs dans la dénomination de cette voie: l' éperon sud en possède plusieurs. Dans la littérature alpine actuelle, elle est le plus souvent appelée Cresta Rey.

Guido Rey ( 1861-1935 ) était un alpiniste, écrivain et photographe hors pair. C' était par ailleurs le cousin du grand photographe de montagne Vittorio Sella, et le neveu du fondateur du Club alpin italien, Quintino Sella. Le 22 juillet 1886, il se lança dans la voie, accompagné de Jean-Baptiste Aymonod et Antonio Castagneri Quintino. Ils étaient toutefois loin d' être les premiers à le faire. Il est donc difficile d' expliquer pourquoi cet itinéraire, dont la dénomination a durant longtemps fait l' objet de discussions, porte le plus souvent le nom de « Rey ». Guido Rey lui-même n' y était pour rien. Gentleman, il aurait certainement été le premier à approuver le fait que la voie porte le nom de son ouvreur. Elle aurait alors dû s' appeler Crestone Hulton, éperon Hulton ou, plus précisément, éperon Moser-Rubi-Hulton. C' est en effet George Eustace Hulton ( 1842-1909 ), accompagné de ses guides Josef Moser et Peter Rubi, qui attaqua pour la toute première fois la Pointe Dufour par l' éperon sud le 20 août 1874. A l' époque cependant, il n' était pas encore de coutume de donner à une voie le nom de ses ouvreurs. L' indication d' un point cardinal ou d' une caractéristique de la voie suffisait amplement. Aucun nom spécifique ne fut donc attribué à cette côte rocheuse, simplement nommée voie des rochers, désignation qui fut également reprise par William Martin Conway au moment d' éditer en 1881 son Zermatt Pocket-Book, probablement le tout premier guide moderne de l' histoire alpine. Dans cet ouvrage, il parle ainsi de cet itinéraire: « Par la face S, généralement appelée voie des rochers » ( trad. de l' anglais)

La voie est souvent empruntée par des cordées italiennes. Depuis les Capanna Margherita ou Gnifetti, elles parviennent en effet relativement rapidement au pied de l' éperon et gagnent le sommet par ce dernier, avant de redescendre par la Zumsteinspitze. C' est pourquoi les italiens parlent souvent de la Direttissima alla Dufour, soit la « voie la plus directe vers la Pointe Dufour », ce qu' elle est effectivement, en plus d' être l' une des plus belles du massif du Mont-Rose. Après un dernier effort, la croix sommitale se dresse tout à coup devant nous. J' y passe une sangle et assure Andrea. Je vois bientôt apparaître son casque, puis ses mains, et nous nous retrouvons finalement côte à côte, à 4634 mètres. La vue, indescriptible, nous laisse émerveillés et nous n' échangeons que peu de mots. Si nous sommes sur la Pointe Dufour, c' est grâce à Delio, avec lequel nous avons partagé de nombreuses aventures en montagne avant qu' il n' y trouve la mort. Et grâce à Fabrizio, qui nous a enseigné l' alpinisme. 

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