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L'alpinisme helvétique

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Par L. Spiro

A bon droit, on pourrait s' étonner de ce titre. Pourquoi ce qualificatif insolite accolé au terme d' alpinisme? Saurait-il exister plusieurs espèces d' alpinisme, variant selon les diverses nations dont se compose l' humanité? La montagne se présente-t-elle sous des aspects différents, d' après la nationalité de celui qui la gravit? La nature alpestre s' abaisserait à nos mesquines conceptions et admettrait-elle ces frontières arbitraires que les hommes défendent jalousement? Encore une fois, pourquoi ce qualificatif restrictif?

Assurément, la montagne en soi demeure, en tout et partout, semblable à elle-même. Ce qui change, par contre, parfois du tout au tout, c' est la mentalité de l' homme qui l' es, qui cherche à la comprendre, en un mot à la posséder. Comment mettrait-on sur le même plan les marchands craintifs qui, au moyen âge, traversaient, bien contre leur gré, les hauts cols glaciaires, les pèlerins japonais gravissant rituellement les pics sacrés de leur pays et les grimpeurs aventureux qui, à l' époque héroïque du milieu du siècle dernier, s' at résolument aux sommets des Alpes les plus redoutés!

Chez les montagnards passionnés comme chez les touristes hésitants, on put toujours réaliser la justesse de la pensée d' Amiel: un paysage est un état d' âme! tous, sans exception, fournirent la démonstration éclatante qu' il y a autant de manières de voir et d' aimer la montagne qu' il y a d' individus et, du même coup, que la conception de l' alpinisme est appelée à varier sans cesse selon les tempéraments nationaux et les générations successives. Autres furent donc les pionniers de l' alpinisme anglais, autres les chefs de l' alpinisme français, italien ou autrichien, autres encore les Suisses qui, répondant à l' invitation du Dr Simler, se groupèrent au buffet de la gare d' Olten, le 19 avril 1863, au nombre de 35, tous de Suisse alémanique, pour fonder le CAS.

La mode était aux clubs alpins, bien que l' alpinisme fût encore un mouvement mal défini. L' Alpine Club avait ouvert la voie en 1857; en 1862, le Club autrichien avait suivi l' exemple et, quelques mois après le CAS, le 23 octobre 1863, naissait le Club italien. En 1869, se fondait le Club alpin allemand qui allait fusionner avec le Club autrichien en 1874, année qui vit paraître aussi le Club alpin français. Sans qu' on pût encore évaluer l' ampleur qu' allait prendre l' élan vers les cimes, on sentait que le temps était saturé de velléités et d' ambitions alpines qui aspiraient à une prompte réalisation; les multiples torrents de l' alpinisme jaillissaient d' un passé incertain, dans quelles directions allaient-ils orienter leur cours?

Dès le début, le CAS adopta le principe fédératif qu' il a peu ou prou conservé jusqu' à nos jours, celui-là même qui est à la base de notre existence nationale: des sections indépendantes groupées autour d' un pouvoir central. Alors que l' Alpine Club est un groupement un et indivisible, sans succursales, les sections du CAS ont constitué, en somme, tout autant de sociétés autonomes, gardant leur caractère, leur activité propre, tenant ferme à leurs responsabilités comme à leurs tâches spécialisées; l' une vouant un intérêt majeur au problème tout nouveau des cabanes, une autre à la constitution d' une riche bibliothèque alpine, une autre encore au développement de la corporation des guides, et ainsi à l' avenant. Tant et si bien que l' histoire du CAS est tout autant celle du corps central que de chacune des sections qui partagèrent sa vie.

Ce système fédératif servit merveilleusement les desseins des fondateurs du CAS; il a préservé notre société des dangers inhérents à une masse amorphe, avec un cœur seulement, Die Alpen - 1953 - Les Alpes4 mais point de membres; il a empêché aussi les influences extérieures de s' exercer à l' en des buts poursuivis. La diversité des tempéraments ou des opinions, le pouvoir conféré aux petites sections de soutenir victorieusement le poids des plus grandes, tout cela a permis au CAS de s' adonner sans fléchir à sa tâche, après avoir tenté, avec un maigre succès, quelques initiatives centralisatrices, dans le domaine des cabanes particulièrement.

En son discours d' ouverture, le premier président du CAS esquissait les principes même sur lesquels allait se fonder la société nouvelle et, en même temps, définissait le rôle et le but qui demeureraient les siens, même lorsque, d' infime communauté, elle serait devenue l' une des plus puissantes associations de Suisse. Au surplus, ces principes allaient être énoncés clairement dans l' article premier des statuts.

« Le Club alpin suisse se propose pour tâche de parcourir et d' apprendre à connaître les Alpes, notamment en ce qui touche la topographie, les sciences naturelles, les beaux-arts, puis de porter les résultats acquis à la connaissance du public; enfin, de vouer un intérêt marqué à l' organisation des guides. » Pour manquer de légèreté, cette formule n' en exprimait pas moins nettement les tendances de l' institution nouvelle, elle contenait en germe des richesses appelées à apparaître au fur et à mesure que le club prenait de l' extension; elle faisait prévoir la définition lapidaire d' un Raymann: l' alpinisme est un sport, une science, un art.

Nous nous permettrons de faire une réserve quant à cette définition: l' alpinisme suisse a été au début un goût, tandis que pour les Britanniques il fut un sport: c' est là la différence fondamentale.

Encore une fois, les buts définis à la première heure constituaient un point de départ seulement; avec une énergie soutenue, le CAS allait élargir constamment les limites de son activité, faisant de l' alpinisme un champ d' études si étendu, qu' en vérité on se demande si quelque discipline lui pourrait échapper: géologie, glaciologie, botanique, entomologie, jusqu' aux questions militaires! bref, la Gebirgskunde dans toute son ampleur. Ce but si vaste, les sections, en leurs statuts respectifs, l' élargirent encore; Genève cherchait à grouper les amateurs de courses alpestres alors que la section des Diablerets tenait à sauvegarder les beautés naturelles afin d' éveiller et de fortifier l' amour de la patrie.

D' emblée, une différence notoire, capitale même, véritable rimaye quasi infranchissable, allait séparer le CAS de son doyen, l' Alpine Club. Tandis que ce dernier requérait de ses candidats diverses obligations, par exemple un certain rang social doublé d' une connaissance suffisante de la montagne, le CAS ouvrait toutes grandes ses portes, admettant non seulement des adeptes qui ne possédaient encore aucune pratique alpine, mais encore des candidats qui, leur vie durant, ne pratiqueraient vraisemblablement jamais la grimperie. Du moment qu' ils adhéraient de bonne foi au but et à l' activité du CAS, cela constituait un titre suffisant pour leur admission.

C' est que le CAS, avant toute autre considération, plaçait l' alpinisme au rang d' activité nationale; il était donc le fait de tout le monde et non d' une petite élite, triée sur le volet et sans action sur la masse même du peuple. Pour la nation, dans le pays. Il fallut de longues années pour voir le club s' intéresser effectivement à l' alpinisme pratiqué en dehors des Alpes suisses.

Etroitesse! Nullement, mais désir sincère, ardent, de servir la patrie en faisant connaître ses régions les plus merveilleuses, si belles, en vérité, que des extrémités de la terre, les foules sont accourues en pèlerinage pour les contempler. Pour parvenir à ses fins, le club nouveau-né institua les champs officiels d' excursions, soigneusement délimités, où devait se dépenser l' ardeur alpine des néophytes, pour le plus grand bien de la société. On prenait ce travail d' exploration à tel point au sérieux que, tout membre ayant pris part à une excursion officielle, s' engageait à ne rien publier à ce sujet sans l' assentiment formel du Comité central. On le voit, nos devanciers ne prenaient pas leur tâche à la légère.

Cet enthousiasme, national autant que scientifique, éclaire un problème demeuré longtemps obscur. Comment donc se fait-il, s' est souvent demandé, que les grimpeurs anglais aient réussi à gravir, eux les premiers, la plupart des cimes dominantes des Alpes suisses, sans allumer, dans les sphères alpines de chez nous, la flamme de l' émulation? Voyons, ces Anglais accourus de leur île, qu' avaient de particulier qui pût ainsi leur assurer une place prépondérante dans la conquête des Alpes? Qu' ils excellassent dans les choses de la mer, rien de plus logique, mais, en matière alpestre, les Suisses ne devaient-ils pas l' emporter sur tous leurs concurrents, spécialement dans leur propre domaine? N' avaient pas tous les atouts dans leur jeu?

Et le passé les avait préparés à occuper ce premier rang; alors que nul encore ne songeait à escalader des sommets de haute ou moyenne altitude, des Suisses avaient commencé l' attaque. En 1779, le chanoine Murith et deux chasseurs escaladaient le Vélan; en 1787, de Saussure s' attirait une renommée universelle en foulant la cime du Mont Blanc; en 1811, les frères Meyer gravissaient la Jungfrau, exploit renouvelé, l' année suivante, par un Meyer encore. Ces hardis précurseurs n' avaient pris avec eux aucun « instrument scientifique », estimant que cela ne pouvait que gêner les grimpeurs audacieux; en 1812, peut-être, en 1829 certainement, des montagnards suisses atteignaient le faîte du Finsteraarhorn.

Avec de semblables états de service, comment expliquer l' apathie apparente des grimpeurs helvétiques lorsque déferla, sur leurs propres montagnes, le flot impétueux de l' alpi? Sans doute, une poignée d' hommes de chez nous réagirent-ils, mais sans aller jusqu' à rivaliser, avec les trop heureux conquérants, dans l' assaut livré aux sommités tenues qu' alors pour inaccessibles; il leur suffisait de ramasser les miettes tombées de la table des riches. En 1854, le curé Imseng atteignait le Balfrinhorn; en 1856, le Laquinhorn; en 1855, le Dr Heusser s' annexait le Weissmies. De leur côté, de Fellenberg, Weilenmann surtout, relevaient le gant, mais même ce dernier, un passionné pourtant de la montagne, n' esca le Mont Blanc de Seillon, en 1865, que parce qu' il en était pressé par le Comité central qui subsidiait son expédition.

Cuique suum! à chacun sa tâche! Aux Anglais le rôle brillant d' éclaireurs, voire de conquérants, rôle qu' ils ont joué et jouent encore dans tous les massifs montagneux de la terre; à eux de frayer les voies d' accès; à d' autres le soin d' organiser la conquête. C' est à cette dernière tâche que les pionniers de l' alpinisme helvétique se sentirent appelés; tâche moins éclatante, moins spectaculaire, mais toute en profondeur; tâche véritablement nationale, si grande et si variée qu' elle exigeait les efforts conjugués de tous et ne permettait guère les fantaisies individuelles, ces aventures remplies de risques auxquelles se plaisaient des obstinés comme Whymper ou Tyndall, résolus coûte que coûte à atteindre le sommet qu' ils convoitaient, surtout à y arriver les premiers. De Fellenberg, un des chefs incontestés de l' alpinisme suisse, estimait avec quelque raison que « les Anglais tentaient des ascensions périlleuses, sans but sérieux sinon leur satisfaction personnelle ».

En fait, le sens même de la grimperie, avec ses compléments naturels, l' aventure et le risque, devait échapper au CAS à son début, tout au moins ne voulait-il pas se laisser prendre à une inclination qui l' aurait détourné de son véritable objet; hors du service du pays, l' effort déployé ne demeurait-il pas stérile? Se livrer à des études glaciaires approfondies, élucider les multiples problèmes de botanique ou de géologie, contribuer à l' élar des connaissances historiques ou topographiques, oui, c' étaient là des buts valables, dignes d' être poursuivis bien plus que la satisfaction d' une gloriole vaine et passa- gère. Il est indéniable, en effet, que dans l' établissement de la fameuse carte qui porte son nom, une merveille en son genre, le général Dufour trouva au sein du CAS nombre de collaborateurs, bénévoles autant que consciencieux, dont la contribution lui fut précieuse.

Cette conception, toute de prudence et de sagesse, paralysa sans doute bien des élans individuels, mais elle devait trouver sa justification et sa récompense dans la création d' un alpinisme stable, aux racines profondes, puisant dans un sol riche une sève abondante d' intérêts les plus divers. En pleine période d' action, un membre influent de l' Alpine Club se demandait anxieusement si l' alpinisme n' était pas en train d' aboutir à un cul de sac, du moment que toutes les cimes maîtresses ou presque, avaient été escaladées. En 1868 déjà, Crawford Grove exhalait sa plainte désenchantée: « Les Alpes continueront à nous plaire, mais elles ne nous raconteront plus les merveilleuses histoires de jadis! » N' était pas la rançon obligatoire d' une ardeur parfois excessive, telle la lassitude de l' enfant qui, trop passionnément, a pratiqué son jeu!

Et pourtant, dira-ton, l' alpinisme a survécu; d' une génération à l' autre, il s' est enrichi, élargi, magnifié; oui, si l'on parle de l' alpinisme helvétique, parce qu' en fait, au sens littéral du terme, il aurait cessé d' exister aux yeux des grimpeurs anglais de la grande période; tout au moins aurait-il dû s' appeler successivement caucasime, andisme ou hymalayisme, selon les chaînes de montagnes explorées. L' alpinisme helvétique, lui, fortement enraciné dans son propre sol, est demeuré intact en ses valeurs essentielles, si merveilleusement diverses qu' au un nombre grandissant d' hommes et de femmes y trouvent, non seulement leur joie, mais encore un réel enrichissement de leur vie. On a pu s' y tromper au début, grimpeurs anglais et suisses, en fait, se mouvaient sur des plans différents; alors que les premiers avaient, trop tôt, réalisé leur but, les seconds n' en étaient encore qu' au premier stade du travail qu' ils s' étaient imposé.

Société nationale, certes, dans toute la force du terme; dès la première heure, le CAS recruta ses membres dans toutes les couches de la population; toutes les carrières, les manuelles comme les libérales, sont représentées dans les premières listes de membres. Le club est suisse de fait autant que de nom, il recrute des Suisses essentiellement et, s' il admet des étrangers, c' est avec une prudente réserve; à la Suisse se bornent ses ambitions premières: voir moins, voir bien. Si, dès le début, la section de Berne possède des membres de qualité, en l' espèce trois conseillers fédéraux, dont le président de la Confédération, elle n' en demeure pas moins fidèle à ses convictions démocratiques; ces illustres personnages se sont inscrits et ont été admis comme tout le monde. Nul ne songe à leur décerner un titre d' honneur, alors que le premier soin du jeune Club alpin italien est de conférer au roi la qualité de président honoraire.

Dès l' origine, l' alpinisme helvétique prit ses responsabilités et organisa son travail, comme les membres d' une même famille s' unissant pour gérer le patrimoine paternel. N' est point caractéristique, cette demande de Mme Studer à son mari: « Mon ami, tu dois réellement faire l' ascension du Studerhorn, puisqu' il porte ton nom! » Et le Nestor des Alpes, cédant à l' argument familial et personnel, gravit le Studerhorn au jour même de son 61e anniversaire, admirant au passage le Desorstock, FEscherhorn, le Scheuchzerhorn, le Grunerhorn, véritable réunion de vieilles connaissances, symbole expressif de l' esprit quasi patriarcal qui présida aux origines du CAS et s' est peu ou prou maintenu jusqu' à nos jours. Symbole aussi de la prise de possession des Alpes suisses par les représentants les plus qualifiés du peuple suisse.

Aux étrangers la gloire des escalades retentissantes, aux Suisses le travail inapparent, mais durable; tâche longue, lente à réaliser, exigeant de ses artisans un effort soutenu et averti, les contraignant à vouer un intérêt égal aux massifs modestes, comme aux chaînes principales. Le Jahrbuch abonde en récits d' explorations menées avec une fidélité admirable autant que désintéressée.

Evidemment, cette pratique devait un peu couper les ailes aux coureurs de sommets, réfréner leurs velléités fantaisistes; c' est ainsi que le professeur Schiess, au Lötschental, frôlera le Bietschhorn sans que l' effleure la convoitise de le gravir, comment donc y songe-rait-il puisque le Bietschhorn et ses alentours immédiats ont déjà été explorés; sans hésiter donc, Schiess se vouera à l' étude méthodique du Beichgrat encore mal connu. C' est dans ce même esprit qu' Häberlin exprimera sa joie d' avoir réussi à débrouiller un problème topographique compliqué tandis qu' il songe à peine à se féliciter d' avoir, lui le premier, gravi le Lauihorn, contrefort modeste, mais d' altitude respectable.

Peut-être, dans la ferveur émue des débuts, l' esprit helvétique revêtit-il parfois des formes légèrement excessives, par exemple lors des fêtes centrales. L' esprit du temps prêtait à l' extériorisation sonore et imagée des sentiments. Les périodiques du temps nous ont laissé des descriptions saisissantes de ces solennités, à la fête centrale de Montreux, en 1872, la commune offrit 800 bouteilles de vin d' honneur, vidées patriotiquement sous l' averse des discours enflammés; à Herisau, ce furent trois jours de liesse; à Sion, il y eut feux d' artifice, embrasement des ruines de Tourbillon, force vins d' honneur, jusqu' au don d' un bloc erratique.

Un membre de l' Alpine Club, H. George, assistant à l' une de ces manifestations, demeurait stupéfait en face de cette exubérance si différente du protocole solennel en usage lors des « dinners » du club anglais. Au fur et à mesure que se déroulaient les diverses festivités, l' insulaire en venait à se demander ce qu' il fallait admirer le plus, le nombre des bouteilles vidées ou l' abondance des discours, tous éminemment patriotiques. Tout d' abord effaré, il se sentit gagné par la vie trépidante qui se manifestait autour de lui et se mit, lui aussi, à chanter et à discourir plus fort que les autres, affirmant qu' elle était déplorable, cette habitude, innée chez ses compatriotes, de se réunir avec solennité et de se complaire trop dans un splendide isolement.

Le but défini par le CAS réclamait l' apport de tous; c' était un édifice magnifique auquel chacun allait apporter sa pierre, une muraille infime au début, mais qui allait s' élever d' année en année, de telle sorte que les successeurs bénéficieraient de l' œuvre de leurs devanciers et, bâtissant sur le même fondement, prépareraient la tâche de leurs après-venants. C' est avec cette conviction que le CAS, à peine sorti des limbes et disposant de ressources dérisoires, se met à construire les abris pour faciliter l' exploration minutieuse des différents massifs alpins; tâche matérielle considérable, malaisée, et qui deviendra une des activités prépondérantes de l' avenir suivre )

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