La Reculée des Planches (près d'Arbois, Jura) | Club Alpin Suisse CAS
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La Reculée des Planches (près d'Arbois, Jura)

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Par Claude, Marcel et Yves Remy, avec Michel Zjegenhagen

Dans le site de Saint-Loup près de Pompaples ( VD ), au bord du Nozon, s' allonge une falaise de bons rochers verticaux haute de quelque quarante mètres. Depuis quelques années, les grimpeurs ont ouvert là de nombreuses voies, dont plusieurs en artificielle. Pour les équiper de manière sûre, après les avoir abondamment explorées, nous avons eu recours à une technique efficace. Nous, ce sont quatre copains travaillant en équipe, car la technique susdite est laborieuse, elle exige des manœuvres de cordes inédites et impose un matériel assez pesant. Son secret, c' est une perceuse électrique reliée à un groupe électrogène capable de forer des trous qui recevront des gollots à expansion, en l' occurrence des Phillips M. pourvus de plaquettes, qui remplacent avantageusement les pitons.

Conclusion de cette expérience: une ascension réalisée à l' aide d' une perceuse ne revêt en rien le caractère de la facilité. Elle demande un effort physique accru, et une grande concentration pour contrôler l' emploi du matériel. Avec elle, un échec semble exclu; mais la mauvaise qualité du rocher remet tout en question, ne l' oublions pas! Enfin, le grimpeur n' est pas tenté d' en abuser. Le travail est assez dur, avec ces moyens, pour qu' on l' évite aussi longtemps que l'on peut progresser en libre ou en artificielle avec des pitons ordinaires.

Au printemps de 1975, le cerveau de notre groupe, Michel Ziegenhagen, en promenade avec Claude Lévy dans le Jura français, découvre une face rocheuse apparemment inviolée formant un surplomb impressionnant de quelque 45 mètres d' avancée, à Pen croire. Nous sommes d' abord sceptiques: pareille fantaisie dans le Jura rondouillard, ça n' existe pas. Mais comme nos amis insistent, nous cédons à la curiosité.

En automne, nous voilà cahotant sur les routes de France. Passé Champagnole, nous descendons vers Les Planches-près-Arbois sur la route Genè-ve—Dijon. Une large paroi ceinture le site, l' un des quelques cirques en fer à cheval que compte la région. Une forêt luxuriante l' entoure. Dans le point le plus reculé, nous distinguons une falaise impressionnante. Son nom: la Reculée des Planches, précisément.

Une route étroite conduit au restaurant de l' Enclay, d' où l'on visite des grottes, site touristique renommé. C' est du parking de ce restaurant que nous inspectons la Reculée pour tenter d' y déceler des fissures. Vaine recherche. Les jumelles confirment: c' est lisse et sans défaut. C' est encore plus décourageant en approchant de la face: elle forme un gigantesque escalier à l' envers, surplombant sur 200 mètres de hauteur.

L' intérêt que nous vouons à cette voûte formidable n' a pas échappé aux propriétaires des grottes et du terrain environnant. Les présentations sont faites: la famille Bonnivard nous apprend que le surplomb de 45 mètres d' avancée a déjà reçu la visite... oculaire de nombreux grimpeurs pleins d' ambition. On nous cite même des noms connus. Mais la qualification impossible demeure attribuée au surplomb. Seule véritable tentative: celle de Guy, le fils des Bonnivard, qui nous explique une dangereuse et difficile escalade de 20 mètres pour atteindre une grotte obstruée. Impossible de continuer sans une perceuse. Tel est le verdict.

Nous quittons les Bonnivard sur la promesse de revenir. Mais ce projet demande réflexion, étude de matériel, entraînement pour ce type d' ascen. Nous le classons provisoirement sous la ruVoir la description technique, publiée dans le bulletin mensuel de décembre 1977 ( pp.'i'}i-233 ).

brique « escalade future », avec la mention « à réaliser ».

Mon frère Yves et moi, nous poussons notre entraînement, surtout en artificielle. La première ascension du plus grand surplomb de Grande-Bretagne, avec 33 mètres d' avancée sur la mer d' Irlande, nous permet de nous habituer aux plus petits pitons enfoncés la tête en bas. Plusieurs itinéraires nouveaux à Saint-Loup, en particulier la Traversée des Anges Camés, nous donnent l' occasion de nous perfectionner en artificielle « technique ». A Leysin, la paroi du Diamant nous impose un mur lisse compact de 130 mètres, vertical, avec forage manuel et vis à compression nécessaires pour l' élévation.

L' été arrive, le projet d' Arbois prend forme. Sous la direction experte du grand Michel, on multiplie les essais, fignolage ou création de matériel, surtout de gollots. Au début d' octobre 1976, nous faisons une discrète tentative, mon frère Yves et moi. Ce n' est ni très concluant, ni très convaincant. Néanmoins l' attaque est décidée, malgré l' absence de Claude Lévy, qui n' est pas libre. En revanche, Michel met tout son matériel et son temps disponible à notre service. Marcel, notre père, qui a participé plus d' une fois de manière efficace à nos courses, ou comme équipe de sou tien, sera de la partie. Encore une dernière mise au point de l' équipement: il faut apporter du matériel de rechange, et prévoir, pour éviter des pertes, de relier à un point fixe, avec des attaches, même la plus petite des pièces utilisées.

Nous partons à trois, notre père devant rejoindre plus tard. La voiture est dangereusement chargée. Passage difficile de la frontière: il faut fournir des explications... Enfin, ce samedi 16 octobre, nous installons notre camp, avec l' autorisa des propriétaires, presque sous le surplomb, au bord de la rivière. Le reste de la journée est consacré à l' étude sérieuse de la paroi. Nous adoptons la ligne droite, mais le « Cerveau » nous présente une théorie renforcée de rapides et savants calculs, d' où sort une solution apparemment farfelue... mais qui se révélera la bonne.

Le soir tombe. Calmes et sûrs comme le permet peut-être l' inconscience, les grimpeurs vont se cacher dans leurs maisons de toile, tandis que les chouettes commencent leurs discrètes tournées...

Le lendemain, charges de notre matériel hétéroclite, nous montons par un sentier bien marqué vers un angle situé au premier tiers de la face. Là règne une vire-chemin, dominant ce premier tiers en surplomb. Le vrai problème qui nous intéresse est au-dessus, l' immense voûte que nous prétendons forcer... La partie inférieure est laissée pour plus tard.

Le matériel est aligné sur la vire; mais déjà Yves, bouclé dans son baudrier, entame une lente progression à la recherche de l' itinéraire dans un rocher douteux. Bagarre silencieuse avec l' oppo. A présent, il cogne sur les américains ( les pitons, bien sûr !). Après deux traversées horizontales délicates, il atteint une zone de rocher médiocre, qui refuse tout piton. Il faut redescendre...

Je monte remplacer Yves et réalise une modeste tentative: un « rurp » planté ne me convainc pas. Je rebrousse de quelques mètres et trouve le point faible vers lequel je guignais auparavant. Il accepte des clous, et l' élévation reprend au gré des possibilités naturelles. Essoufflé mais satisfait, j' at une niche on réaliser un relais confortable. Michel monte à son tour en équipant correctement ce premier tronçon, pratiquant son passe-temps favori, ingrat mais combien utile, qui consiste à nettoyer le terrain. Blocs branlants et terre folle prennent leur envol. En rappel ( toujours sur descendeur ), nous redescendons sur le plat et, sans matériel, gagnons d' un pied léger le restaurant. Autour d' un excellent café maison, le « Cerveau » expose aux Bonnivard ce qui fait sa certitude à lui, mais pas encore à eux: nous sommes partis pour l' ascension de la Paroi des Planches et nous arriverons au sommet...

A vrai dire, Yves et moi ne sommes pas aussi catégoriques. La grandeur du surplomb laisse planer un doute sérieux.

Le même soir, Michel regagne Lausanne, où l' appelle son activité professionnelle.

Le lundi 18 octobre, les deux frères, seuls au fond de la Reculée, attaquent la partie inférieure de la paroi, sous la vire-chemin. Deux tentatives, deux échecs, le mauvais rocher a raison de nous. Dans ces zones délitées on ne peut passer sans prendre des risques trop grands. Par bonheur nous trouvons la solution dans de jolis dièdres ocrés conduisant sous un toit magnifique, mais qui sonne creux... Il pleut aujourd'hui. D' ailleurs la pluie nous accompagnera durant presque tout notre séjour. Mais l' immense voûte nous protège contre les humeurs de la nature.

Nous avons établi le relais sur étriers et laissé en place une corde fixe.

Le mardi, notre père arrive avec sa voiture pleine de matériel. Il a dû largement débourser entre les mains des douaniers, pas commodes. Les gens compréhensifs ne se trouvent pas partout!

De la vire intermédiaire, à l' aide de pinces-étriers jumar, nous gagnons le relais de la niche. De cet endroit, plus que décidé, Yves franchit en libre une zone surplombante sérieusement difficile. Suit une traversée aérienne à gauche: pas le temps d' équiper! Ainsi, par un passage audacieux, il gagne par une courte longueur une arche naturelle, un gros trou qui traverse le rocher. Relais idéal!

D' en bas, le « paternel » nous assure une liaison constante, et vitale.

La suite, dans un toit compact, exige un matériel plus important. Nous utiliserons une per-ceuse-frappeuse alimentée par un groupe électrogène, car les gollots seront certainement nombreux.

Mercredi, accompagnés de Michel, qui est de retour, nous montons à la niche, d' où le Cerveau pousse jusqu' au relais de l' arche. Là, je m' installe, et je haie la perceuse avec son matériel, un jumar étant place pour bloquer la corde. Dans ce monde inverse, nous assemblons une véritable toile d' araignée: deux cordes d' assurage pour la progression, d' autres pour le transport du matériel, sans compter le câble électrique. Bien auto-assuré au relais, appuyé sur mes étriers, cramponné de la main droite à une cordelette, je me penche à gauche et essaie d' éloigner mon bras chargé d' un poids malvenu... Un coup d' œil vers le bas: quel vide!

-Moteur!

Yves enclenche la machine, la perceuse tourne, je pousse d' un violent effort. Impossible d' ap suffisamment, je ne fais qu' égratigner le rocher, la mèche roule en surface. Il faut rapprocher l' outil: alors seulement je peux appuyer perpendiculairement. Quand la butée prévue pour mesurer la longueur correcte du trou touche enfin le rocher, mon bras retombe sans force le long de mon corps. A bout de souffle, je suspends la perceuse à un mousqueton. Enfin, d' une main encore tremblante, je pousse dans le trou le tampon à expansion Tilca, long de 25 millimètres. Quelques coups de massette sur le percuteur pour enfoncer le coin de blocage, puis je place la boucle-anneau filetée M. 6, facile à visser, et pourvue d' une rondelle pour mieux s' appliquer au rocher ( finalement, la rondelle sera abandonnée ).

Mousquetons, cordes, étriers, la progression lente peut reprendre, d' un pas. Les essais concluants en terrain plat ont montré la bonne qualité de ces M. 6. Mais ici, avec ce vide sous les fesses, on se pose des questions... Je laisse le sac de matériel au gollot précédent pour limiter l' en et le poids. Installé dans le siège de toile Troll, une escarpolette que nous avons prévue pour la progression, je continue l' exploration. Les gestes deviennent presque naturels, l' empla de chaque objet étant trouvé pour faciliter les mouvements.

Le temps passe vite: déjà 17 heures! La journée s' est déroulée en ignorant tout arrêt, même pour manger ou boire. Tel est notre mode d' entraîne, qui gagne du temps mais ne va pas toujours sans inconvénients.

Le matériel est laissé en place au point extrême atteint, et sans trop de singeries je retourne « sur mes pas ». De Y Arche, on plonge en rappel sans même effleurer le rocher jusqu' à la vire. Je ressens des douleurs dans tout le corps, effets de la tension et des efforts fournis dans les positions les plus insolites. Le baudrier est marqué sur la chair en plaques rouges douloureuses. Mais le bilan demeure positif. La progression prévue dans ce style s' est révélée possible, le passage du premier toit a été réalisé à l' aide de i 15 gollots.

La soirée — quel moment de détenteest agrémentée d' un repas presque gargantuesque prépare « aux petits oignons » par notre père. Mais la conversation ne quitte pas le monde du vide auquel nous restons en quelque sorte liés. Les mêmes mots reviennent sans cesse.

Le lendemain, Michel et Yves gagnent VArche; puis, à partir du point atteint hier, le « Cerveau » s' installe pour continuer. Mon père et moi, sur la vire, assurons la liaison. Il faut l' avouer, l' impres que fait la vue d' un grimpeur suspendu, donnant l' échelle fantastique du surplomb, est un défi à l' imagination. Pour éviter de regarder, je souhaiterais presque d' être là-haut. Ici au plat, où la vie est tranquille, le temps passe vite, néanmoins. L' écoute d' Europe I à la radio y est pour beaucoup. Mais il y a aussi quantité de choses à faire, outre la mise en marche du moteur.

Sur nos têtes, l' escalade se poursuit, incertaine. L' itinéraire n' est pas du tout évident. Le mauvais rocher, pourri en surface, oblige, dans des zones compactes où plusieurs tentatives directes restent vaines, à une longue traversée presque horizontale à droite. Les traînées noires qui raient la face en oblique nous y contraignent. Elles sont en effet la marque de veines où sort de l' eau. Leur teinte foncée, variable selon le temps, sert de baromètre aux habitués du pays.

Nous voilà donc mal pris, nous qui pensions passer droit en haut. Du coup, le surplomb semble encore plus grand, plus difficile... Ce n' est pas Waterloo! mais l' enthousiasme a bien baissé.

Le quatrième jour, par cette première longueur d' artificielle uniquement sur gollots, le Cerveau arrive dans la Poche blanche repérée d' en bas. Il nous signale, plein de joie, qu' il s' y trouve un excellent relais sur plate-forme... à condition qu' on chausse la pointure 17 pour enfants. Mais après l' interminable longueur en surplomb, tout ce qui est un peu moins déversé ressemble à un replat. L' illusion va d' ailleurs se répéter plus d' une fois.

En ce dimanche, notre tentative n' est pas passée inaperçue, et les badauds nous observent à la jumelle en nous désignant du doigt.

Le soir, Michel nous quitte.

Lundi 25 octobre. Grâce à un court mais impressionnant pendule, je quitte la vire et trouve la verticale, suspendu à la corde fixe laissée flottante du haut de la niche blanche. Cela me fait à présent 60 mètres à monter aux jumars, sans toucher « terre », comme une araignée. Ça aide à digérer le plus copieux des déjeuners! Papa, courageusement, met la main à la corde, et lui aussi, à l' aide des ascenseurs modernes ( mais manuels !), fait le même chemin et me rejoint pour m' assurer. Yves, sur la touche, peut se reposer de sa précédente journée. Ainsi s' établit une rotation qui permet à chacun de se refaire après un dur travail.

Du relais, équipé de plusieurs gollots, je poursuis directement par un toit impressionnant. Je suis suspendu, minuscule, sous l' énorme plafond. Le caractère et les dimensions de l' endroit créent une tension qui limite la facilité des mouvements. Même si l'on ne fait pas un geste, l' inconfort continuel cause des crampes éprouvantes. Pour améliorer la position, je confectionne des supports avec des cordelettes-rubans qui soutiennent ma nuque, ma tête, mes épaules, mes bras, formant une sorte de hamac. Mais la progression en devient d' au moins rapide. La poussière blanche qui s' échappe du forage m' aveugle, malgré l' emploi de lunettes. L' abondante transpiration la fait coller partout, en peu de temps je suis méconnaissable. Quand j' arrive enfin à bout de ce toit, après un travail qui semblait interminable, tout le corps me fait mal, je suis fourbu. Ouf! je vais regagner la vire. Glissade le long des brins de la corde. Yves tire sur les filins pour m' amener en pendule sur le replat. J' y arrive complètement vidé et lui laisse défaire nœuds et baudrier.

Au camp, nous avons la joie de trouver des cadeaux. Des gens ont déposé des chocolats avec des mots d' encouragement, un geste qui se répétera. La nuit passe trop vite pour les douleurs, mais à 7 heures déjà, Yves, toujours matinal, prépare le feu du déjeuner.

Aujourd'hui, papa reste en bas, tandis que nous montons à la Poche blanche. Malheur! Malgré l' an obtus du rocher, la corde s' est usée en surface par la faute de nos montées avec les jumars. Un sac est place au bon endroit comme protection, et Yves, assuré, continue dans le toit. Tout de suite il est vivement impressionné: ce n' est pas un lieu où se bousculer! Mais une fois que l'on a la perceuse en main, on n' y pense plus. Seul le travail compte, et l' avance. Sans arrêt il faut percer, équiper, monter, percer encore, faire quelque chose qui gagne des centimètres. Distinctement j' entends une chauve-souris toute proche, que papa a déjà remarquée hier. Elle crie: surprise, ou peur? Les deux sans doute. Depuis si longtemps en sûreté dans son trou, elle n' a jamais prévu que des fous viendraient relayer dans ces lieux. Un jour peut-être, si la voie est très parcourue, lasse des dérangements elle jettera son sac sur l' épaule et déménagera...

- Du mou, nom de tonnerre! Tu rêves, ou quoi?

Fébrilement j' exécute les mouvements nécessaires pour libérer mon frère: je sais comme il est désagréable d' attendre la corde! Le second doit être constamment aux aguets.

Le train-train continue. Je ne vois ni ne perçois plus Yves, cache derrière le rebord du toit. De plus, le bruit de la rivière empêche toute communication. C' est bien gênant pour la manœuvre des cordes.

Vers midi, comme tous les jours, Guy débouche en bas dans le cirque, à grande vitesse, avec sa voiture rouge. Coups de klaxon, grands gestes des bras. Il n' est d' ailleurs pas le seul à s' intéresser à nous. Chaque jour nous avons des observateurs. Même des « vieux » du pays suivent avec intérêt nos évolutions.

Un grand cri, un ouf! C' est Yves qui parvient au relais sur une facette repérée à l' avance. Anky- losé par le froid, je quitte avec peine le relais devenu presque confortable sur une escarpolette à planchette de bois.

Le mauvais rocher a encore oblige à des virages évitant les traînées noires. Bien des tentatives ont avorté, mais enfin la facette est gagnée après une sacrée longueur: pour 15 mètres de verticale, il a fallu deux jours d' escalade des plus éprouvantes, près de 40 gollots. Mais enfin nous avons totalisé plus de io mètres d' avancée. Quant au relais sur un plan vertical, il va faciliter départs et arrivées au moyen des cordes lors des descentes et des montées.

Ce soir, nous devons rentrer à la maison. Le matériel commence à manquer. Nous n' avions pas prévu une aussi grande consommation de gollots d' un modèle non courant, qu' il faudra faire venir de Suisse alémanique. Cela demandera quelques jours d' attente, mais nous reviendrons munis de talkies-walkies pour permettre les conversations.

Le Ier novembre, armés de ce nouveau matériel, nous nous retrouvons aux Planches.

9 heures: nous voici déjà en place au relais de la facette après une montée auxjumars de plus de 60 mètres, précédée d' un pendule de 30 mètres ( il s' accroît chaque jour !).

Assuré par le « paternel », départ en traversée à gauche. Le talkie-walkic permet de donner clairement l' ordre de mise en marche de la mécanique. Pour aller au plus court, je m' engage dans un rocher malade et j' essaie en vain de franchir un petit toit. Plus haut, des écailles branlantes ne laisseraient aucun espoir. Retour donc à la traversée pour continuer à l' horizontale sur une belle dalle blanche compacte. Mais un malheur n' arrive jamais seul: soudain, le percuteur casse net. Vers 14 heures il faut descendre. Nous n' avions pas prévu ce genre d' ennui!

Après une recherche désespérée dans tout Arbois, papa nous quitte pour aller acheter à Lausanne l' outil nécessaire. Il ne trouvera que les deux derniers exemplaires en stock!

Tôt le matin, Yves et moi, nous quittons la vire par une très vivante gymnastique d' araignées, et nous abordons la facette. Sur ces entrefaites, l' es mis en notre père se concrétise: le voici qui nous apporte l' objet attendu et convoité. Il nous l' expédie grâce aux cordes.

A présent il pleut à verse. La chute d' eau suspendue au rocher forme un rideau superbe d' où s' élève une douce rumeur. Yves s' ingénie à passer sur une écaille. Bruit peu rassurant! Puis il bute sous un toit. Là, encore un embêtement: il perd la clé à mandrin à cause de la rupture de la cordelette. Or cette clé est indispensable pour changer les mèches, opération qui s' impose lorsqu' il faut placer de gros gollots de sécurité parmi ceux de progression, plus petits. Papa, en bas, ne trouve pas la clé perdue dans les feuilles mortes. Il retourne à Arbois, où par bonheur il déniche le précieux accessoire.

Michel est de retour le lendemain. C' est lui qui, monte au relais, prend la tête, assuré par Yves. Un fort vent gêne la progression. Les cordes sont soufflées à l' horizontale! Mais le Cerveau, avec son moral indomptable, ne s' en soucie guère. Gentiment il ouvre la route: le passage d' un toit offre à ceux de la vire une vue très appréciée, quoique un peu fofolle! Plus haut, Michel atteint le pied d' une rampe bien marquée sur la face. Il y découvre une chambre rose... Encore une hallucination? C' est pourtant là qu' il établit un relais.

Le lendemain, la neige couvre le sommet. Il fait un peu frais, mais nous avons prévu des duvets, surtout pour les longues attentes aux relais - parfois 9 heuresimposées à celui qui assure. Je monte jusqu' à la Chambre rose de Michel. Une chambre? Il faut comprendre, tout étant relatif, qu' il s' agit simplement d' une verticale et non d' un surplomb. Et du rose, en effet, met une note plus gaie dans cette paroi rébarbative. Couleur rare et intéressante dans du calcaire.

Faire passer le matériel d' un grimpeur à l' au, entre les relais, n' est pas une corvée à sousestimer. Entre la facette où se trouve Yves et mon emplacement au pied de la rampe, nous organisons un véritable ballet de sacs avec pendules variés. Papa, de la vire, surveille à la jumelle et com- mande par talkie-walkie les manœuvres nécessaires pour démêler les cordes, un brouillamini inévitable. Il faut aussi rallonger le câble électrique.

L' escalade, certes, ne nous procure pas une joie exubérante. Au contraire, renfermés sur nous-mêmes, nous nous laissons absorber par nos petits problèmes personnels du moment, et d' abord la recherche d' une meilleure position. Et cela ne va pas sans une certaine anxiété. Mais l' arrivée à la rampe, puis à la Chambre rose, a marqué un tournant décisif. La presque certitude de « sortir » nous donne du cœur à l' ouvrage, malgré les difficultés non négligeables qui nous attendent encore. Grimper sur ces mini-boucles, accrochés dans le vide, en fournissant un effort hors de l' ordinaire, voilà qui nous procure maintenant un plaisir impossible à décrire. Mais nous gardons le sentiment de respect avec lequel nous avons abordé la paroi, il y a tant de jours. Ainsi, au relais de la rampe, il n' y a pas des vainqueurs, mais des hommes heureux d' avoir trouvé la « clé » de la paroi, et non d' en avoir diminué la valeur. Le retour par un rappel de 80 mètres dans le vide sur un seul brin de corde donne d' ailleurs la mesure impressionnante des choses. Nous avons double les descendeurs et les freins pour éviter de prendre de la vitesse. Quand nous arrivons à hauteur de la vire intermédiaire, papa doit nous y haler à la force des poignets pour un pendule de plus de 40 mètres!

4 novembre, premier jour de beau. Nous gagnons le relais, par le même pendule inverse, puis la montée à la corde. A la Chambre rose, nous laissons une petite boîte contenant un livre de passage.

Yves poursuit dans la rampe, évidemment inversée et surplombante comme il se doit ici. Sur un excellent rocher, au soleil, il passe un toit et sur son bord installe un relais des plus accueillants. Une fois encore, c' est à la corde que nous redescendons au camp.

Le lendemain, pensons-nous, ce devrait être la sortie. Quel regret que Michel ne soit pas des nôtres! Ses outils - sa perceuse - seront de la partie, eux du moins! Après un dernier petit toit, je peux enfin me tenir dans une inclinaison raisonnable. De vrais pitons sont enfoncés dans des fissures, mais le rocher écailleux doit être traité avec circonspection. Un pas encore, et je quitte l' am sévère de la Reculée pour découvrir le plateau sommital. On nous y attend avec des hourras, c' est toute une petite troupe bien sympathique, bouteilles à la main. Les rudes moments sont vite oubliés dans la chaleur des propos échangés et des invitations.

C' est en auto, ô paradoxe! que nous descendons au camp. Nous allons nous accorder le dimanche de repos, tout en visitant les ruines du château dominant la falaise. Il devait se sentir là-haut bien protégé contre les attaquants d' autrefois!

Nous mesurons le surplomb avec l' aide de Guy, qui s' y connaît ( cela appartient à la pratique de son métier ). La partie supérieure de la Reculée, pour 130 mètres verticaux, possède une avancée surplombante de 62 mètres. C' est une surprise, mais que laissaient pressentir certains pendules! Pour la partie inférieure, pas encore escaladée, la hauteur est de 50 mètres, l' avancée de 25.

Lundi. Au tour de la première partie. Du relais sous le toit, que nous avons atteint quelques jours plus tôt, toute progression directe est dangereuse. Le rocher est croûteux, avec une consistance de sciure... Yves, au tâter habile, exécute une magnifique, mais désespérante traversée vers la gauche, soit 15 mètres dans la seule veine de bon rocher. En fait, aucune progression réelle. Le moral en prend un coup. Pour arranger les choses, nous manquons de boucles M. 6. Par diplomatie, j' ex à Yves que demain j' essaierai de poursuivre au plus direct. Mal convaincu et plutôt las, il laisse une corde fixe et revient en récupérant les boucles.

Le soir, la conversation est morose. Le doute s' insinue, et de plus, nos obligations professionnelles ne nous laissent plus que deux jours. Le mauvais temps presque continuel n' est pas non plus pour faciliter la vie sous tente. Les flammes dansantes du feu sont à peu près le seul réconfort.

Avec les jumars, j' atteins le lendemain le point où mon frère a du abandonner. Je comprends aussitôt la douleur! Il faudrait continuer en traversée pour rester dans un terrain acceptable. Néanmoins, avec un mélange de doute et d' espoir, je m' élève au mieux droit en haut. Le rocher fracture oblige à un « surgollotage ». Une fois même, je descelle à la main un bloc dans lequel est fiché un Tilca! Cette zone pourrie, mais courte, donne enfin accès à du bon rocher. Plus haut, dans une fissure horizontale, j' établis le deuxième relais. Puis je force un bombement surplombant, et commencent alors les ébats dans le toit final. La nuit m' en. Abruti par l' effort, je redescends au campement. Mais demain, ça doit sortir!

Le mercredi g novembre, la pluie est très violente. Cela ne nous empêche pas de gagner le relais d' hier, où nous fixons un livre de passage. Tandis que mon frère poursuit, suspendu là-haut, papa, tout en assurant d' en bas la liaison, commence à ranger notre matériel, en quantité industrielle. Cela ne signifie pas que tout soit fini, et le toit une simple formalité: nul besoin de ralentir pour faire durer le plaisir! Enfin les difficultés diminuent, l' inclinaison quitte la ligne du fil à plomb et mon frère, complètement trempé, débouche vers 14 heures, toujours sous la pluie, sur la vire intermédiaire où papa nous attend.

La Voie des Fadas est ainsi terminée, fin d' une riche expérience et d' une fantastique aventure.

EN GUISE DE POSTFACE D' une escalade technique, on pouvait s' attendre à lire un récit technique. Les alpinistes, le fait est connu, parviennent rarement à exprimer leurs sentiments hors du cercle des initiés. Peut-être ne naît-il qu' un seul Guido Rey par siècle... Cependant, l' écrivain et alpiniste Edmond Pidoux a bien voulu remanier le précédent texte; il a su dégager Vatmosphère d' une ascension hors du commun, bizarre par plus d' un aspect, et rendre cette ambiance sensible au lecteur.

Malheureusement, ceux qui éprouveraient l' envie de répéter la Voie des Fadas doivent être dissuadés de passer aux actes. Depuis 1977, l' escalade de la Reculée des Planches est interdite par décision des autorités locales et régionales. Maurice Herzog a eu l' amabilité de s' infor à ce sujet et de communiquer aux intéressés les motifs de cette décision draconienne: on craint les chutes de pierres et la fuite d' oiseaux rares, notamment le faucon pèlerin. Par la suite, il a été rapporté que les deux dernières longueurs de la voie ont été visitées en rappel par un nombre égal d' individus ( identifiés depuis lors ), et leur équipe-

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